Le train de 12h45 pour Turin
Chronique du jour
Ici mieux que là-bas
03 Mai 2015
Balade dans le Mentir/vrai(49)
Le train de 12h45 pour Turin
Par Arezki Metref
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Juste le temps de grimper dans le train numéro 9244 en partance pour Turin ! Il est très précisément 12h45 sur l'horloge à cristaux liquides de la Gare de Lyon à Paris. A peine ai-je posé le pied sur le marche-pied que la machine s’ébranle dans la stridence d'un sifflet. Les portières du TGV se verrouillent alors avec la brutalité de la chute d'un couperet de guillotine.
A vrai dire, je suis tellement en retard que je n'ai guère le temps de choper à la volée quelque chose à lire. Vu la durée du trajet, quelque 6 heures, c’est plutôt ennuyeux. J'en suis là de mes regrets, quand m'installant à ma place, je trouve sur la tablette posée là, Moïse d’André Chouraqui paru chez Flammarion en 1997. Ce n'est pas exactement le type d'ouvrage que j'aurais volontiers emporté pour combler les blancs d'un voyage en train, mais je ne suis pas mécontent de devoir le lire. Pas de doute, ce serait plus utile que les Chase habituels. Ah oui, il faut que j'avoue que je suis un cas. Depuis le temps, je continue à lire des James Hadley Chase lors de mes voyages. Que le polar ait changé, que de nouveaux auteurs soient apparus sur la scène, je n'en ai cure. Je suis resté bloqué aux Chase. Oui, on est comme on est et il n'y a rien de criminel dans le péché de ringardise. Je lis et relis sans cesse les Eva, La chair de l’orchidée, Chambre noire ou Pas d’orchidée pour Miss Blandish.
Mais bon, Moïse est là, et pas Chase. C'est peut-être un signe.
André Chouraqui, je l'avais rencontré dans des circonstances qu'on ne peut oublier. C’était un 16 novembre à l'occasion de la Journée internationale de la tolérance, instituée par les Nations unies. Je ne sais plus quelle année c’était : 1997 ? 1998 ? Pas trouvé le moyen de vérifier. Le fait est que cette année-là, la Cinquième organisait une émission sur la tolérance animée par Claude Serillon. Par deux défections successives, je me suis trouvé à jouer les roues de secours. Lorsque j'avais donné mon accord, j'avais négligé de demander le nom des autres invités. Arrivant dans les studios, j'apprends que j'allais donner la réplique à deux des plus grands penseurs du XXe siècle. Je comptais faire demi-tour lorsque j’appris que je serais assis entre Jürgen Habermas et André Chouraqui. Grimper à cette altitude était définitivement au-dessus de mes moyens.
Je n'en menais pas large. Pourtant, dès mon premier contact avec eux une demi-heure avant l’entrée en studio, je pus vérifier l'intuition que le gigantisme intellectuel et l’humilité vont de pair. J'eus la surprise d’être accueilli comme un égal, sans aucune réserve. J'en ai connu, par la suite, des petits qui refusaient de partager la tribune avec quiconque était jugé indigne de boxer dans leur catégorie.
Pas Habermas, réservé mais avenant et souriant, écoutant avec un sérieux bienveillant les vétilles que je débitais. Pas Chouraqui qui m'accueillit avec la faconde méditerranéenne qui est la sienne.
- Vous êtes algérien ?
- Oui, fis-je.
- Je le suis de naissance. Vous connaissez Aïn-Témouchent ?
- Bien sûr, fanfaronnai-je
- J'y suis né.
J'avais un avantage. Célèbre comme il l'était, j'avais beaucoup lu sur lui comme, du reste, sur Jürgen Habermas qui, lui, silencieux, suivait avec un sourire notre échange.
Puis on vint nous annoncer que nous devions passer au maquillage pour le fond de teint qui empêche la réverbération de la lumière sur les visages. En marchant vers la cabine de maquillage, André Chouraqui continua d'exprimer une curiosité à l'endroit de l’Algérie qui traduisait vraisemblablement une forme de nostalgie. J’ignorais où il en était. Je savais seulement que ce juif algérien érudit, ancien résistant au nazisme, avait décidé d'émigrer dès 1958 en Israël. Il fut, à un moment, vice-maire de Jérusalem.
- Avec un prénom comme celui que vous portez, vous venez probablement de Kabylie, supposa-t-il.
- Oui, d'Ath Yani, fis-je, mais je n'y suis pas né.
- J'étais juge de paix à Fort National en 1947.
Puis, on nous mit entre les mains d'une charmante maquilleuse. Je n'ai gardé aucun souvenir de l'émission en elle-même. Je ne l'ai jamais vue et ne voudrait pas la voir. Sans doute, ai-je étalé quelques lieux communs pour ne pas donner l'impression que je n'avais rien à dire.
Habermas fait partie de la deuxième génération de l’École de Francfort. Il était une des figures de la réflexion sur les fondements de la théorie sociale et de l’épistémologie. André Chouraqui, lui, était magistrat puis avocat, à moins que ce soit dans l'autre sens. Mais il était surtout connu pour ses travaux pour ainsi dire pharaoniques, comme la traduction de la Bible. Le train de Turin s’arrête à Chambéry. J'ai lu quelques pages de Moïse. Le train redémarre et mon attention est attirée par les paysages de montagne. Je replonge dans le livre. J'en suis là où le père des Hébreux erre avec eux dans le Sinaï.
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