Chronique du jour_Ici mieux que là-bas
29 Novembre 2015
Par Arezki Metref
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A. M.
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Deux ou trois bricoles à propos du destinLe fatalisme voudrait que nul n’échappe à son destin. Mektoub ? Peut-être devrait-on y croire. Ce serait plus simple. Sinon comment expliquer l’inexplicable, autrement dit certaines coïncidences, et même une certaine fatalité ? Comment comprendre l’histoire de ce natif d’El-Asnam, miraculé du séisme du 9 septembre 1954 qui avait
anéanti toute sa famille ?
En désespoir de cause, il quitta la ville maudite, jurant de ne plus jamais y remettre les pieds. Et pour aller où ? A Agadir où il périra six ans plus tard, victime du terrible tremblement de terre de 1960.
Echapper à un tremblement de terre pour mourir dans un autre n’a rien à voir avec le destin ?
Quel destin ? Celui qui a bon dos certes, mais offre, en même temps, l’avantage d’anoblir la perte de sens. Au passage, souvenons-nous que l’obscurantisme peut aussi contaminer l’Etat, institution censée produire du sens dans une perspective rationaliste. Comment interpréter que, suite au séisme de 1980, les autorités aient décidé de supprimer le nom même d’El-Asnam, lequel, comme on le sait, signifie les statues. Celles-ci étant interdites et blasphématoires en islam, le changement de nom de la ville devenue Chlef atteste le fait que l’Etat cède aux intégristes comme le fit autrefois le calife Al Mansur, abandonnant Ibn Rochd
à sa solitude et à sa lucidité.
C’est un peu à ce destin-là que fait penser la mort de Kheireddine Sahbi, le jeune virtuose du violon fauché par les balles des raclures de Daesh, à Paris, le 13 novembre.
Il n’était ni au Bataclan, ni à l’une des terrasses des cafés visés par les terroristes, pas même au restaurant. Il sortait d’une répétition de musique arabo-andalouse et il rentrait simplement à son domicile dans le 10e arrondissement de Paris.
Ce sacré destin a voulu qu’il meure son violon à la main, comme un combattant de lumière contre les semeurs de ténèbres.
C’est aussi sans doute le destin qui a fait que ce musicien que l’on dit hors pair, grandisse à Alger dans les pires années du terrorisme, et qu’il y échappe pour finir en martyr sur le pavé parisien.
Musicien, il était aussi musicologue, inscrit à la Sorbonne pour parfaire sa formation. Il travaillait dans un lycée comme adjoint d’éducation pour financer sa passion. Quand on a poussé dans la décennie noire – il est né en 1986 – dans un pays où dominent la violence de masse et le crime politique, les issues sont bien connues.
Désespoir, nihilisme, pulsions destructrices, tout ce qui peut pousser certains jeunes à se jeter dans les extrêmes. Lui, au contraire, a choisi un chemin d’espérance, celui de la culture et de sa forme la plus épurée, la musique.
C’est encore le destin qui a mis sur le chemin des assassins de Daesh, cet autre Algérien, Djallal-Eddine Sebaâ, dans des circonstances presque similaires, au hasard d’un passage dans le quartier.
Boulanger, la trentaine, il venait de quitter son cousin. On sait peu de choses sur lui, sinon qu’il fait partie de cette foule anonyme et indistincte qui en tout lieu, et de tout temps peut être la cible aveugle des terroristes. Comme beaucoup de nos jeunes, il a quitté l’Algérie pour une vie meilleure. Il a trouvé la mort.
Kheireddine et Djallal font évidemment partie de ces 130 victimes que le destin a sacrifiées. Si j’en parle davantage ici que des 128 autres, ce n’est pas pour hiérarchiser la douleur. C’est parce qu’ils appartiennent à la génération de ces jeunes qui ont échappé à la furie de la terreur des années 1990 en Algérie, pour trouver la mort là où ils croyaient pouvoir lui échapper.
Le destin ! ça fait penser aussi, et peut-être avant tout, à ce film célèbre de Youssef Chahine (1997) qui raconte la résistance à l’obscurantisme d’Ibn Rochd et de ses proches dans l’Andalousie du XIIe siècle, sous le calife Al-Mansur. Qu’est-ce que ça a à voir ? Tout !
Pour mettre dans ses bonnes grâces les extrémistes musulmans, lointains ancêtres d’Al-Qaïda et de Daesh, le calife les autorisa à détruire par le feu les œuvres d’Ibn Rochd dont la tolérance religieuse et les concepts philosophiques ont influencé la pensée des Lumières. Afin de sauver ses ouvrages, les proches d’Ibn Rochd décidèrent d’en faire des copies et de les acheminer clandestinement vers des destinations éloignées de l’Andalousie sombrant dans la régression.
Le film de Youssef Chahine, sorti l’année des grands massacres perpétrés par les GIA en Algérie (Raïs, Bentalha…), trouva son actualité et son acuité dans cette lutte entre un islam rationaliste et l’extrémisme qui, par glissement, finit par mener au meurtre.
Notre Ibn Rochd du 20e siècle pourrait être Mohamed Arkoun, livré par le pouvoir de Chadli aux griffes d’un Al Qaradaoui fort de sa connivence avec les pouvoirs politiques anémiés qui, par son entremise, flirtaient avec les islamistes qui se sentaient pousser des ailes grâce au soutien de l’Occident dans ces années 1980 et 1990.
Et voilà que de fil en aiguille, de petit compromis à l’insondable compromission, on en arrive à ce qui vient de se produire à Paris.
Le destin ? Y a pas que ça !
A. M.