Chronique du jour_Ici mieux que là-bas
07 Février 2016

L’ethnologue et le vieux baroudeur
Par Arezki Metref
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Aux funérailles de Camille Lacoste Dujardin, l’autre jour, j’ai fait part à un ami de mon intention de lui consacrer un article, admiratif ajouté-je, car j’ai toujours été impressionné par l’amplitude de son travail de recherche sur les sociétés berbères et par sa capacité à intégrer notre culture dans toute son étendue, son ancienneté, mais aussi toute son âpreté. Elle en était si imprégnée et si attachée, elle en étudia si profondément les différents aspects, qu’elle finit par nous éclairer à bon escient sur nous-mêmes.
Je me souviens, par exemple, de sa réaction rétive et offensive, à La domination masculine (Seuil, 1998), un ouvrage dans lequel Pierre Bourdieu, s’appuyant sur «le cas kabyle» comme sur «une archéologie objective de notre inconscient sexuel »,
postulait l’incorporation résignée par la femme kabyle de l’ascendant des hommes.
Elle y répondit d’abord par des articles puis, d’une certaine manière, par ce livre remarquable paru en 2008 qui s’intitule « La vaillance des femmes. Relations entre femmes et hommes berbères de Kabylie » (Editions la Découverte). Camille Lacoste-Dujardin soutenait qu’on ne pouvait arriver à la conclusion de Bourdieu que parce que, dans le meilleur des cas, on avait insuffisamment étudié le monde des femmes. Elle y décrit, par le menu, les contre-pouvoirs symboliques opposés par la femme kabyle au patriarcat. C’est un monde qu’elle connaissait bien et à propos duquel elle faisait autorité. L’ami que je rencontrai donc dans ce cimetière, qui partage la même admiration que moi à l’endroit de Camille-Lacoste Dujardin, approuva bien évidemment mon intention, mais il ajouta, avec même un soupçon d’agacement :
- Et pourquoi tu ne parles pas de Si L’Hafid aussi ?
Oui, bien sûr…Si L’Hafid vient de nous quitter, lui aussi, et il a droit à notre reconnaissance. Non seulement l’un n’empêche pas l’autre, mais le devoir de gratitude s’adresse aux deux, séparément et ensemble.
Plus tard, je m’apercevrai de la difficulté de l’entreprise, quand commença cette quête parfois artificielle qui consiste à trouver des points communs autres que la concordance des dates de leur disparition respective, pour donner une cohérence au propos.
Que peuvent avoir en commun cette anthropologue née le 1er mars 1929 à Rouen adoptée par une famille de Tisira, aux Iflissen, et un vieux baroudeur du FLN, Yaha Abdelhafid dit Si L’Hafid, né en 1933 à Aït Atsou,
dans la commune d’Iferhounène, qui avait pris le maquis à la première heure, c'est-à-dire dès le 1er novembre 1954 ?
A priori, rien ! Vraiment ?
A la réflexion, on peut leur trouver bien des points communs. Notamment celui d’avoir vécu l’un et l’autre au cœur des événements marquants de l’histoire contemporaine de l’Algérie et des relations avec la France. Ensuite d’avoir eu
une affection toute particulière pour ce pays au point de lui donner beaucoup de soi.
Camille Lacoste Dujardin vécut avec son époux, le géopoliticien bien connu Yves Lacoste, en Algérie. Elle fut adoptée par une famille, au sein de laquelle elle approfondit sa connaissance de la langue apprise aux Langues Orientales.
Si L’Hafid, lui, né dans une famille pauvre de Kabylie, mais néanmoins nationaliste, ne connaîtra d’école que celle de la destinée et de l’engagement. Jeune, il se trouvera comme beaucoup de montagnards de Kabylie contraint de traverser la mer pour gagner sa vie en France. Profession : ouvrier, bien sûr ! Mais, en ce début des années 1950, les milieux de l’émigration ouvrière algérienne sont en pleine effervescence nationaliste, et Si El Hafid parachève cette formation de militant indépendantiste qui le prépare à se jeter dans l’action aux premières heures. Il fallut attendre 2012 pour qu’il raconte cette séquence de son parcours dans un récit autobiographique plein de pudeur et d’humilité, «Ma guerre d’Algérie,
Au cœur des maquis kabyles (1954-1962)» (Riveneuve, éditions).
Camille Lacoste-Dujardin est allée bien au-delà de l’étude d’une population. Elle avait une réelle «solidarité et admiration pour la culture kabyle». Ses travaux sont inestimables et ont inspiré et mis sur la voie de la recherche de nombreux étudiants. Directrice de recherche émérite au CNRS, elle aligne une bibliographie impressionnante, en articles scientifiques et ouvrages. Cette recherche de toute une vie culmine dans le «Dictionnaire de la culture berbère de Kabylie» (La Découverte),
somme de la cosmogonie culturelle kabyle.
Si L’Hafid, officier de l’ALN, ne dormira pas sur ses lauriers à l’indépendance. Il sera l’un des fondateurs du FFS et reprendra le maquis pour se rebeller contre le despotisme du duo désaccordé Ben-Bella-Boumediène. Le dénouement tragique de cette histoire le conduira par la suite en exil où il poursuivra, avec l’auréole de l’héroïsme, son combat auprès de Hocine Aït Ahmed. Mais au bout d’années et d’années de militantisme dans le dénuement au sein de l’immigration ouvrière, Si L’Hafid rentre au pays, après l’instauration du multipartisme post-octobre 1988, en rupture avec Aït Ahmed. Le FFS s’est coupé en deux, lui aussi. Il racontera ce militantisme laborieux dans un autre livre paru en 2015, «FFS contre la dictature» (Koukou éditions).
Camille Lacoste-Dujardin était une femme souriante, affable, humble et qui écoutait les autres avec une attention sincère. Si L’Hafid lui, en dépit de son âpre vie de baroudeur, après avoir mené deux guerres et des années d’un exil militant douloureux, avait gardé une simplicité proche de la candeur. Un autre point commun : l’humilité, la simplicité. C’est à cela que l’on reconnaît les grands !

A. M.