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    Chronique du jour : 04 Janvier 2015

    Balade dans le Mentir/vrai(41)
    Nouvel an dans une guérite !
    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Il paraît que le salafisme a atteint un tel point de métastase que certains néophytes ne répondent même pas quand on leur souhaite la bonne année. Pas même par stricte politesse… Pourquoi ? La «bounané», on le sait, ça appartient à la religion des Nazaréens, des ennemis, des koufar ! Voilà, la messe est dite. Oups… pardon !
    Haro sur le baudet… Le baudet ? Il est collectif, le baudet. On ne va pas réécrire l’histoire mais faut-il leur répondre que d’une part, l’Islam reconnaît les religions monothéistes qui lui sont antérieures, et d’autre part, et surtout, que c’est juste une question de convention et même de convenances. Ce n’est pas pour leur donner de mauvaises idées, ils en ont assez comme ça, mais dans ce cas, ils devraient refuser les vacances d’hiver pour leurs enfants, conçues universellement pour coïncider avec les fêtes de fin d’année, et plein d’autres choses du même acabit. Passe sur la bûche qui, jadis honnie, vaut maintenant, ai-je ouï-dire, carrément fetwa. Une condamnation à mort pour un peu de farine, de biscuits, et de je ne sais quoi. Que des choses comestibles, et bonnes au surplus !
    ça nous éloigne de la littérature ? Pas tant que ça… Je me suis dit comme ça, alors que j’échangeais avec un éditeur sur le devenir – inquiétant, fragile, mercantilisé à outrance — du livre en Algérie, qu’au train où vont les choses, on va finir par réserver aux bouquins le sort fait aux bûches. La parenté de ces dernières avec les bûchers n’est pas que sonore, ça s’est déjà vu…
    Dans ces lueurs troubles du crépuscule où désormais la longueur du chemin est notablement plus courte devant, j’essayais comme ça, sans devoir puiser uniquement dans l’imagination, en tout cas en gardant intact le mentir/vrai, de me rappeler le nouvel an le plus insolite qu’il m’a été donné de vivre. Quand je dis nouvel an, je projette œcuménique et large : Yennayer, Awal Mouharam, Yom Kippour, Guònián (chinois) Têt (vietnamien), Divali (hindou), Norouz (perse)…
    Faut pas négliger une occasion de faire la fête, parole ! Et puis quoi, un nouvel an, ce n’est qu’une étape, une convention presque mathématique qui consiste à fixer à partir de quel moment, il faut commencer à compter le temps… Ah, le temps, Cronos, chronologie, chronique… ! T’es en plein dedans, tu vois !
    Mon premier lecteur, qui veille à ce que j’augmente mon lectorat en cette année 2015, me prie instamment de finir cet exercice primesautier sans saturer les synapses des braves gens de pléthoriques et absconses références littéraires ! OK, OK : c’est ma première et seule résolution de l’année… OK !
    Je ne vais pas te raconter mes nouvels ans, Yennayer, etc. — (pour ceux que ça intéresse, remonter quelques lignes plus haut, et la liste n’est pas exhaustive), —ça fait un peu ancien moudjahid, vrai ou faux, déclinant, poitrine médaillée et bombée, ses batailles gagnées… Sans note et sans références, comme ça de tête, et peut-être même un peu de cœur, je retrouve le nouvel an le plus insolite que j’aie connu. C’était le mois de décembre 1978. Service national quelque part, oui, je n’y ai pas coupé. Ce décembre-là, il avait fait froid (normalement, pour une bonne documentation du sujet, — me réprimande mon premier lecteur, précis et irascible, — je devrais moins compter sur ma mémoire que sur la consultation circonstanciée de la météo de l’époque que permet aisément le Web)… Le 31 décembre 1978, à 22h ou 23h, je ne sais plus, je devais prendre mon quart de garde à la caserne. Nous étions en état d’alerte, il fallait ouvrir l’œil. Houari Boumediène venait de décéder deux ou trois jours plus tôt. Chouette : je suis affecté à une guérite qui donne sur la route. Au moins, je peux jouer au jeu des enfants, compter les voitures… On en était là, tu peux ne pas me croire… Et puis, comme tout troufion qui se respecte, j’avais par devers moi une petite radio pour écouter de la musique. Théoriquement, c’était interdit mais 36 ans après, il y a prescription, on peut le dire… Sur le transistor, j’écoutais les stations que je pouvais capter avec l’objet miniature qui tenait dans la paume de ma main. Je faisais défiler le bouton rond qui actionnait le curseur, lorsque je tombai sur un débat concernant la mort de Boumediène et ses conséquences politiques dont bien sûr la succession. Je ne sais plus sur quelle station française c’était. Il y avait Boudiaf face au président de l’époque de l’Amicale des Algériens en Europe, dont le nom a visiblement un désaccord profond avec la postérité.
    C’était la première fois que j’entendais la voix de Boudiaf, interdit de séjour dans son pays, et l’écouter là, dans une guérite, me procurait la sensation de commettre un acte d’indiscipline. Le plus notable, en tout cas ce qui m’est resté de cette discussion surréaliste qui opposait un révolutionnaire historique à un fonctionnaire de la politique, c’est que, légitimé sans doute croyait-il par son grade dans la Fonction publique, ce dernier osa évoquer les missions du FLN. Ce à quoi Boudiaf répondit, avec une humilité que son contradicteur ne méritait pas, que s’agissant du FLN, on pouvait quand même lui accorder de savoir ce que cela voulait dire puisqu’il en avait eu la carte d’adhésion numéro 1.
    Bientôt, les douze coups de minuit sonnèrent à la radio et la relève passa. Pas en politique, hélas !
    A. M.

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    Chronique du jour: 11 Janvier 2015

    Suis-je vraiment Charlie ?
    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Y a des moments où rendre sa copie est plus compliqué que d’ordinaire.(1) Je m’autorise cette tautologie par l’exceptionnalité du moment que nous vivons. Douleur en miroir.
    Tu luttes ferme contre des sentiments contradictoires et inhibiteurs. C’est le cas. Après l’assassinat quasiment en direct des dessinateurs de Charlie Hebdo, je cède à l’hébétude. Une sidération aux airs de déjà vu me paralyse le corps. Franchement, c’est tellement énorme que je ne sais plus quoi en penser. Je ne sais plus quoi dire ! Et ça tombe sur qui ? Cabu, Wolinski, Tignous et les autres, tous amis notoires des défavorisés, des déshérités, des jeunes de banlieue. Des types qui se battent depuis toujours contre les forces du racisme qui rejettent des gens comme leurs assassins. Avec leur irrévérence à l’égard de tout mais leur humanisme à l’endroit de la souffrance…
    Et puis s’ajoutent les images du passé ! Celles de ce moment – il y a une vingtaine d’années - où les journalistes algériens étaient soumis à un véritable génocide dans le huis clos d’un conflit dont une partie de l’opinion occidentale se dédouanait en criant à la «sale guerre». Vous savez, après tout, on ne sait pas qui tue les journalistes ? Même si ce sont les islamistes, n’ont-ils pas raison de le faire, vu que «vous» - entendre les journalistes éradicateurs – leur avez confisqué leur victoire électorale ?
    Vieux et douloureux souvenirs ! Et voilà que des rafales de kalachnikov tirées dans une salle de rédaction aujourd’hui, réveillent tout cela, la douleur d’enterrer les siens et celle de s’enterrer dans le silence. Et j’entends resurgir, amplifiés par la foule et la solidarité internationale, des idées, des cris, des je ne sais quoi qu’on proférait hier, un peu ingénument, du genre, «contre leurs armes nos stylos» et des trucs du même tonneau.
    Par exemple, je me souviendrai toujours de l’acharnement que mettait un certain Robert Menard, alors patron de Reporters sans frontières, à faire dire à des journalistes algériens sur lesquels il voulait exercer un tutorat manipulatoire que ce n’était pas les islamistes qui tuaient les journalistes en Algérie. Cette étrange exonération des islamistes apparaît, au regard de son évolution ultérieure vers la droite extrême, comme justifiée par un seul impératif : accabler le pouvoir algérien !
    On en aura entendu, des années durant, que non seulement les islamistes ne tuaient pas, et mieux et pire, que derrière chacun d’eux il y avait un flic ou un militaire… L’essentiel était que les victimes que nous étions passent pour les bourreaux des pauvres islamistes !
    C’était avant les attentats du 11 septembre 2001. C’était en ces temps bénis par les Etats-Unis où Anouar Haddam, représentant du FIS aux USA et approbateur zélé de l’attentat à la voiture piégée du boulevard Amirouche, se rendait à Rome pour signer la plateforme de Sant’Egidio dans un avion officiel américain. C’était ce temps trouble où la diplomatie de Mitterrand s’accommodait de l’idée d’une prise de pouvoir des islamistes en Algérie. C’était ce sale temps où les démocrates algériens, qu’on ne cessait de railler parce qu’ils étaient anti-islamistes, n’avaient pas droit au refuge en France, lequel refuge était généreusement octroyé aux islamistes dont certains, venus d’Algérie, ont été - et sont potentiellement encore- les idéologues et peut-être les sergents recruteurs des djihadistes.
    C’était un temps où nous essayions d’expliquer, parce que nous croyions avoir quelque peu compris dans la souffrance et la mort ce qui nous arrivait en Algérie, qu’il fallait faire une distinction radicale entre islam, religion, et islamisme doctrine politique basée sur la violence et la manipulation du sentiment religieux à des fins de totalitarisme.
    Temps gris. Incompréhension. Mépris, même. Dès que tu sortais tes convictions anti-islamistes, c’était comme si tu exhibais une plaque de flic ou un matricule de militaire.
    Mais encore une fois, c’était avant le 11 septembre et les attentats de Londres et de Madrid… Puis, l’Occident commença à faire dans l’excès inverse. Les islamistes, non seulement jadis choyés comme les enfants gâtés des USA mais aussi formés par eux contre les Soviétiques en Afghanistan, sont devenus l’ennemi public numéro 1. L’excès inverse advint donc : après avoir blanchi des criminels dans leurs pays, on s’en prit alors à tout musulman même s’il n’avait rien à voir avec sa religion.
    On a essayé, chacun où il était, de prévenir. Mieux valait cesser sa complaisance vis-à-vis des islamistes tout simplement en s’en tenant à la laïcité plutôt que de devoir le payer demain lorsque l’intégrisme religieux aura exploité la question sociale des jeunes de banlieue. On est en plein dedans, tout cela naturellement, il ne faut pas être dupe, compliqué et opacifié par toutes les manipulations des officines diverses et variées et les enjeux géostratégiques insondables. Al-Qaïda, Daesh, etc. ?
    Je suis d’autant plus ému par l’attaque contre Charlie Hebdo que j’ai appris, en le payant avec mes concitoyens et mes confrères, que chaque fois qu’on tue un journaliste, on tue un combattant de la liberté d’expression et un innocent.

    1) La Balade dans le mentir/vrai se poursuivra ultérieurement.

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    Chronique du jour
    18 Janvier 2015

    LA DICTATURE DE L’EMOTION

    Par Arezki Metref
    [email protected]
    De toute façon, même avant la tuerie à Charlie Hebdo, j’avais la ferme intention de ne pas lire le dernier roman de Houellebecq. Ce recul est moins dû à la connotation «islamophobe», telle que supposée ou rendue par de nombreux journalistes, qu’au fait d’avoir surfé sur la vague des fantasmes mortifères.
    Avant de poursuivre, expliquons-nous sur le terme «islamophobe». Olivier Rolin, dans un article du Monde, le démagnétise de ses stigmates en rappelant que phobie signifie en grec ancien, peur plutôt que haine. Quand j’utilise ce mot ici, ce n’est pas pour le brandir comme une sorte d’épouvantail destiné à empêcher que l’on parle de l’islam. On a besoin au contraire d'en discuter en allant au fond des choses. Je l’utilise comme un symptôme révélateur de cet effet pervers qui consiste à condenser toute une population de niveau social, idéologique, multiple, dans une épure de religion tenue en suspicion pour ce qu’elle est. Pour ma part, islamophobie veut dire xénophobie tant l’amalgame est puissant entre étranger et musulman.
    Mais revenons à Houellebecq. Ce n’est pas tant le fait de s’en prendre à l’islam, après tout, il a le droit d’aimer ou pas telle ou telle religion, et de l’écrire dans ses romans. Ce qui me gêne, c’est son exploitation des peurs populaires murées dans l’inconscient et de ses conséquences. Il cède au lieu commun et l’alimente. Après le communiste, le couteau entre les dents, voici l’étranger et en particulier le musulman enturbanné d’explosifs.
    Bien sûr, Houellebecq se défend d’attiser la haine du musulman que Coulibaly et les frères Kouachi ont comme définitivement scellée par leurs actes infâmes. Mais il paraît évident qu’en ayant choisi une fiction dont beaucoup de Français redoutent l’accomplissement (l’arrivée à l’Elysée d’un président musulman au terme d’un processus funeste), Houellebecq s’attelle à densifier par l’imaginaire une crainte qui est dans le champ du réel.
    Ce n’est donc pas pour des raisons littéraires que je refuse de le lire. Houellebecq n’est pas Gide, mais ce n’est pas non plus Musso. Dans ce registre, les goûts ne se discutent pas, et la littérature de Houellebecq n’est pas du mien.
    Ce que je trouve déplorable, c’est cette connexion entre un ouvrage et une situation dangereusement critique que le monde politico-mediatico-éditorial exploite pour des raisons de profit — dans tous les sens du terme : financier, électoral, politique. D’autres utilisent ce filon, Eric Zemmour, avec moins de talent, Alain Finkielkraut, avec davantage de hargne anti-immigré.
    Il faut dire qu’initialement, ce n’était pas mon propos de m’appesantir sur cet instrumentaliste des pulsions morbides qu’est Houellebecq. Il s’agissait de m’interroger sur cette propension à incriminer — à des niveaux d’argumentation variés allant de la caricature à la sophistication —, toute une population «sociologiquement musulmane», pour emprunter cette formule à Maxime Rodinson, pour des actes barbares commis par une poignée de djihadistes français. On ne peut rien contre les préjugés et les raccourcis, mais il est utile de sonder, même en bravant ce sacrement que procure l’émotion, les rapports entre le crime enrobé de djihadisme qui a frappé en pleine capitale d’un grand pays démocratique comme la France, avec les engagements de ce dernier au Mali, en Syrie, en Irak, en Afghanistan, etc. Même des voix acquises au système, comme celle de Dominique de Villepin, reconnaissent qu’on ne peut pas faire l’économie de ce questionnement douloureux.
    Bien entendu nous savons, nous autres Algériens, peut-être davantage que d’autres, les ravages criminels que commet l’intégrisme musulman, et il n’est pas question de ne pas se solidariser avec le combat pour la liberté d’expression. Cependant, il ne faut pas réduire à un choc simplifié entre les forces criminelles de la censure islamiste et les combattants de la liberté d’expression, un conflit aux racines plus profondes.
    On se sent, à raison, obligés de dénoncer les islamistes et leur radicalisme assassin, et de se démarquer d’eux, non pas parce que oublier de le faire octroierait une part de culpabilité, mais parce que nous autres, Algériens, avons eu la preuve par la tragédie que le grand malheur commence de cette façon. L’islamologue français, Olivier Roy, a parfaitement raison de relever le malaise des élites musulmanes sécularisées et laïcisées», lesquelles sont mises en demeure, du fait de leur «identité», de parler de l’islam sous la pression, et de se désolidariser de ses perversions.
    Donc, répétons-le clairement : je m’identifie davantage à la victime qu’au bourreau. Aussitôt dit, on s’aperçoit que cette affirmation de solidarité identificatoire bute sur cette limite : elle ne peut répondre à l’ensemble des questions sous-jacentes. Ces questions, on se les est posées modérément en Algérie où jamais l’on est parvenu à tarir le gisement des djihadistes.
    Qu’est-ce qui peut conduire des jeunes, en l’occurrence français, parfois nouvellement convertis à l’islam, à devenir des terroristes et commettre des crimes qui horrifient le monde ? Se poser ces questions ne consiste pas à les exonérer de l’abomination de leurs actes, mais d’essayer de déconstruire le parcours qui mène à cette sanglante impasse. Souvent, ils tuent au nom d’un islam dont ils ne connaissent rien, à l’image de ce Coulibaly qui ne distinguait pas le sunnisme du chiisme. Il est patent que l’endoctrinement djihadiste ne prend que dans la mesure où sa rhétorique simpliste se greffe sur un mal-être des jeunes engendré par des phénomènes sociaux et politiques, eux-mêmes puisés dans la ghettoïsation, les inégalités et l’attitude ambiguë des politiques à l’endroit de la laïcité.
    Pour terminer sur un autre écrivain, je citerai les propos de Le Clézio suite à la marche du dimanche 11 janvier. Aussi émouvante soit-elle, une marche ne suffit pas à changer quoi que ce soit. Pour cela, «il faut briser les ghettos, ouvrir les portes, donner à chaque habitant de ce pays sa chance, entendre sa voix, apprendre de lui autant qu’il apprend des autres. Il faut cesser de laisser se construire une étrangeté à l’intérieur de la nation.» Le Clézio le dit de la France secouée par les attentats. Je le reprends pour le compte de l’Algérie, ce pays meurtri où le terrorisme est un drame banalisé depuis si longtemps…
    A. M.

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    Chronique du jour
    25 Janvier 2015

    Rencontre entre Abdelkrim Djaâd et Stéphane Hessel

    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Avant même qu’Abdelkrim Djaâd ne commette en sourdine la facétie de s’éclipser sans prévenir, j’avais l’intention de raconter une ou deux histoires que nous avions partagées.
    Je ne savais pas hélas qu’elles prendraient la couleur de l’hommage post-mortem, moi qui les concevais juste comme des séquences de mentir/vrai, à l’instar de celle que j’ai déjà narrée dans le tout premier épisode de cette série paru ici même le dimanche 9 février 2014.
    La chronique portait le titre pompeux de «Où il est question de Rainer Maria Rilke». J’y racontais la rencontre inopinée entre Djaâd et Derrida. Voici le passage incriminé : «Bientôt nous voyons arriver Jacques Derrida que j’avais connu dans des circonstances que je relaterai plus loin. Il était accompagné d’un homme. Il nous remarque et, sans attendre que nous venions vers lui, il se dirige vers nous pour nous saluer avec beaucoup d’humilité et de simplicité. Je lui présente Abdelkrim Djaâd et lui, l’homme qui l’accompagnait comme étant son cousin. En référence au fait que Derrida soit né à El-Biar, en Algérie, Djaâd plaisante : «Nous sommes tous un peu cousins.» Et Derrida de répondre : «Mais en ce moment, ça va plutôt mal dans la famille.»
    Il avait, bien entendu, lu cette chronique et me confia que c’était l’évocation d’un bon souvenir.
    Abdelkrim Djaâd restera toujours, comme dans cette scène, un homme vif, incisif et raffiné, élégant et fonceur, la réplique prompte, à l’aise dans ses baskets et dans ses neurones. Un fait donne une idée de son ambition intellectuelle et de son sens de l’altitude. Il n’y avait que lui pour créer, en 1987, après son éjection d’Algérie-Actualité, où il était la plume vedette, une boîte de communication et la nommer Synapse.
    En 1998, je crois, lui qui ne savait pas rester tranquille, s’est mis en tête de fonder à Paris un mensuel Ensemble. Malgré les indescriptibles difficultés de l’entreprise, il y parvint. L’aventure ne dura guère mais c’est une autre paire de manches. Et il y aurait sans doute beaucoup à relater sur cette expérience.
    Pour ma part, j’avais de son vivant le projet de rapporter l’initiative que nous avions prise, Abdelkrim et moi, dans le cadre de ce journal, de demander une interview à Stéphane Hessel, qui n’était pas à l’époque la star absolue qu’il allait devenir dans les années 2000. Il m’échut de trouver les coordonnées de Stéphane Hessel, et de prendre rendez-vous. Ce fut un jeu d’enfant, notre homme étant sur le Minitel comme n’importe quel quidam.
    Stéphane Hessel avait alors des positions et des analyses iconoclastes, notamment sur la question de l’immigration et plus spécialement des sans-papiers, sur celle des droits de l’Homme et, enfin, sur celle du conflit israélo-palestinien. C’est ce qui en premier lieu nous intéressait pour le journal. Mais à cette singularité dans le paysage intellectuel et politique français s’ajoutait cet atour, intellectuel, qu’il était aussi un personnage de roman, pour l’histoire d’où il venait. Il était le fruit d’une histoire d’amour triangulaire entre deux amis, Henri-Pierre Roché et Frantz Hessel, avec Hélène Grund.
    Franz Hessel et Helen Grund finirent par se marier et engendrèrent Stéphane Hessel. Henri-Pierre Roché, le troisième larron, raconte cette histoire compliquée dans un roman autobiographique intitulé Jules et Jim. Une anecdote devenue populaire dès lors que François Truffaut en fit un film.
    Abdelkrim Djaâd et moi-même avions tout cela à l’esprit le matin où nous devions rencontrer chez lui Stéphane Hessel. A 10 h tapantes, nous sonnâmes à sa porte, un appartement dans un immeuble du 14e arrondissement de Paris. Il nous ouvrit, déjà sur son trente et un. Chemise cravate, veste et tout l’apparat du diplomate. Je me retourne vers Abdelkrim et je m’aperçois que lui aussi, comme à l’ordinaire, était sur son trente et un. Tous ses amis savent combien Abdelkrim Djaâd aimait se saper au point que, nous amusant avec quelques copains à dresser un hit-parade de la meilleure garde-robe d’Alger, au début des années 1990, nous désignâmes la sienne en tête sans hésiter.
    Stéphane Hessel avait l’air sincèrement heureux de recevoir des journalistes algériens. L’interview se déroula dans l’élégance et la culture. Outre le fait de répondre à nos questions sur la façon dont le gouvernement devait envisager des solutions à propos de l’immigration et de son corollaire, son instrumentalisation par le Front national, il évoqua pour nous André Breton, Philippe Soupault, Max Ernest, Man Ray et d’autres de ces poètes et artistes qui ont changé le monde.
    Nous sortîmes de là assez sonnés. Au sens positif du terme, si tant est qu’existe ce sens positif.
    Nous avions senti qu’il s’était passé quelque chose qui allait bien au-delà de la simple interview, dont nous avions, l’un et l’autre, une si courante pratique avec des personnes de toutes sortes.
    Juste après la mort de Stéphane Hessel en 2013, nous devions, Abdelkrim Djaâd et moi, au cours d’un déjeuner, évoquer cette rencontre comme un bon souvenir partagé. Et comme la première fois, nous nous appesantîmes davantage sur la teneur littéraire du personnage que sur ses positions. Entretemps, il y eut tout le ramdam fait par «Indignez-vous».
    Toujours pour la réalisation de ce dossier, nous dûmes, le lendemain, nous rendre à l’Assemblée nationale pour y rencontrer Julien Dray, député socialiste. Abdelkrim Djaâd me dit, en sortant: «Tu vois la différence ?». Oui, la culture. Le bain culturel. Le goût et le sens de la culture. Quand on y baigne, la politique elle-même s’habille d’humanisme.
    Il y aurait tant d’histoires de ce genre à raconter sur lui. Sa mort nous replonge dans le souvenir douloureux de celle de Tahar Djaout. Terrible épreuve qu’il a subie dans la pudeur, car cet homme de franchise était aussi un homme pudique. Un homme qui a, par son talent de plume et d’être social, pris tant de place de son vivant ne s’en va jamais complètement. Il nous laisse, en plus de celles qu’il a racontées lui-même dans ses romans et ses chroniques, tant de choses à raconter sur lui et avec lui.
    A. M.

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    Dernière modification par zadhand ; 25/01/2015 à 22h00. Motif: Ici mieux que là-bas By Arezki Metref
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    Post Les funérailles du Double

    Chronique du jour
    01 Février 2015

    Ici mieux que là-bas
    Balade dans le Mentir/vrai (42)
    Les funérailles du Double



    Par Arezki Metref
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    En vérité, c’est à mon ami Nacer Ouramdane que je dois cette chronique. Il m’a mis la puce à l’oreille. Echangeant l’autre jour avec lui sur Facebook, je lui racontai l’histoire d’un type qui avait, dans un souci de garder une forme d’anonymat, ouvert un compte sous un pseudo et, j’allais ajouter presque naturellement, sous une fausse date de naissance. Comme Facebook est programmé pour fêter l’anniversaire de ses inscrits, la personne en question fut étonnée de recevoir des vœux en nombre, y compris de certains de ses frères et sœurs. Pour un peu, lui-même y aurait cru.
    D’ailleurs, d’une certaine manière, il fit semblant d’y croire puisqu’au lieu de démentir, il remercia ses interlocuteurs.
    Toujours à l’affût de l’idée originale exploitable en littérature, Nacer Ouramdane me fit observer que cette histoire culminant dans l’automystification pourrait faire l’objet d’une nouvelle qui nous changerait certainement de l’inspiration fatalement politique observée chez la plupart des écrivains algériens. Je lui répondis qu’effectivement, l’idée était bonne mais que j’en avais une autre, bien meilleure d’après moi en tout cas, et qui, en outre, entrerait parfaitement, par l’entremise de ce vieux Luigi Pirandello, dans le mentir-vrai. Après tout, on peut raconter des salades. ça ne fait de mal à personne.
    Cette histoire, je la tiens d’un autre ami et collègue, Mohamed-Saïd Atamar, qui, ne désirant pas l’écrire lui-même, m’autorisa par défaut à le faire.
    Et me voilà donc, pas très glorieux, en train d’écrire l’histoire qui est arrivée à un ami, Atamar, sur instigation d’un autre ami, Ouramdane. Si ce n’est pas de la sous-traitance, c’est quoi alors ?
    Un jour, après la publication d’une chronique qu’il avait évidemment signée de son nom, Mohamed-Saïd Atamar qui écrit pour un blog très couru, reçut un mail d’un inconnu qui lui demanda s’il n’avait pas fréquenté la classe de Mouloud Feraoun dans les années 1950 à Taourirt-Moussa. Ce sont des choses qui arrivent fréquemment lorsque votre nom apparaît dans les médias.
    Mon camarade lui demanda pourquoi. L’inconnu répondit qu’il cherchait à retrouver un ami d’enfance qui portait le même nom et le même prénom que lui, et que cela faisait 50 ans qu’il ne l’avait pas revu. Mohamed-Saïd Atamar lui promit de le contacter si jamais il entrait en possession de quelque information que ce soit concernant son homonyme.
    Il faut préciser que mon confrère vit à Lille, en France. L’inconnu garda des échanges avec Atamar en dépit de sa quête infructueuse. Comme tous deux s’intéressaient à l’actualité, l’un par son métier de journaliste et l’autre par son implication citoyenne, ils entretinrent une correspondance autour de divers sujets oubliant bientôt l’homonyme dont la recherche avait permis d’établir le lien.
    Un jour, l’inconnu écrivit à mon confrère pour lui apprendre qu’il avait enfin retrouvé son homonyme et que ce dernier coulait une retraite presque paisible à… Lille. Pas possible. Un tel hasard relève de la démence ! Puis, de nouveau, raconta Atamar, plus aucune nouvelle de l’inconnu. Il interpréta ce silence comme une conséquence du fait d’avoir retrouvé son ami, l’autre Mohamed-Saïd Atamar. Ayant repris contact avec l’original, nul besoin de se contenter de l’ersatz.
    Mohamed-Saïd Atamar, le faux ou le vrai, allez savoir ! – c’était selon –, en tout cas, mon ami, se prit alors d’un intérêt singulier pour cet homonyme qui traînait quelque chose de lui dans des mondes qu’il ne connaissait pas.
    Puis, pour je ne sais quelle raison, il dut se rendre à Alger. Il raconta qu’il était au volant d’une voiture, sa sœur à ses côtés, coincé dans un embouteillage sur la Route-Moutonnière lorsque le destin se manifesta. Sa sœur reçut un coup de fil de l’une de ses amies en charge des petites annonces dans un journal. Celle-ci lui demanda précisément si elle avait des nouvelles de son frère Mohamed-Saïd. La sœur répondit que justement, il se trouvait à ses côtés dans la voiture. Disant cela, elle réalisa l’incongruité de la question. L’autre lui révéla qu’elle avait entre les mains un faire-part du décès de Mohamed-Saïd.
    Il y eut deux conséquences à la parution de cette annonce, l’une objective et l’autre subjective. La première, c’est que des amis perdus de vue depuis bien longtemps se manifestèrent. Et la seconde fut de lui procurer cette curieuse sensation d’être de ces morts privilégiés capables d’assister à leur propre enterrement. Il me confia que le nombre de coups de fil reçus le rassura dans son angoisse narcissique de tester la compassion de ses amis et connaissances.
    Atamar s’interrogea longuement sur la question de savoir s’il devait se rendre ou non à l’enterrement. Finalement, il y renonça considérant que sa présence pouvait jeter l’incompréhension parmi les proches du défunt. Par ailleurs, il ne se sentait pas très à l’aise avec cette forme de voyeurisme.
    Lorsque Mohamed-Saïd Atamar me conta cette histoire, il m’avoua confusément qu’il avait l’impression d’être à moitié mort ou à moitié vivant, là aussi ça dépend. Pourtant, hormis le nom et la ville où l’un et l’autre vivaient, les deux homonymes n’avaient rien en commun, ne se connaissaient pas et ignoraient tout l’un de l’autre. Et pour corser la chose, ils ne s’étaient jamais rencontrés.
    Ce qui rendait d’autant plus énigmatique ce sentiment de mon ami d’avoir perdu quelque chose de lui-même depuis la mort de cet inconnu. Bien évidemment, nous fûmes tous deux tentés de gloser sur un éventuel partage basé sur le fait de porter un nom identique. Les millions d’homonymes à travers le monde ont-ils, par ce seul fait, quelque chose en commun ? Il ne savait pas non plus si la nomination influait sur l’identité de la personne. Que de questions…
    Pour autant, Atamar ne trouva pas cet argument suffisant pour faire de ce trouble une histoire. Je lui suggérai de l’écrire avec quelques modifications, du point de vue d’un homme qui assiste à son propre enterrement. Etre là à se regarder ensevelir sous terre pose un sacré problème à votre identité. Et puis, c’est l’observatoire idéal pour répondre à la question à laquelle un mort ordinaire – je veux dire un mort qui ne laisse pas derrière lui, un double de guet pour surveiller qui vient à son enterrement – ne peut sensément pas répondre : suis-je regretté, pleuré ? Ai-je été, sur cette terre, aimé, estimé ? Mieux encore : on peut débusquer les hypocrites!
    Atamar m’avoua se sentir incapable de la consigner, et m’autorisa, si je le souhaitais, à m’approprier l’histoire.
    Dans un flash, Luigi Pirandello me revint. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas l’un de mes nombreux interlocuteurs avec qui je discute habituellement de projets de littérature qui l’a évoqué.
    Quelqu’un – oui – a dû me contrarier et me stimuler en même temps en me renvoyant vers Feu Mathias Pascal, ce roman paru en 1904 et qui fit des petits. Des films notamment. Tiens, c’est peut-être ce comédien italien à qui j’essayais de raconter l’histoire d’Atamar.
    - C’est du Pirandello, a-t-il dû me dire.
    Mais en fait, l’histoire est loin d’être la même. J’ai relu le Pirandello en question. Mathias Pascal avait hérité d’une importante fortune de son père qu’un administrateur peu scrupuleux dilapidait dans son village de Ligurie.
    Il épousa la nièce de cet administrateur et vécut une vie ennuyeuse à mourir.
    Dans le train de retour de Monaco où il venait de gagner une fortune au jeu, il lut un article dans un journal sur sa propre mort. Noyé dans un moulin à eau, sa belle-mère avait formellement reconnu son cadavre.
    Cette mort fut une renaissance. Il changea de nom, voyagea, désaliéné, puis finit par habiter à Rome où il rencontra une femme avec qui il envisagea de refaire sa vie. Mais non, pas possible ! Il n’avait plus d’identité ! Il ne put davantage porter plainte contre la personne qui lui avait volé ses économies.
    Mathias Pascal recouvra son identité. Sa femme se remaria à l’un de ses amis et il finit sa vie dans une bibliothèque où il écrivit son autobiographie.
    Je ne sais pas si, à l’instar de Mathias Pascal, Atamar vécut sa mort – la mort de quelqu’un qui, sans être lui, passait pour lui parce qu’il portait son nom et un peu de son identité – comme une renaissance. Et contrairement au personnage de Pirandello, il ne voulut même pas la traduire en fiction.
    A. M.

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    Dernière modification par zadhand ; 01/02/2015 à 19h59. Motif: Les funérailles du Double
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    Post Le malaise de Naipaul

    Chronique du jour
    Ici mieux que là-bas
    08 Février 2015
    Balade dans le Mentir/vrai(43)
    Le malaise de Naipaul

    Par Arezki Metref
    [email protected]

    Longtemps j’ai cru que l’antipathie que j’éprouvais à l’égard de Naipaul —presque aussi grande que l’aversion que je nourrissais pour Ouettar, sauf que pour ce dernier les raisons étaient évidentes, et que j’ose à peine imaginer ce qui serait arrivé s’il avait eu le prix Nobel — était due à un ressentiment personnel. Un ressentiment, non pas pour quelque faux-pas ou inélégance dont il aurait été responsable, bien qu’il les collectionnât comme je le découvrirais par la suite, mais à cause d’une méprise que j’aurais moi-même commise. Je vais tâcher de m’expliquer.
    C’est un ami de passage à Aix-en-Provence qui, il y a quelques années, m’avait décrit tant et si bien une rencontre avec Naipaul à la belle bibliothèque Mejanes, que j’ai toujours cru y avoir moi-même assisté. Comme quoi, un récit bien mené peut conduire à une tromperie de ce genre, — qui s’appelle une illusion, — sinon à une imposture pure et simple. Je suis tombé de haut le jour où, évoquant Naipaul avec cet ami, et lui rappelant combien nous l’avions trouvé antipathique le jour de sa venue à Aix-en-Provence, mon compère s’exclama :
    - Mais, tu n’y étais pas !
    - Ah bon ? Je croyais que …
    Devant mon étonnement d’avoir conservé tant de détails sur l’écrivain et la soirée, y compris visuels, et avec une précision qui lui fit rafraichîr et même retoquer son propre souvenir, mon ami rétorqua qu’il était fier d’avoir narré cette histoire et de m’avoir promené au point de l’en avoir spolié d’une certaine manière. Donc, il m’était resté une impression de forte antipathie — et de commisération, sans doute — laquelle allait être aggravée par une circonstance inattendue. Devant travailler sur ce genre journalistique que l’on appelle l’interview avec des étudiants qui ont l’ingénuité de me confier leur avenir, je cherchais un texte à étudier. Le hasard mit sous mes yeux un article fabuleux d’un journaliste du Guardian qui avait entrepris d’aller interviewer Naipaul en 1994. Je dis fabuleux, parce qu’en fait, l’homme de presse racontait avec talent pourquoi il avait raté son interview avec l’écrivain.
    C’était à la fois un making-off et un portrait cruel de celui qu’on appelle tour à tour le «prophète irascible», le «snob public», «le salaud magnifique», «l’effroyable Naipaul», j’en passe et des meilleures. Il disait qu’il était parti bardé de préventions à son égard, et qu’une fois arrivé chez lui, Naipaul avait poussé l’hostilité non seulement jusqu’à ne pas répondre à ses questions mais aussi à le ridiculiser. Le journaliste racontait comment Naipaul l’avait reçu dans son appartement londonien, le scrutant et le corrigeant «avec mépris une heure durant». Le vieil écrivain grincheux reprochait au jeune journaliste, pourtant bien disposé à son égard, d’ignorer tout de son lieu de naissance, l’île de Trinidad, et d’avoir «une sentimentalité progressiste caractéristique».
    J’avoue à ma grande honte que, hormis quelques textes épars, je n’avais jamais rien lu de substantiel de lui. Si bien qu’à partir de ces préjugés, non seulement, je trouvais ce personnage que je n’avais jamais vu, antipathique, mais en plus, je considérais cet écrivain inintéressant. Il se prend pour qui, lui, là ?
    Pour aggraver le tout, j’avais accumulé un nombre considérable d’articles de presse anglais et américains sur le personnage, frisant l’exécration qu’il s’était taillée dans le monde de la littérature. Egocentrique, méprisant, humiliant ceux qui ne reconnaissaient pas son génie, honteux de ses origines, bref, un type infréquentable ! Mais un homme aussi mal fagoté moralement est-il forcément un mauvais écrivain ?
    Pas capable de répondre.
    Et voilà, qu’un petit livre de moins de 90 pages, lu d’un trait entre deux gares, vint éclairer d’une autre lumière Naipaul. Le titre en est : «Comment je suis devenu écrivain.» C’est la tonalité interrogative —et sincère — de ce propos, dans le sens existentiel, qui me le rendit attachant. Et puis cette phrase continue de résonner en moi : «Chez moi, néanmoins, l’ambition d’être écrivain fut longtemps une sorte d’imposture.»
    Mais davantage que la conscience de l’égarement, il y a encore l’expression de cette autre parenté applicable à tous les écrivains colonisés, fascinés par la culture du colonisateur comme le phalène par la lumière. Il dit : «Je désirais être écrivain. Mais le désir s’accompagnait de la conscience que la littérature qui me l’avait inspiré venait d’un autre monde très éloigné du nôtre.»
    Cette aliénation, bien disséquée par Frantz Fanon, commune à des générations entières d’intellectuels et d’artistes nés de contextes coloniaux frappant consciemment ou inconsciemment à la porte de l’ex-colonisateur, Naipaul la traduit en excès dans le comportement personnel qui a fini par lui faire une réputation d’homme insupportable.
    Mais derrière son malaise, il y a quelque chose de plus profond : le malaise d’habiter la culture de l’ancien maître et de vouloir, à travers ses codes et représentations, et même sa langue, rendre audible et visible, la sienne de culture, dominée, inaudible, invisible ou, quand elle ne l’est pas, folklorisée.
    A. M.

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    Post La coiffeuse d’Assia Djebar

    Chronique du jour
    Ici mieux que là-bas
    15 Février 2015
    Balade dans le Mentir/vrai(44)
    La coiffeuse d’Assia Djebar

    Par Arezki Metref
    [email protected]

    Du coup, le hasard ou plutôt une succession de hasards semblables dans la même histoire – ce qui ressemble vraiment à une métaphore filée –, a un talent certain pour rassembler autour d'Assia Djebar autant de personnages disparates.
    C’était il y a trois-quatre ans. Invité plutôt malmené – bouquins non disponibles en librairie, etc. – au salon du livre de L’Hay-les-Roses, ville fleurie de la banlieue sud de Paris, comme son nom le suggère, je fis la connaissance d’Anne d’Hervé, adjointe au maire et initiatrice de l’événement. Il faut dire que, malgré les conditions pas très top de l’accueil qui m’avait été réservé, le contact avec Anne, en revanche, ne fut pas désagréable. Tout au contraire, j’allais découvrir une élue intéressante, et attachante. Je la revis l’année suivante au Maghreb des livres où nous prîmes le temps de discuter. Elle me confia avoir été la coiffeuse d’Assia Djebar. Je crus d’abord qu’un hasard – encore un, de la série – les avait fait se rencontrer quelque part dans Paris. Elle m’apprit alors qu’Assia Djebar avait vécu pendant dix-huit ans à L’Hay-les-Roses où elle avait eu l’occasion, et l’honneur disait-elle, de la coiffer.
    Telle était la première phase de cette chaîne de hasards.
    La seconde phase s’est jouée au Salon du livre d’Alger. Me voilà côte à côte avec Malek Alloula, pour une lecture commune dans une tribune à laquelle participait Nourredine Saâdi. Pour ma part, j’avais lu un extrait de ma pièce inédite La Fenêtre du vent. Après quoi, attablés à cette terrasse qui fait face à la Cité olympique, je racontai à Malek la suite de la pièce dont je n’avais dévoilé qu’un bref tableau. Il fut particulièrement intéressé par celui consacré à Elissa Rhaïs et me demanda de lui faire connaître in petto. Ce que je fis volontiers.
    Il m’apprit qu’avec Assia Djebar, ils avaient habité à L’Hay-les-Roses, et, de plus, la maison de… Elissa Rhaïs, rue Eugène-Varlin. Quand on connaît l’histoire de cette dernière, on se dit que le hasard a de la suite dans les idées.
    Avant de poursuivre sur Elissa Rhaïs, je voudrais revenir un instant à Anne d’Hervé. Je l’ai contactée dès l’annonce du décès d’Assia Djebar pour rafraîchir ce qu’elle m’avait dit à son propos. Elle confirma que, coiffeuse dans un salon de L’Hay-les-Roses dans les années 1970-1980, elle eut l’occasion de la coiffer : «De là à dire que je fus sa coiffeuse, je n’irai pas jusque-là ! Bien qu’alors habitant L’Hay-les-Roses, elle avait je présume un coiffeur à Paris.»
    Mais Anne d’Hervé, qui était aussi sa voisine, m’avoua sa fascination pour l’écrivaine, pour son élégance morale et sa simplicité. «Je trouvais Assia très belle pas forcément élégante au sens vestimentaire du terme, en revanche dans le verbe et dans le geste bien évidemment, royale, racée ! J’étais une toute jeune coiffeuse débutante, et elle une écrivaine déjà reconnue et admirée, et malgré cet écart entre nous, elle prenait la peine d’écouter mes chagrins d’amour avec un jeune Algérien. Sa connaissance de l’âme humaine m’a beaucoup aidée dans ma voie ultérieure.»
    Voilà une illustration du charisme et de la générosité dont Assia Djebar pouvait naturellement faire preuve dans sa vie quotidienne.
    J’ignore pourquoi Assia Djebar et Malek Alloula avaient repris la maison où avait vécu Elissa Rhaïs. J’apprendrai plus tard que c’est le fils d’Elissa Rhaïs, Roland Rhaïs, militant communiste du PCA puis du PAGS, et néanmoins homme de lettres, auteur lui-même de nombreux ouvrages dont un excellent Massinissa, qui céda la maison de L’Hay-les-Roses au couple d’écrivains, Assia Djebar et Malek Alloula.
    J’ai bien parlé au téléphone avec Malek Alloula le jour de l’annonce du décès d’Assia Djebar et il me dit : «J’espère que tu vas écrire quelque chose sur elle.» Oui, bien sûr, lui répondis-je, mais je ne savais pas que le papier allait prendre cette tournure. Auquel cas j’aurais évidemment cherché à comprendre si le fait de reprendre la maison d’Elissa Rhaïs était un acte délibéré ou le fruit d’un hasard.
    Ah ce sacré hasard ! C’est encore lui qui fit que, parlant à Anne d’Hervé d’Elissa Rhaïs qui vécut donc à L’Hay-les-Roses dans les années 1930 où elle reçut Paul Morand, Colette, Sarah Bernhard, Gide et d’autres, elle me dit qu’elle ne la connaissait pas. Je lui résumai brièvement l’histoire d’Elissa Rhaïs et conclut sur Paul Tabet, le fils de Raoul Tabet, cousin et plume présumée d’Elissa Rhaïs. Anne d’Hervé m’apprit que Paul Tabet avait, lui aussi, énième hasard, habité L’Hay-les-Roses dont il avait été l’une des figures du salon des livres.
    L’histoire d’Elissa Rhaïs qui se dénoua à L’Hay-les-Roses avait débuté à Blida. Mais peut-être faut-il commencer par la fin. Ecrivaine célèbre et célébrée par l’élite parisienne, on songea, dit-on, à lui décerner la Légion d’honneur. Dans l’enquête préliminaire à l’octroi de cette distinction, on se serait aperçu qu’elle était quasiment… analphabète, ce qui paraît peu probable, ayant fréquenté l’école à Blida jusqu’à l’âge de 12 ans. C’était comme si on découvrait subitement que Simone de Beauvoir ou Marguerite Duras, dont Elissa Rhaïs avait nettement l’envergure, ne savaient ni lire ni écrire. On jeta ses best-sellers au pilon, elle retourna à Blida où elle mourut en 1940. C’est, semble-t-il, le début de la Seconde Guerre mondiale qui étouffa l’affaire.
    En 1982, Paul Tabet jeta un pavé dans la mare. Le livre s’intitulait simplement Elissa Rhaïs et paraissait chez Grasset. Il rapportait les confidences de son père, Raoul Tabet, jeune cousin du second mari de celle qui prendra le pseudonyme d’Elissa Rhaïs. Ce jeune cousin aurait été son intime et sa plume. Après avoir confié son secret à son fils Paul Tabet, Raoul se suicida. Beaucoup de critiques et de chercheurs, ainsi que l’entourage d’Elissa Rhaïs, contestent, bien entendu, les allégations de Paul Tabet. On ne sait quelle est la bonne version. Mais qu’importe, les livres existent, et c’est l’essentiel.
    Bien entendu, cette tragédie n’a rien à voir avec Assia Djebar hormis le fait d’avoir partagé la même demeure à quelques décennies d’intervalle. Et peut-être aussi d’être parvenues, chacune à sa manière, à aider à l’émancipation de la femme par les histoires qu’elles nous ont racontées, et qu’elles ont donné aussi bien du bonheur aux lecteurs que nous sommes. Et peut-être aussi qu’Elissa Rhaïs, ou plutôt Rosine Boumendil, de son nom, aurait pu être un personnage d’un des romans d’Assia Djebar.
    A. M.

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    Dernière modification par zadhand ; 15/02/2015 à 22h01. Motif: La coiffeuse d’Assia Djebar
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    Post Tête de litote !

    Chronique du jour
    Ici mieux que là-bas
    22 Février 2015
    Balade dans le Mentir/vrai(45)
    Tête de litote !


    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Litote. ça part de là. L’Union européenne, Allemagne en tête de file, veut absolument étrangler davantage la Grèce exsangue en lui faisant payer sa dette. Ce moyen létal s’appelle l’austérité. Mais Syriza, qui a raflé les dernières élections, n’a pas tort de rappeler la dette de l’Allemagne elle-même à l’égard de la Grèce. Elle s’élèverait à 162 milliards d’euros, soit la moitié de ce que la Grèce doit aujourd’hui. Deux poids, deux mesures ? C’est la loi du plus fort, toujours la meilleure, d’après ce brave La Fontaine, redevable lui-même du suc de son propos, et deux fois plutôt qu’une, au fabuliste grec Esope.
    L’autre litote, c’est qu’on ne mesure jamais assez ce que le monde occidental doit à la Grèce. Tiens, on parle à satiété de la dette grecque, ces vulgaires emprunts mesurables en numéraires, mais jamais de l’inestimable dette philosophique et même politique que ce même Occident, et l’humanité entière, a à l’égard d’Athènes. Résumée en quelques mots, cette dette a pour nom démocratie (de demos, peuple, et kratos, pouvoir), citoyen (politis), république (res publica), et autres éléments fondamentaux, constitutifs de la civilisation occidentale.
    Mais que vient donc faire cette incartade dans le mentir-vrai ? C’est quoi, cette intrusion ?
    Eh bien, c’est à cause de cet écrivain franco-grec, Vassilis Alexakis. Invité l’autre jour sur une radio française, il présentait son dernier roman, La Clarinette. Je l’écoutais à vrai dire mollement, avec la distraction amusée qu’on met à écouter un type en train de te vendre son bouquin, lorsque soudain j’eus la sensation d’une parenté. Mais oui, c’est ça : nous puisions nos mots à la même source du mentir-vrai. Une source qui part de la Méditerranée et fatalement y revient.
    Il disait à propos du rôle de l’écrivain qu’il était consubstantiel à la culture grecque, la Grèce étant «un pays qui vit sur la mémoire, on se raconte des histoires. Quand on est grec, par sa tradition culturelle, on a le droit de mentir». Eh bien oui, la Grèce n’est-ce pas le lieu de naissance du mythe ? Par extension, on peut le dire de toutes les régions de la Méditerranée où on a le culte de la parole.
    Et Vassilis Alexakis raconte que, lorsqu’il était enfant, il disait à sa mère que son rêve était de devenir un grand… menteur. Menteur, oui ! Il ajoute : «Et j’ai réussi.» C’est-à-dire qu’il est devenu écrivain.
    Alerté par cette déclaration qui tient a priori de l’esbroufe, je prêtai l’oreille à la suite de ses propos. Il en vint à l’actualité de la Grèce enthousiaste à porter au pouvoir un mouvement de gauche. Abordant l’actualité, il mentionnait les titres de la presse grecque qui proclamait en «Une» ce refus unanime : non à la litote ! Bien lire : non à la litote ! Mais, bon sang, qu’est-ce que la litote vient faire dans cette histoire de négociations entre le gouvernement de Tzipras et les instances de l’Union européenne ? Que vient faire là-dedans cette figure de style, étant entendu que la litote consiste à dire moins pour entendre davantage. Vassilis Alexakis explique qu’il ne s’agit nullement d’un manifeste littéraire, mais plus prosaïquement de crise politique car en grec, litote signifie tout simplement austérité.
    Donc, en passant d’une langue à l’autre, on change de continent sémantique. On traverse le fleuve, la mer, les sables.
    On reste dans la continuité. Litote égale austérité. Tout est dit dans le mélange avec jubilation des registres. On entremêle les instances, on confond les étapes. C’est la manière du menteur et l’art de l’écrivain.
    Enième litote et autre écrivain. Ou plutôt écrivaine. Grecque. Comme quoi la crise accouche d’œuvres d’art. Elle s’appelle Ersi Sotiropoulos. Romancière et poétesse de 60 ans, elle a bourlingué à travers le monde à la recherche de ce Graal qui a pour nom l’écriture. «Ecrire pas publier», dit-elle. Elle a sillonné le monde, de New York où elle participe à l’International Writing Program, à Rome où elle rencontre Alberto Moravia vieillissant en passant par Paris, les Pays-Bas. Et la voilà aujourd’hui tenue, avec Eva (Stock), un roman qui vient de sortir, pour n’avoir pas «son pareil pour raconter ce que vivent ses compatriotes», selon Le Monde. Petit morceau de lucidité littéraire, et de talent à verser au débat – infini, inépuisable tonneau des Danaïdes — sur ce que doit être la littérature : «La littérature n’est pas la sociologie. Les réflexions politiques doivent surgir indirectement de la narration. Pas d’un copier-collé de ce que les journaux et la télévision nous déversent tous les jours.»
    Ultime litote ? Ou peut-être première parabole. Elle s’appelle Orthodoxie. Elle est grecque aussi, et c’est une femme. Victime — elle aussi — de la crise, elle est joueuse de foot dans une équipe de SDF mixte d’Athènes. Comme dans beaucoup de villes d’Europe étranglée par la crise du capitalisme financier qui n’en finit plus de prendre aux plus pauvres, il s’est créé dans la capitale grecque une équipe de foot composée d’hommes et de femmes qui ont en commun le fait de vivre dans la rue.
    Ce sont des gens vaillants et courageux, comme des personnages d’Ersi Sotiropoulos, qui combattent la sinistrose provoquée par l’austérité – litote, en grec, souviens t’en ! – en tapant dans un ballon, ce qui équivaut à recouvrir un peu de cette dignité que le pro0fit capitaliste leur a honteusement confisquée. Il y a comme une ironie à ce que le pivot d’une équipe de SDF d’Athènes s’appelle Orthodoxie qui vient du Grec et qui veut dire droit et opinion. Une opinion droite.
    A. M.


    Nombre de lectures : 1980

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    Post Le placard

    Chronique du jour
    Ici mieux que là-bas
    01 Mars 2015
    Balade dans le Mentir/vrai(46)
    Le placard

    Par Arezki Metref
    [email protected]



    Deux faits quelque peu impromptus me conduisent à évoquer Tahar Oussedik. Le premier est relatif à la préparation d’un débat post-projection du film de Belkacem Hadjadj, Fadhma N’summer, qui doit avoir lieu en mars. Je cherchais de la documentation sur la rebelle de Soumeur lorsque je me suis souvenu que Tahar Oussedik y avait consacré un livre paru chez Laphomic en 1983. Inutile de dire qu’à cette époque, le livre comme la démarche d’écriture et de mise en valeur de ce genre de personnage étaient marginaux à souhait. Tahar Oussedik s’y était collé avec la passion et l’humilité des pionniers qui s’ignorent.
    Le second fait est du domaine de la providence. Je pèse mes mots. On a beau proclamer ne pas y croire mais voilà, il y a des moments où il faut accéder à la factice grandeur d’abdiquer. Dans un logement d’une de ces cités champignons au sud-ouest d’Alger, où jadis j’ai habité, il est un placard arachnéen où s’entassent les traces éparses, émiettées, d’une carrière, d’un hobby, bref d’une vie tout court. J’ai ouvert le placard et une odeur de renfermé a saisi mes narines créant, dans une forme de suffocation, l’effet de la madeleine de Proust.
    La poussière, libérée, a pris illico le chemin de mon larynx. Dans le réduit, pas de lumière. J’éclairai à l’aide d’une ampoule du couloir qui illumina une partie des objets entreposés là. On devinait des livres de toutes tailles au sens propre et figuré du terme, des numéros d’antiques revues qui se sont éteintes, des journaux jaunis par la patine, des dossiers divers, témoins empoussiérés et menacés de moisissures d’une autre vie. J’apportai un éclairage d’appoint à l’aide d’un spot baladeur. Je le balançai à bout de bras et passai en panoramique d’abord les rayonnages ployant sous les livres puis un monceau de paperasses posées sur une vieille valise en vachette crème à la fermeture béante. Je plongeai la main dans le bâillement de la valise et saisis un livre. Je le ramenai à la lumière et vis sur la couverture, sur fond blanc glacé, une reproduction de la célèbre toile La Veuve d’Issiakhem, surmontée d’un nom en bas de case : tahar oussedik. Et un titre : Lla Fat’ma n’Soumeur. En quatrième de couverture, sur une ligne tout en bas : prix public 24 DA.
    N’est-ce pas la providence que de ramener à la surface dès la première pioche un livre qu’on recherche inconsciemment ? Le bouquin est certes dans un état piteux. Côte arrachée jusqu’au milieu, feuilles écornées, pages décollées. Mais, bon, le livre est là, c’est le principal.
    Relisant les premières pages, je retrouvai le style didactique de Tahar Oussedik qui, instituteur vieille école si j’ose ce jeu de mots facile, avait le souci de se faire comprendre par le lecteur et celui de ne commettre aucune faute, ni de grammaire, ni de conjugaison, ni de syntaxe. Cette perfection a pour but, chez le maître d’école qu’il a été, et au sens noble du terme, de ne pas faire de faux plis dans le tissu de l’élève. Une erreur du maître peut marquer à vie un élève. Du point de vue du contenu, le combat de Lla Fat’ma n’Soumeur est décrit à l’aide d’un glossaire nationaliste qui appartient à une sorte de préhistoire préfigurant la logomachie qui sera tour à tour celle du PPA puis du FLN. Sans doute y a-t-il d’autres lectures possibles à faire du destin et du combat de Sid-Ahmed Fatma, née en 1830 à Ouerdja, passée à la postérité sous le nom de Lala Fatma n’soumer, maraboute et résistante à la conquête française des pitons kabyles menée par Randon.
    Sans doute la notion de patrie, chose qu’elle défendait, n’avait pas le même sens que celui que lui donnera plus tard le nationalisme du 20e siècle. Tout cela ramène à l’année 1987. Je me revois grimpant de la rue Laribi, où était sis Algérie-Actualité, à l’assaut des raidillons d’Alger pour rendre visite à Tahar Oussedik. Il avait publié à l’époque pas mal d’ouvrages en rapport avec des figures de l’histoire berbère et en préparait d’autres. Il me reçut chez lui plusieurs fois, parfois en présence de son fils Krimo, et ces rencontres devaient se concrétiser par un entretien. Je crois lui avoir posé la question de savoir ce qu’il pensait de cette étiquette collée à son travail par des intellos pas très bien intentionnés péjorant ses livres en «littérature d’instituteur».
    Sous-entendu ? Ecrits scolaires. Tout au contraire, Tahar Ouessedik prenait cette perfidie pour un compliment à la fois pour le noble métier d’instituteur auquel il avait consacré sa vie et pour sa pratique d’écrivain soucieux d’être compris.
    Je garde aussi de ces palabres avec lui le souvenir d’un homme, déjà bien vieux, encore alerte et bouillonnant de projets d’écriture. Mais ce dont il parlait beaucoup, ce sont les personnages qu’il empruntait à l’histoire pour nous les rendre vivants grâce à cette ascèse d’écriture qui a pour nom la biographie historique romancée.
    Retour sur Fadhma N’Soumeur. Eh bien force est de constater que si quelqu’un comme Tahar Oussedik ne nous avait pas légué ce livre, beaucoup d’entre nous n’auraient peut-être pas su grand-chose sur cette dame que les soldats d’occupation avaient surnommée la Jeanne d’Arc du Djurdjura.
    Jamais je n’aurais pensé évoquer Tahar Oussedik – et à travers lui les instituteurs de sa génération – par ce biais. Grâce à ce livre qui est venu vers moi comme par enchantement.
    A. M.

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    Dernière modification par zadhand ; 02/03/2015 à 00h58. Motif: Le placard
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    Post Istanbul selon Pinar Selek

    Chronique du jour
    Ici mieux que là-bas
    08 Mars 2015
    Balade dans le Mentir/vrai(47)
    Istanbul selon Pinar Selek

    Par Arezki Metref
    [email protected]



    Je viens de me rendre compte que cette chronique paraîtra le 8 mars pile poil. Même si je m’octroie, dans ce journal, des plages de liberté et de décalage, je dois néanmoins tenir compte de l’actualité, qui plus est lorsque je transforme cette contrainte en plaisir. En fait, c’est plutôt bon que ça tombe un 8 mars car j’avais justement l’intention de parler d’une auteure, femme donc, et féministe.
    Ah oui ! Un autre élément survenu dans l’actualité de la littérature me conforte dans l’idée d’évoquer cette auteure. Il s’agit du décès, cette semaine, de l’immense écrivain turc Yechar Kemal. L’auteur de la série des Memed, qu’on surnommait l’Homère de l’Anatolie, est cet écrivain qui – avec Nazim Hikmet – nous a donné à voir autrement la Turquie. Eh bien, Yechar Kemal, longtemps journaliste à Istanbul, faisait partie du comité de soutien à Pinar Selek, cette auteure dont je voudrais ici causer. De passage à Berlin en 2009, j’appelai comme de coutume en pareille circonstance, mon ami le regretté Missoum Boumediene. Il logeait alors chez un ami commun, Olivier. Ils m’invitèrent à les rejoindre pour un dîner auquel ils avaient convié des amis turcs. J’arrivai le premier et en attendant les autres, Missoum entreprit de me parler de Pinar Selek, elle aussi invitée. «Tu verras, me dit-il, combien elle est chaleureuse et combattive.».
    Plus tard dans la soirée, Pinar Selek nous rejoignit. Elle connaissait le français, ce qui favorisa l’échange. On parla de tout, de rien. A ce stade, j’ignorai tout d’elle. A un moment, elle sortit des cassettes de son sac et demanda à ses hôtes si on pouvait les écouter. C’était de la musique kurde.
    - Etes-vous kurde ? lui demandai-je timidement.
    Timidement parce que quelques années plus tôt, en voyage à Istanbul, je m’enquis auprès d’une connaissance turque qui m’entretenait sur un ton neutre de la question kurde, de savoir si lui-même l’était. Sa réaction fut surprenante d’agressivité. Depuis j’ai appris à modérer mes questions. Pinar Selek me répondit qu’elle ne l’était pas, mais qu’elle avait une sympathie certaine pour les Kurdes, et que d’ailleurs, son exil naissant leur était dû en partie. Plus tard dans la soirée, elle nous raconta ce qu’il lui était arrivé et qui s’appelait déjà «l’affaire Pinar Selek», laquelle prendra par la suite une ampleur internationale. Mais d’abord, elle nous dit comment Missoum Boumediene était devenu son cicerone dans Berlin : «Il m’a appris à prendre le bus, le métro, quelques mots usuels d’allemand. Je lui en serai toujours reconnaissante.»
    Des années après, en 2013, je la retrouvai dans une librairie rue Oberkampf à Paris où elle présentait son premier roman, La Maison du Bosphore. Elle avait franchi le cap car au cours de cette soirée berlinoise de 2009, elle avait déjà parlé de cette envie de s’exprimer par la fiction.
    L’affaire Pinar Selek est à la fois simple et effrayante. D’abord, avant d’aborder l’affaire elle-même, il faut préciser que le père de Pinar Selek, Alp Selek, un célèbre avocat stambouliote, avait été embastillé pendant 4 ans et demi après le coup d’Etat militaire de 1980. Son grand-père, Haki Selek, était l’un des fondateurs du Parti des travailleurs de Turquie. On voit qu’elle a de qui tenir !
    Sociologue, elle avait choisi de travailler sur un tabou : les groupes opprimés en Turquie. Elle partagea la vie des enfants de la rue Ulkër à Istanbul durant plusieurs mois – jeunes homosexuels et transsexuels, enfants de prostituées –. Elle en fera le sujet de son mémoire de DEA soutenu en 1997. Déjà mal vue pour ce travail, ce fut lorsqu’elle entreprit une enquête d’histoire orale sur la diaspora politique kurde au Kurdistan, en Allemagne et en France qu’elle devint réellement suspecte.
    Le 11 juillet 1998, la police turque l’arrêta. Interrogée, elle refusa de donner le nom de ses enquêtés kurdes. Soumise à la torture, elle persista dans son refus. En représailles, on lui colla sur le dos un «acte de terrorisme», l’explosion du Bazar aux Epices qui fit le 9 juillet 1998, 7 morts et plusieurs dizaines de blessés. La police produisit des preuves falsifiées censées prouver que l’attentat était dû au PKK et que Pinar Selek y était impliquée. Pourtant, plusieurs experts indépendants avaient établi formellement que l’explosion était due à une fuite de gaz. Libérée et en attente de jugement, elle créa l’Association Amargi contre la violence faite aux femmes.
    Premier procès en 2006. L’un des faux témoins se rétracte et dit l’avoir accusée sous la torture. Elle est relaxée. En 2008, sur appel du procureur, elle est rejugée et à nouveau relaxée. Mais le procureur fait encore appel. Elle en profite pour fuir la Turquie. C’est là que je la rencontrai pour la première fois en Allemagne. Depuis, vivant en exil entre l’Allemagne et la France, Pinar Selek sera plusieurs fois jugée et relaxée. Chaque fois la cour de cassation cassera le jugement. En 2011, troisième acquittement. En 2013, elle est condamnée à la perpétuité. Le 11 juin 2014, la cour de cassation annule la condamnation de 2013. Elle sera rejugée.
    Dans cette affaire qui a pris des dimensions d’enjeu quasi diplomatique, c’est l’indépendance de la justice turque qui est évaluée à l’aune de l’admission de la Turquie dans l’Union européenne. Autant que les protagonistes de son roman, ces jeunes d’Istanbul épris de liberté, Pinar Selek est à la fois un personnage littéraire guidé par son idéalisme, et une passionaria dont le talent est mis au service des minorités opprimées et invisibles.
    Son dernier livre, Parce qu’ils sont arméniens (Liana Levi), la rend encore plus sulfureuse aux yeux du pouvoir turc. Il y est question du génocide arménien. Le tabou des tabous...
    A. M.

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  11. #20
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    Post Massinissa et les lunettes de Mussolini

    Chronique du jour
    Ici mieux que là-bas
    15 Mars 2015
    Balade dans le Mentir/vrai(48)
    Massinissa et les lunettes de Mussolini


    Par Arezki Metref
    [email protected]

    Je crois bien que je viens de choper la déprime. Juste là, à l’instant ! Tu veux savoir le pourquoi du comment ? Eh bien, en découvrant l’incroyable, l’inouï. Massinissa, notre grand aguellid, celui qui unifia et agrandit son pays, était aussi et surtout un OPhE.
    C’est quoi ça, un OPhE ? C’est de l’Umberto Ecco. Ça désigne un Objet Physiquement Existant, une entité qui a vécu comme être et qui survit comme représentation à travers les textes. De ce point de vue et pour rester avec Ecco, Massinissa est aussi un objet sémiotique. Il concentre un ensemble de caractéristiques renvoyées par des mots et des noms précis.
    Eh oui, toute une phraséologie, tout ce baratin, tout ce pathos pour en venir à dire une chose toute simple. Massinissa, on en parle, on écrit, on tartine même à tire-larigot sur lui, mais il demeure aussi flouté qu’un personnage de fiction dont la réalité est modulable selon le zoom de chaque auteur.
    L’autre expression désignant ce type de personnage est : entité fluctuante.
    Quand j’ai découvert le cinéma, et plus spécialement ce genre que je place au-dessus du western, à savoir le péplum, je me suis demandé ce que donnerait une représentation du guerrier Massinissa au cinéma. Je croyais qu’il n’existait aucun film dans lequel aurait apparu notre bon vieux mythique roi. D’ailleurs, on sait que la seule représentation qui nous soit parvenue se résume à un vague profil de monnaie.
    Inutile de te dire ma sidération en mettant la main, bien involontairement du reste, sur un film que l’Italien Carmine Gallone réalisa en 1937. L’acteur Fosco Giachetti y prête ses traits à Massinissa, et Francesca Braggiotti les siens à Sophonisbe laquelle avait inspiré à Pierre Corneille une tragédie jouée pour la première fois en 1663 à Paris. Sophonisbe était la fille du général carthaginois Hasdrubal Gisco qui épousa sur ordre de son père, Syphax, le roi massaesyle. Cette union était motivée par l’alliance politique entre Carthage et Siga. Fiancée à Massinissa avant d’épouser Syphax, elle se maria au premier après la défaite du second. Désavouée par Scipion l’Africain, l’union ne dura guère car Sophonisbe préféra se donner la mort plutôt que de tomber entre les mains de ses ennemis.
    Massinissa a donc eu un visage au cinéma. Et quel visage ! Peau sombre, traits anguleux du comploteur, profil de traître, il n'est pas présenté comme un allié de Rome mais plutôt comme un vassal. On dirait aujourd'hui un harki. On ne peut nier son alliance avec Rome à la tête de la cavalerie numide pendant la bataille de Zama, mais, dans le contexte de l’époque, c’était dans l’ordre des choses. Syphax chercha à annexer le royaume massyle, dirigé par Gaia, le père de Massinissa. Syphax s’allia d’abord à Rome et se tourna contre Carthage puis un renversement d’alliance se fit qui conduisit le jeune prince Massinissa à défendre sa patrie en s’alliant à l’ennemi commun.
    Poussant le besoin de satisfaire cette curiosité née de la découverte, j’allai vers un étonnement plus grand qui me fit comprendre pourquoi celui que nous tenons pour le fondateur du premier Etat numide unifié y est si piteusement présenté.
    C'est que le film en question, intitulé Scipion l'Africain, a une histoire très particulière. Commandité par Benito Mussolini en personne, il avait pour message sous-jacent de célébrer l'expansion du fascisme italien jusqu'en Ethiopie envahie cette année-là. Le rappel d'un passé considéré comme glorieux par le fascisme italien, la victoire sur Carthage par Scipion l'Africain lors de la deuxième guerre punique vers 205 av. JC, mise en parallèle avec la vision impériale de Mussolini, conférait à ce film une mission ostentatoire de propagande.
    D’autres éléments confortent cet aspect. Vittorio Mussolini, fils du Duce, en était le producteur. Le Duce lui-même aurait coaché les figurants pour la séquence de la bataille de Zama. Les moyens énormes mis au service du film par le régime fasciste prouvent aussi son intérêt pour la propagande : 6 scénaristes, 350 jours de tournage, plusieurs milliers de figurants dont 6 000 rien que pour la bataille de Zama. Et pour boucler la boucle, le film reçoit la même année le 1er prix du Festival de Venise, lequel prix était surnommé La Copa de Mussolini.
    Par la suite, le film est resté dans l’histoire comme le premier à avoir servi de champ d’expérimentation au zoom optique, procédé technique qui allait enrichir les ressources créatives du 7e art.
    Arrêt sur image : un film dans lequel apparaît pour la première fois au cinéma le personnage de Sophonisbe a été réalisé en 1914 par Giovanni Pastron. Intitulé Cabria, il est considéré comme l’un des premiers péplums du cinéma et fut le lieu d’un autre progrès technique, le premier long métrage à utiliser le travelling.
    Revenons à Scipion l’Africain puis à Massinissa. On reprocha à Annibal Ninchi, l’acteur incarnant Scipion, d’avoir été la caricature de Mussolini en reprenant dans son interprétation les tics, intonations et mouvements du menton du Duce. D’ailleurs ce dernier, dit-on, demeura atterré par cette prestation. Un critique malicieux alla jusqu’à imaginer un film sur Vercingétorix dont l’acteur aurait repris le discours et les mimiques de De Gaulle.
    Un film de propagande est toujours binaire. Dans celui-ci, les Romains sont rutilants, volontaires, courageux, patriotes, hommes d’honneur, tandis que les Carthaginois et leurs alliés les Numides sont eux, cruels, brutaux, en un mot, barbares. Au milieu, Massinissa qui n’est pas un Romain mais qui n’est déjà plus un Numide, cumule les tares des siens avec celles, universelles, de la traîtrise. Voilà ce que devient Massinissa à travers les lunettes de Mussolini.
    A. M.
    Dernière modification par zadhand ; 15/03/2015 à 22h34. Motif: Massinissa et les lunettes de Mussolini
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