Chronique du jour
18 Janvier 2015
LA DICTATURE DE L’EMOTION
Par Arezki Metref
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De toute façon, même avant la tuerie à Charlie Hebdo, j’avais la ferme intention de ne pas lire le dernier roman de Houellebecq. Ce recul est moins dû à la connotation «islamophobe», telle que supposée ou rendue par de nombreux journalistes, qu’au fait d’avoir surfé sur la vague des fantasmes mortifères.
Avant de poursuivre, expliquons-nous sur le terme «islamophobe». Olivier Rolin, dans un article du Monde, le démagnétise de ses stigmates en rappelant que phobie signifie en grec ancien, peur plutôt que haine. Quand j’utilise ce mot ici, ce n’est pas pour le brandir comme une sorte d’épouvantail destiné à empêcher que l’on parle de l’islam. On a besoin au contraire d'en discuter en allant au fond des choses. Je l’utilise comme un symptôme révélateur de cet effet pervers qui consiste à condenser toute une population de niveau social, idéologique, multiple, dans une épure de religion tenue en suspicion pour ce qu’elle est. Pour ma part, islamophobie veut dire xénophobie tant l’amalgame est puissant entre étranger et musulman.
Mais revenons à Houellebecq. Ce n’est pas tant le fait de s’en prendre à l’islam, après tout, il a le droit d’aimer ou pas telle ou telle religion, et de l’écrire dans ses romans. Ce qui me gêne, c’est son exploitation des peurs populaires murées dans l’inconscient et de ses conséquences. Il cède au lieu commun et l’alimente. Après le communiste, le couteau entre les dents, voici l’étranger et en particulier le musulman enturbanné d’explosifs.
Bien sûr, Houellebecq se défend d’attiser la haine du musulman que Coulibaly et les frères Kouachi ont comme définitivement scellée par leurs actes infâmes. Mais il paraît évident qu’en ayant choisi une fiction dont beaucoup de Français redoutent l’accomplissement (l’arrivée à l’Elysée d’un président musulman au terme d’un processus funeste), Houellebecq s’attelle à densifier par l’imaginaire une crainte qui est dans le champ du réel.
Ce n’est donc pas pour des raisons littéraires que je refuse de le lire. Houellebecq n’est pas Gide, mais ce n’est pas non plus Musso. Dans ce registre, les goûts ne se discutent pas, et la littérature de Houellebecq n’est pas du mien.
Ce que je trouve déplorable, c’est cette connexion entre un ouvrage et une situation dangereusement critique que le monde politico-mediatico-éditorial exploite pour des raisons de profit — dans tous les sens du terme : financier, électoral, politique. D’autres utilisent ce filon, Eric Zemmour, avec moins de talent, Alain Finkielkraut, avec davantage de hargne anti-immigré.
Il faut dire qu’initialement, ce n’était pas mon propos de m’appesantir sur cet instrumentaliste des pulsions morbides qu’est Houellebecq. Il s’agissait de m’interroger sur cette propension à incriminer — à des niveaux d’argumentation variés allant de la caricature à la sophistication —, toute une population «sociologiquement musulmane», pour emprunter cette formule à Maxime Rodinson, pour des actes barbares commis par une poignée de djihadistes français. On ne peut rien contre les préjugés et les raccourcis, mais il est utile de sonder, même en bravant ce sacrement que procure l’émotion, les rapports entre le crime enrobé de djihadisme qui a frappé en pleine capitale d’un grand pays démocratique comme la France, avec les engagements de ce dernier au Mali, en Syrie, en Irak, en Afghanistan, etc. Même des voix acquises au système, comme celle de Dominique de Villepin, reconnaissent qu’on ne peut pas faire l’économie de ce questionnement douloureux.
Bien entendu nous savons, nous autres Algériens, peut-être davantage que d’autres, les ravages criminels que commet l’intégrisme musulman, et il n’est pas question de ne pas se solidariser avec le combat pour la liberté d’expression. Cependant, il ne faut pas réduire à un choc simplifié entre les forces criminelles de la censure islamiste et les combattants de la liberté d’expression, un conflit aux racines plus profondes.
On se sent, à raison, obligés de dénoncer les islamistes et leur radicalisme assassin, et de se démarquer d’eux, non pas parce que oublier de le faire octroierait une part de culpabilité, mais parce que nous autres, Algériens, avons eu la preuve par la tragédie que le grand malheur commence de cette façon. L’islamologue français, Olivier Roy, a parfaitement raison de relever le malaise des élites musulmanes sécularisées et laïcisées», lesquelles sont mises en demeure, du fait de leur «identité», de parler de l’islam sous la pression, et de se désolidariser de ses perversions.
Donc, répétons-le clairement : je m’identifie davantage à la victime qu’au bourreau. Aussitôt dit, on s’aperçoit que cette affirmation de solidarité identificatoire bute sur cette limite : elle ne peut répondre à l’ensemble des questions sous-jacentes. Ces questions, on se les est posées modérément en Algérie où jamais l’on est parvenu à tarir le gisement des djihadistes.
Qu’est-ce qui peut conduire des jeunes, en l’occurrence français, parfois nouvellement convertis à l’islam, à devenir des terroristes et commettre des crimes qui horrifient le monde ? Se poser ces questions ne consiste pas à les exonérer de l’abomination de leurs actes, mais d’essayer de déconstruire le parcours qui mène à cette sanglante impasse. Souvent, ils tuent au nom d’un islam dont ils ne connaissent rien, à l’image de ce Coulibaly qui ne distinguait pas le sunnisme du chiisme. Il est patent que l’endoctrinement djihadiste ne prend que dans la mesure où sa rhétorique simpliste se greffe sur un mal-être des jeunes engendré par des phénomènes sociaux et politiques, eux-mêmes puisés dans la ghettoïsation, les inégalités et l’attitude ambiguë des politiques à l’endroit de la laïcité.
Pour terminer sur un autre écrivain, je citerai les propos de Le Clézio suite à la marche du dimanche 11 janvier. Aussi émouvante soit-elle, une marche ne suffit pas à changer quoi que ce soit. Pour cela, «il faut briser les ghettos, ouvrir les portes, donner à chaque habitant de ce pays sa chance, entendre sa voix, apprendre de lui autant qu’il apprend des autres. Il faut cesser de laisser se construire une étrangeté à l’intérieur de la nation.» Le Clézio le dit de la France secouée par les attentats. Je le reprends pour le compte de l’Algérie, ce pays meurtri où le terrorisme est un drame banalisé depuis si longtemps…
A. M.
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Chronique du jour
25 Janvier 2015
Rencontre entre Abdelkrim Djaâd et Stéphane Hessel
Par Arezki Metref
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Avant même qu’Abdelkrim Djaâd ne commette en sourdine la facétie de s’éclipser sans prévenir, j’avais l’intention de raconter une ou deux histoires que nous avions partagées.
Je ne savais pas hélas qu’elles prendraient la couleur de l’hommage post-mortem, moi qui les concevais juste comme des séquences de mentir/vrai, à l’instar de celle que j’ai déjà narrée dans le tout premier épisode de cette série paru ici même le dimanche 9 février 2014.
La chronique portait le titre pompeux de «Où il est question de Rainer Maria Rilke». J’y racontais la rencontre inopinée entre Djaâd et Derrida. Voici le passage incriminé : «Bientôt nous voyons arriver Jacques Derrida que j’avais connu dans des circonstances que je relaterai plus loin. Il était accompagné d’un homme. Il nous remarque et, sans attendre que nous venions vers lui, il se dirige vers nous pour nous saluer avec beaucoup d’humilité et de simplicité. Je lui présente Abdelkrim Djaâd et lui, l’homme qui l’accompagnait comme étant son cousin. En référence au fait que Derrida soit né à El-Biar, en Algérie, Djaâd plaisante : «Nous sommes tous un peu cousins.» Et Derrida de répondre : «Mais en ce moment, ça va plutôt mal dans la famille.»
Il avait, bien entendu, lu cette chronique et me confia que c’était l’évocation d’un bon souvenir.
Abdelkrim Djaâd restera toujours, comme dans cette scène, un homme vif, incisif et raffiné, élégant et fonceur, la réplique prompte, à l’aise dans ses baskets et dans ses neurones. Un fait donne une idée de son ambition intellectuelle et de son sens de l’altitude. Il n’y avait que lui pour créer, en 1987, après son éjection d’Algérie-Actualité, où il était la plume vedette, une boîte de communication et la nommer Synapse.
En 1998, je crois, lui qui ne savait pas rester tranquille, s’est mis en tête de fonder à Paris un mensuel Ensemble. Malgré les indescriptibles difficultés de l’entreprise, il y parvint. L’aventure ne dura guère mais c’est une autre paire de manches. Et il y aurait sans doute beaucoup à relater sur cette expérience.
Pour ma part, j’avais de son vivant le projet de rapporter l’initiative que nous avions prise, Abdelkrim et moi, dans le cadre de ce journal, de demander une interview à Stéphane Hessel, qui n’était pas à l’époque la star absolue qu’il allait devenir dans les années 2000. Il m’échut de trouver les coordonnées de Stéphane Hessel, et de prendre rendez-vous. Ce fut un jeu d’enfant, notre homme étant sur le Minitel comme n’importe quel quidam.
Stéphane Hessel avait alors des positions et des analyses iconoclastes, notamment sur la question de l’immigration et plus spécialement des sans-papiers, sur celle des droits de l’Homme et, enfin, sur celle du conflit israélo-palestinien. C’est ce qui en premier lieu nous intéressait pour le journal. Mais à cette singularité dans le paysage intellectuel et politique français s’ajoutait cet atour, intellectuel, qu’il était aussi un personnage de roman, pour l’histoire d’où il venait. Il était le fruit d’une histoire d’amour triangulaire entre deux amis, Henri-Pierre Roché et Frantz Hessel, avec Hélène Grund.
Franz Hessel et Helen Grund finirent par se marier et engendrèrent Stéphane Hessel. Henri-Pierre Roché, le troisième larron, raconte cette histoire compliquée dans un roman autobiographique intitulé Jules et Jim. Une anecdote devenue populaire dès lors que François Truffaut en fit un film.
Abdelkrim Djaâd et moi-même avions tout cela à l’esprit le matin où nous devions rencontrer chez lui Stéphane Hessel. A 10 h tapantes, nous sonnâmes à sa porte, un appartement dans un immeuble du 14e arrondissement de Paris. Il nous ouvrit, déjà sur son trente et un. Chemise cravate, veste et tout l’apparat du diplomate. Je me retourne vers Abdelkrim et je m’aperçois que lui aussi, comme à l’ordinaire, était sur son trente et un. Tous ses amis savent combien Abdelkrim Djaâd aimait se saper au point que, nous amusant avec quelques copains à dresser un hit-parade de la meilleure garde-robe d’Alger, au début des années 1990, nous désignâmes la sienne en tête sans hésiter.
Stéphane Hessel avait l’air sincèrement heureux de recevoir des journalistes algériens. L’interview se déroula dans l’élégance et la culture. Outre le fait de répondre à nos questions sur la façon dont le gouvernement devait envisager des solutions à propos de l’immigration et de son corollaire, son instrumentalisation par le Front national, il évoqua pour nous André Breton, Philippe Soupault, Max Ernest, Man Ray et d’autres de ces poètes et artistes qui ont changé le monde.
Nous sortîmes de là assez sonnés. Au sens positif du terme, si tant est qu’existe ce sens positif.
Nous avions senti qu’il s’était passé quelque chose qui allait bien au-delà de la simple interview, dont nous avions, l’un et l’autre, une si courante pratique avec des personnes de toutes sortes.
Juste après la mort de Stéphane Hessel en 2013, nous devions, Abdelkrim Djaâd et moi, au cours d’un déjeuner, évoquer cette rencontre comme un bon souvenir partagé. Et comme la première fois, nous nous appesantîmes davantage sur la teneur littéraire du personnage que sur ses positions. Entretemps, il y eut tout le ramdam fait par «Indignez-vous».
Toujours pour la réalisation de ce dossier, nous dûmes, le lendemain, nous rendre à l’Assemblée nationale pour y rencontrer Julien Dray, député socialiste. Abdelkrim Djaâd me dit, en sortant: «Tu vois la différence ?». Oui, la culture. Le bain culturel. Le goût et le sens de la culture. Quand on y baigne, la politique elle-même s’habille d’humanisme.
Il y aurait tant d’histoires de ce genre à raconter sur lui. Sa mort nous replonge dans le souvenir douloureux de celle de Tahar Djaout. Terrible épreuve qu’il a subie dans la pudeur, car cet homme de franchise était aussi un homme pudique. Un homme qui a, par son talent de plume et d’être social, pris tant de place de son vivant ne s’en va jamais complètement. Il nous laisse, en plus de celles qu’il a racontées lui-même dans ses romans et ses chroniques, tant de choses à raconter sur lui et avec lui.
A. M.
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