Tête de litote !
Chronique du jour
Ici mieux que là-bas
22 Février 2015
Balade dans le Mentir/vrai(45)
Tête de litote !
Par Arezki Metref
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Litote. ça part de là. L’Union européenne, Allemagne en tête de file, veut absolument étrangler davantage la Grèce exsangue en lui faisant payer sa dette. Ce moyen létal s’appelle l’austérité. Mais Syriza, qui a raflé les dernières élections, n’a pas tort de rappeler la dette de l’Allemagne elle-même à l’égard de la Grèce. Elle s’élèverait à 162 milliards d’euros, soit la moitié de ce que la Grèce doit aujourd’hui. Deux poids, deux mesures ? C’est la loi du plus fort, toujours la meilleure, d’après ce brave La Fontaine, redevable lui-même du suc de son propos, et deux fois plutôt qu’une, au fabuliste grec Esope.
L’autre litote, c’est qu’on ne mesure jamais assez ce que le monde occidental doit à la Grèce. Tiens, on parle à satiété de la dette grecque, ces vulgaires emprunts mesurables en numéraires, mais jamais de l’inestimable dette philosophique et même politique que ce même Occident, et l’humanité entière, a à l’égard d’Athènes. Résumée en quelques mots, cette dette a pour nom démocratie (de demos, peuple, et kratos, pouvoir), citoyen (politis), république (res publica), et autres éléments fondamentaux, constitutifs de la civilisation occidentale.
Mais que vient donc faire cette incartade dans le mentir-vrai ? C’est quoi, cette intrusion ?
Eh bien, c’est à cause de cet écrivain franco-grec, Vassilis Alexakis. Invité l’autre jour sur une radio française, il présentait son dernier roman, La Clarinette. Je l’écoutais à vrai dire mollement, avec la distraction amusée qu’on met à écouter un type en train de te vendre son bouquin, lorsque soudain j’eus la sensation d’une parenté. Mais oui, c’est ça : nous puisions nos mots à la même source du mentir-vrai. Une source qui part de la Méditerranée et fatalement y revient.
Il disait à propos du rôle de l’écrivain qu’il était consubstantiel à la culture grecque, la Grèce étant «un pays qui vit sur la mémoire, on se raconte des histoires. Quand on est grec, par sa tradition culturelle, on a le droit de mentir». Eh bien oui, la Grèce n’est-ce pas le lieu de naissance du mythe ? Par extension, on peut le dire de toutes les régions de la Méditerranée où on a le culte de la parole.
Et Vassilis Alexakis raconte que, lorsqu’il était enfant, il disait à sa mère que son rêve était de devenir un grand… menteur. Menteur, oui ! Il ajoute : «Et j’ai réussi.» C’est-à-dire qu’il est devenu écrivain.
Alerté par cette déclaration qui tient a priori de l’esbroufe, je prêtai l’oreille à la suite de ses propos. Il en vint à l’actualité de la Grèce enthousiaste à porter au pouvoir un mouvement de gauche. Abordant l’actualité, il mentionnait les titres de la presse grecque qui proclamait en «Une» ce refus unanime : non à la litote ! Bien lire : non à la litote ! Mais, bon sang, qu’est-ce que la litote vient faire dans cette histoire de négociations entre le gouvernement de Tzipras et les instances de l’Union européenne ? Que vient faire là-dedans cette figure de style, étant entendu que la litote consiste à dire moins pour entendre davantage. Vassilis Alexakis explique qu’il ne s’agit nullement d’un manifeste littéraire, mais plus prosaïquement de crise politique car en grec, litote signifie tout simplement austérité.
Donc, en passant d’une langue à l’autre, on change de continent sémantique. On traverse le fleuve, la mer, les sables.
On reste dans la continuité. Litote égale austérité. Tout est dit dans le mélange avec jubilation des registres. On entremêle les instances, on confond les étapes. C’est la manière du menteur et l’art de l’écrivain.
Enième litote et autre écrivain. Ou plutôt écrivaine. Grecque. Comme quoi la crise accouche d’œuvres d’art. Elle s’appelle Ersi Sotiropoulos. Romancière et poétesse de 60 ans, elle a bourlingué à travers le monde à la recherche de ce Graal qui a pour nom l’écriture. «Ecrire pas publier», dit-elle. Elle a sillonné le monde, de New York où elle participe à l’International Writing Program, à Rome où elle rencontre Alberto Moravia vieillissant en passant par Paris, les Pays-Bas. Et la voilà aujourd’hui tenue, avec Eva (Stock), un roman qui vient de sortir, pour n’avoir pas «son pareil pour raconter ce que vivent ses compatriotes», selon Le Monde. Petit morceau de lucidité littéraire, et de talent à verser au débat – infini, inépuisable tonneau des Danaïdes — sur ce que doit être la littérature : «La littérature n’est pas la sociologie. Les réflexions politiques doivent surgir indirectement de la narration. Pas d’un copier-collé de ce que les journaux et la télévision nous déversent tous les jours.»
Ultime litote ? Ou peut-être première parabole. Elle s’appelle Orthodoxie. Elle est grecque aussi, et c’est une femme. Victime — elle aussi — de la crise, elle est joueuse de foot dans une équipe de SDF mixte d’Athènes. Comme dans beaucoup de villes d’Europe étranglée par la crise du capitalisme financier qui n’en finit plus de prendre aux plus pauvres, il s’est créé dans la capitale grecque une équipe de foot composée d’hommes et de femmes qui ont en commun le fait de vivre dans la rue.
Ce sont des gens vaillants et courageux, comme des personnages d’Ersi Sotiropoulos, qui combattent la sinistrose provoquée par l’austérité – litote, en grec, souviens t’en ! – en tapant dans un ballon, ce qui équivaut à recouvrir un peu de cette dignité que le pro0fit capitaliste leur a honteusement confisquée. Il y a comme une ironie à ce que le pivot d’une équipe de SDF d’Athènes s’appelle Orthodoxie qui vient du Grec et qui veut dire droit et opinion. Une opinion droite.
A. M.
Nombre de lectures : 1980
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