Affichage des résultats 1 à 10 sur 46

Vue hybride

Message précédent Message précédent   Message suivant Message suivant
  1. #1
    Date d'inscription
    novembre 2012
    Messages
    12 943
    Thanks
    0
    Total, Thanks 15 317 fois
    Pouvoir de réputation
    167

    Post Ici mieux que là-bas By Arezki Metref


    Chronique du jour : 14/12/2014

    Balade dans le Mentir/vrai(38)
    La remontée du saumon

    Par Arezki Metref
    [email protected]

    J’ai revu plusieurs fois Jules Roy après son retour d’Algérie. Il en rapporta un livre, Adieu ma mère, adieu mon cœur (Albin Michel, 1996), qui résonne des accents crépusculaires de l’oraison. Il y décrivait un pèlerinage un peu surréaliste dans une Algérie alors plongée dans le sang et les larmes. Comment retrouver la tombe de sa mère, recouverte de ronces et d’oubli, là où partout la terre était fraîchement retournée pour y ensevelir des centaines de morts par jour ? Souvent des jeunes. Tués avant même qu’ils aient eu le temps d’avoir des souvenirs !
    Je n’eus pas le sentiment que ce voyage ait changé en quoi que ce soit Jules Roy. Pas en apparence. Pas en profondeur ! Relisant cette phrase, j’en mesure soudain toute la vanité. Elle pourrait laisser croire que je le connaissais assez pour juger d’un quelconque changement. Disons plutôt, en me fondant sur les longues et houleuses discussions que nous eûmes avant son départ, qu’il tenait les mêmes propos.
    Nous nous revîmes quelquefois à Paris en présence d’Ivan, qui fut son compagnon de voyage, son «guide», disait-il, sans que jamais son nom soit cité dans le texte. Puis, je suis allé le trouver à Vézelay dans des circonstances que je raconterai peut-être dans une prochaine occasion.
    Evidemment, même si Jules Roy restait fidèle à cette image de baroudeur du verbe avec l’impertinent franc-écrire que nous lui connaissions, à l’égard de tous et de chacun, et qui parcourt ses pages comme des giclées de vitriol, il n’en reste pas moins qu’en nous racontant de vive voix des moments de cette virée testamentaire, il en disait davantage et de façon plus acerbe.
    Ainsi relata-t-il ce coup de gueule :
    - J’ai demandé aux officiels algériens de me dire qui avait si anarchiquement bétonné «ma» Mitidja, la terre sensuelle de mon enfance ? On me ramena un monsieur bien sous tous rapports, Abdelhamid Aouchiche. Il portait des chaussettes en soie !
    Cette irrévérence lui était familière. Pour lui, le vieux bougon revêche toujours insatisfait, c’était la règle. Il n’épargnait personne, pas même sa mère : «Ma mère disait toujours : “Ce sont des sauvages. Ils jouissent de voir le sang couler, ils ne pensent qu’à ça…” Ma mère, quand elle parle ainsi, oublie la façon dont elle coupe la langue aux poules qu’elle sacrifie. Cric, crac, je vois le sang emplir le bol.»
    Je ne sais pas si Jules Roy s’attristait ou jubilait du fait qu’il en était réduit à déposer, sur la tombe de sa mère au cimetière de Sidi Moussa, un bouquet de roses cueillies au jardin de l’hôtel El Djazaïr qu’il appelait comme tout le monde Saint-George, encadré d’une automitrailleuse et de half-tracks, entouré «d’Arabes pour me protéger des Arabes», mais il le racontait comme une prouesse, et une désolation. Sans doute cette ambiguïté résume-t-elle une autre ambiguïté plus fondamentale et pérenne, matricielle même, celle qu’il eut toujours à l’égard de l’Algérie.
    Des «Arabes» le protégeant d’autres «Arabes», cette image condense le sentiment de juste inéluctabilité de l’indépendance et de sa regrettable perversion. Dans ce même livre, revenant sur son sentiment à l’égard de sa terre natale, il avoue le paradoxe d’avoir à la fois préféré, lui, la justice à sa mère, et d’avoir été incapable de le proclamer tant que Camus était en vie.
    Dans un article publié par L’Express du 24 août 1955, Jules Roy écrivait brut de décoffrage : «Si j’étais musulman, ce n’est pas de notre côté que je serais, mais dans le maquis.» José Lenzini, qui lui a consacré un livre(1), affirme que Camus a été heurté par ces propos.
    Jules Roy se mura alors dans le silence. Ce n’est qu’après la mort de Camus qu'il jugea utile de sortir de cette réserve : « Lui vivant, je n’aurais jamais osé prendre la parole sur ce problème, il était le maître, lui seul pouvait », répéta-t-il dans son dernier ouvrage.
    En 1960, Camus était mort, et Jules Roy fit ce «voyage pathétique» dans l’Algérie en guerre. Il en revint avec un livre, La guerre d’Algérie (Julliard, 1960) qui osait parler de «guerre» plutôt que de troubles et d’événements, et qui eut maille à partir avec la censure. L’ouvrage fit grand bruit et confirma que l'ancien aviateur était resté ce «céleste insoumis» jusque-là occulté par de plus grands, Camus et Amrouche. Mais voilà qu’à la fin de sa vie, il faisait cet étrange aveu : «Un éditeur sans scrupule avait, comme un vautour, plongé sur sa disparition (celle de Camus) pour me convaincre que je pouvais, qu’il me fallait intervenir. (…) Et voilà, j’y étais, attiré par l’indignité à dénoncer.»
    Comme tous les gens d’un certain âge, Jules Roy vivait encore à l’époque de son enfance. Il parlait davantage de Meftah, ce valet de ferme «indigène», qui le portait sur ses épaules contre la volonté de sa mère saisie d’effroi, que de l’Algérie souffrante qu’il venait de quitter avec un mélange de compassion et de colère.
    J’imagine que ce retour aux sources avait, en dépit de la perception extérieure qu’on pouvait en avoir, apaisé en lui cette exaspération de ne jamais pouvoir fleurir la tombe de sa mère. C’était fait. Je sentis à notre égard, nous Algériens qui le rencontrions alors, moins de distance, et même davantage d’affection. Quelque chose de cette magie de la terre-mère nous avait peut-être, par-delà les heurts et les antagonismes de l’Histoire, totalement réconciliés.
    A. M.

    1) José Lenzini, Jules Roy, Le Céleste insoumis, Editions du Tell.

    Nombre de lectures : 1001
    Atlas-HD-200 B102 B118
    Icone I-5000

    ZsFa

  2. #2
    Date d'inscription
    novembre 2012
    Messages
    12 943
    Thanks
    0
    Total, Thanks 15 317 fois
    Pouvoir de réputation
    167

    Post Ici mieux que là-bas By Arezki Metref


    Chronique du jour : 21/12/2014

    Balade dans le Mentir/vrai(39)
    Donc, l’ennui !


    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Il faut avoir connu le décor pour saisir vraiment ce que veut dire l’ennui. Là aussi, je dois m’abandonner à croire à une conspiration du hasard.
    Le décor, donc. Les rues accablées d’un soleil fétide de la ville d’El-Harrach. Nous sommes au mois de juillet 1967, la Guerre des 6 Jours a été perdue par l’égypte depuis moins d’un mois, et c’est comme un sirocco déportant le sable rouge de la défaite dans le moindre interstice des choses, et la moindre pulsation. Pour châtier l’ennemi, le gouvernement a décidé le boycott des films américains et occidentaux. Dans les cinoches d’El-Harrach, il n’y a que des films hindous, égyptiens et soviétiques. C’est alternatif, c’est bien. Overdose !
    Donc, l’ennui !
    La canicule tasse le contour des objets, les vidant de leur matérialité. On ne perçoit que des formes brouillées et inconsistantes. C’était censé être les vacances. Ah oui ? Holidays ? Un long tunnel de jours équarris sous des soleils obliques, une lumière à arracher la rétine – réminiscence horrifique de l’incision au rasoir de l’œil dans Le Chien andalous de Luis Bunuel avec la complicité de Dali –, et ce sacré lambeau d’El Moudjahid plaqué contre le mur par un vent archiviste. Chaque fois que je pense à cet ennui qui habita l’adolescence dans l’Algérie de Boumediène, je revois le vent soufflant du Sud et cette page de journal punaisée par une force éolienne.
    Donc, l’ennui !
    Comment le combattre, le descendre, l’annihiler, le pousser à rendre gorge ?
    Faut pas essayer une guerre des 6 jours contre lui… Le 7e est fatal ! Reste la lecture. Mais quoi ? Relire les antiques reliques du Vieux où, à l’hémistiche des alexandrins, se niche une sorte de terre promise qui dégage une vapeur soporifique ? Farfouiller dans les «hendécasyllabes de Dante et les hexamètres de Virgile» ?
    Donc, l’ennui !
    Peut-être est-ce le énième commandement, nulle part écrit et partout introuvable, qui guida mes pas vers cette librairie sur la place d’El-Harrach, près de la poste, à la recherche de quelque livre susceptible de chasser l’ennui comme les effluves de citronnelle chassent les moustiques prospérant dans les marigots de l’oued.
    Donc, l’ennui !
    Et cette fois-ci ce n’était plus cette chose dématérialisée qui avait le pouvoir de te soustraire au monde et de te le rendre pénible et fade. C’était L’Ennui de Moravia.
    J’ai sauté sur le livre avec l’espoir d’y trouver un remède contre ce mal dont on ne connaît ni la symptomatologie ni la thérapie. Je me suis assis sur un banc du square Altairac face au collège Laverdet – temps béni, en dépit de tout, où on pouvait encore s’asseoir sur un banc, un livre à la main, sans passer pour un extraterrestre.
    Le décor, encore ! Ce banc vert à la peinture légèrement écaillée, le soleil qui t’enserre les cervicales dans un étau de feu, des vapeurs de lave volcanique flottant au-dessus de la margelle de tes yeux, et ce livre – L’Ennui de Moravia – qui s’avère, à la lecture, ni le remède ni le mal, mais qui produit le trouble effet d’épaissir l’ennui et de lui donner une adresse.
    Pas besoin de chercher ailleurs. L’ennui n’est ni dans le soleil qui ruisselle comme une coulée de guimauve, ni dans ces rues qui dessinent la topographie coincée du cul-de-sac, ni dans ce sirocco transportant les métaphores qui rendent le monde supportable. L’ennui est partout et tu ne peux lui échapper, parce qu’il est en toi. Il est toi.
    Et voilà comment un jeune lycéen à peine lettré, misérablement outillé pour déchiffrer en l’œuvre littéraire l’embellissement du néant et de l’évanescence, en vint à faire d’un livre profondément fastidieux une source de paradoxale jubilation.
    Donc, l’ennui !
    Et cette fois-ci devenu une métaphysique. Eh oui, une métaphysique ! Rigole pas ! A cette époque, ça paraissait barbant. Davantage de goût pour San Antonio et les péplums. Je préférais Daracing, ce Roméo hindou bâti comme Héraclès, qui chantait comme Joselito, à Dino, le peintre raté de 35 ans, riche bourgeois romain, fâché avec la réalité, tel que le décrit Moravia. Pourtant, anesthésié déjà par l’ennui indéfinissable qui servait de placenta à notre quotidien, j’affrontais avec vaillance les pentes vertigineuses de l’ennui, état cérébral que Moravia se délecte à distiller. Dieu, que cette lecture était monotone et en même temps hypnotique.
    Donc, l’ennui !
    Les mots, les images se mirent à résonner, extrayant du sens d’un vieux silence engourdi qui désynchronisait le réel. Cette distorsion entre le regard et la mire, c’est ce que Moravia appelle l’ennui. Ce n’est pas le contraire du divertissement ou de l’occupation. C’est plutôt cette forme molle d’incommunicabilité qu’est l’absence de rapport d’un être humain avec les choses. C’est l’ennui tel que vu par Moravia qui pressa la gâchette de l’arme de Meursault dans L’Etranger de Camus.
    L’ennui, c’est une autre façon de raconter l’histoire du temps, et même celle de la montre. Qui mieux que Dali, habillant d’extravagance l’ennui de sa vie, a illustré cette anomalie par ces images ? Ce n’est pas le temps, notion immatérielle, qui coule mais la matière dont est faite la montre, objet parfaitement palpable.
    Je ne sais pas si je peux pousser la réflexion jusqu’à appliquer cette observation de Moravia à l’époque Boumediène : «L’ennui érige en système l’incommunicabilité non seulement entre le dictateur et les masses, mais entre les citoyens eux-mêmes, comme entre eux et le dictateur.»
    Boumediène était-il un dictateur ? Je ne m’aventurerai pas à l’affirmer, mais en revanche, ce que je peux dire avec certitude, c’est que le projet national qu’il exaltait tournait comme une toupie sur une terre tapissée d’ennui.
    A. M.

    Nombre de lectures : 8
    Atlas-HD-200 B102 B118
    Icone I-5000

    ZsFa

  3. #3
    Date d'inscription
    novembre 2012
    Messages
    12 943
    Thanks
    0
    Total, Thanks 15 317 fois
    Pouvoir de réputation
    167

    Post Ici mieux que là-bas By Arezki Metref


    Chronique du jour : 28/12/2014

    Balade dans le Mentir/vrai(40)
    Bonne année à Anna Karina !




    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Dur de revenir à la réalité ! Surtout après la (re) lecture de La Méprise de Vladimir Nabokov pour finir cette année 2014 qui fut, pour certains, un gigantesque malentendu. Pourquoi ? Peut-être pour des tas de petites choses qui finissent, au bout du compte, par construire le quiproquo. Le fait est qu’il n’est pas évident, déjouant les chausse-trapes, de reprendre pied dans un récit qui me soit propre au sortir d’un roman qui commence par cette proclamation empreinte de vanité et d’autodérision : «Si je n’étais pas parfaitement sûr de mon talent d’écrivain et de ma merveilleuse habileté à exprimer les idées avec une grâce et une vivacité suprême…» Et puis quoi encore ? Ah ces écrivains ! Des bonimenteurs !
    C’est Nabokov qui écrit ces lignes. Mais c’est Hermann, le personnage de La Méprise, — un type infatué, fou comme pas deux, ne craignant pas le ridicule, — qui les énonce comme un prologue à des racontars sur le fil de la lame. Quand un mot tombe, on ne sait jamais de quel côté il s’écrasera. Mais la cause est entendue : Hermann est un menteur compulsif qui finit par s’embrouiller lui-même dans sa narration. Il ne s’y retrouve plus. Il oublie ce qu’il a dit à l’un et à l’autre de ses interlocuteurs. Il raconte n’importe quoi. Mais avec un art consommé. Après ça, va encore croire en quelque chose !
    Pour autant, je dois m’acquitter de ce récit que les mensonges d’Hermann rendent, j’en conviens, plutôt abrupt. Non seulement, il m’incombe de le narrer mais aussi de faire en sorte de le rendre vraisemblable dans les limites raisonnables de l’imaginaire. A ce niveau, il est utile d’avouer que la façon dont Hermann – et Nabokov, et tous les écrivains en fait — fait croire à quelque chose, puis s’en dédouane en une phrase, aide beaucoup à surmonter les périls de la vérité.

    C’est quoi cette histoire ?
    C’est celle d’un jeune qui vivait dans la poussière et la canicule, mais aussi dans la lumière solaire d’un quartier populaire de la banlieue d’Alger. Ce quartier avait pour nom Le Peuplier. Inutile de le chercher sur un plan, vous n’avez aucune chance de le trouver. Bien sûr en bon mythomane, non seulement j’ai pris soin d’en masquer le vrai toponyme, mais en plus je me surprends à croire au faux.
    L’agora en était Le Café des amis. Si Socrate y avait vécu, pour sûr c’est là qu’il aurait tenu ses causeries. D’ailleurs je pense pouvoir avancer que quelques Socrate du cru y avaient formulé des sagesses qu’aucun Platon n’avait fixées dans la postérité.
    Evidemment, dans ce café, il n’y avait que des hommes. Classique ! Je ne me souviens pas que la moindre femme en ait jamais franchi le seuil. Ce détail est important pour la suite. Ce café était le lieu de toutes les vantardises. C’est là que résonnaient les échos du monde. Une sorte de théâtre d’improvisation où chacun déclinait son héroïsme ou sa vaillance, réelle ou supposée. C’était aussi le lieu où s’exhibaient la malice, le pouvoir, la richesse et même une forme de fatuité.
    C’est là, par exemple, que Zampano – Ah ce bon vieux Zampano ! — qui avait emprunté sans vergogne son surnom au personnage de Fellini dans La Strada, se vantait dans des récits alambiqués et métaphoriques, de ses conquêtes féminines. Un nouvelliste, peut-être un double de l’auteur involontaire de ces lignes, en a écrit ailleurs une version qui n’est pas nécessairement la même. La littérature n’est-elle pas la diversité et l’antagonisme des points de vue ?
    Ainsi, un jour, Zampano raconta-t-il comment il avait séduit l’actrice Anna Karina. Connaissant son intarissable verve affabulatrice, on l’écouta avec un mélange d’incrédulité narquoise – cause toujours ! — et de fascination gourmande tant il savait tenir son auditoire. Zampano n’était pas Socrate même s’il parvenait à transformer son public en cercle de quasi-disciples. En revanche, il aurait très bien pu être une doublure d’Aristophane avec son humour incivique et une forme d’obscénité paradoxalement saine.
    On se marra bien quand Zampano se mit à détailler les dialogues qu’il eut avec cette Anna Karina que très peu d’entre nous, au Café des Amis, connaissaient. Nous savions juste que c’était une actrice et une actrice européenne et qu’à ce double titre, autant pour un titre que pour l’autre, il était impossible que Zampano, petit téléphoniste à la DNC, habitant un deux-pièces au Peuplier, ait jamais eu la chance de la voir ailleurs que sur un écran de cinéma. Et encore ! Zampano, dont la mythomanie était notoire au Peuplier, avait l’habitude de jouer des réactions amusées de ses auditeurs. Il utilisait le rire de l’un, le grognement de l’autre, l’ahan d’un troisième pour poursuivre et corser son histoire. Techniques instinctives de conteur ! Mais s’agissant d’Anna Karina, il prit mal nos commentaires. Il s’énerva pour de bon, ce qui n’était pas du tout dans ses habitudes.
    Plus tard, nous saurons qu’à cette époque, — en 1967, vers février — en effet, Anna Karina se trouvait à Alger pour le tournage de L’étranger de Visconti. Zampano nous raconta que c’était l’un de ses amis, un certain Marcello Mastroianni, un acteur italien qu’il avait connu jadis à Paris, qui lui présenta dans un restaurant d’Alger Anna Karina avec qui il tournait un film. Zampano n’en savait pas plus lui-même à l’époque. Tant que l’on prenait ce qu’il racontait pour de l’affabulation, tout fonctionnait du tonnerre. Mais dès que Zampano nous fit comprendre qu’il passait au registre de la réalité, nous nous sentions trahis dans notre contrat de confiance avec lui. Ok, d’accord, si tu mens, fais-le avec notre assentiment. Mais pas comme ça… On s’en tint là avec Zampano qui sortit ce jour-là furieux du Café des Amis.
    Une semaine plus tard, comme pour nous infliger une preuve qu’il n’était pas le bonimenteur que l’on croyait, nous le vîmes entrer au Café des Amis avec Anna Karina à son bras. Elle fut la première femme à pénétrer dans cet établissement d’un quartier populaire. Et la seule. Le Café des Amis n’existe plus depuis longtemps.
    Hermann ambitionnait, tout en se prévalant du mensonge absolu, de convaincre. Oui, je te mens mais j’ai assez de talent pour te faire prendre ce mensonge pour la réalité. Comme lui, on finit par s’embrouiller. Qui de Zampano ou du chroniqueur ment ? Sans aucun talent qui plus est ! Sacré Nabokov !
    Bonne année à toutes et à tous, et surtout, surtout, à Anna Karina !
    A. M.

    Nombre de lectures : 1680
    Atlas-HD-200 B102 B118
    Icone I-5000

    ZsFa

  4. #4
    Date d'inscription
    novembre 2012
    Messages
    12 943
    Thanks
    0
    Total, Thanks 15 317 fois
    Pouvoir de réputation
    167

    Post Ici mieux que là-bas By Arezki Metref


    Chronique du jour : 04 Janvier 2015

    Balade dans le Mentir/vrai(41)
    Nouvel an dans une guérite !
    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Il paraît que le salafisme a atteint un tel point de métastase que certains néophytes ne répondent même pas quand on leur souhaite la bonne année. Pas même par stricte politesse… Pourquoi ? La «bounané», on le sait, ça appartient à la religion des Nazaréens, des ennemis, des koufar ! Voilà, la messe est dite. Oups… pardon !
    Haro sur le baudet… Le baudet ? Il est collectif, le baudet. On ne va pas réécrire l’histoire mais faut-il leur répondre que d’une part, l’Islam reconnaît les religions monothéistes qui lui sont antérieures, et d’autre part, et surtout, que c’est juste une question de convention et même de convenances. Ce n’est pas pour leur donner de mauvaises idées, ils en ont assez comme ça, mais dans ce cas, ils devraient refuser les vacances d’hiver pour leurs enfants, conçues universellement pour coïncider avec les fêtes de fin d’année, et plein d’autres choses du même acabit. Passe sur la bûche qui, jadis honnie, vaut maintenant, ai-je ouï-dire, carrément fetwa. Une condamnation à mort pour un peu de farine, de biscuits, et de je ne sais quoi. Que des choses comestibles, et bonnes au surplus !
    ça nous éloigne de la littérature ? Pas tant que ça… Je me suis dit comme ça, alors que j’échangeais avec un éditeur sur le devenir – inquiétant, fragile, mercantilisé à outrance — du livre en Algérie, qu’au train où vont les choses, on va finir par réserver aux bouquins le sort fait aux bûches. La parenté de ces dernières avec les bûchers n’est pas que sonore, ça s’est déjà vu…
    Dans ces lueurs troubles du crépuscule où désormais la longueur du chemin est notablement plus courte devant, j’essayais comme ça, sans devoir puiser uniquement dans l’imagination, en tout cas en gardant intact le mentir/vrai, de me rappeler le nouvel an le plus insolite qu’il m’a été donné de vivre. Quand je dis nouvel an, je projette œcuménique et large : Yennayer, Awal Mouharam, Yom Kippour, Guònián (chinois) Têt (vietnamien), Divali (hindou), Norouz (perse)…
    Faut pas négliger une occasion de faire la fête, parole ! Et puis quoi, un nouvel an, ce n’est qu’une étape, une convention presque mathématique qui consiste à fixer à partir de quel moment, il faut commencer à compter le temps… Ah, le temps, Cronos, chronologie, chronique… ! T’es en plein dedans, tu vois !
    Mon premier lecteur, qui veille à ce que j’augmente mon lectorat en cette année 2015, me prie instamment de finir cet exercice primesautier sans saturer les synapses des braves gens de pléthoriques et absconses références littéraires ! OK, OK : c’est ma première et seule résolution de l’année… OK !
    Je ne vais pas te raconter mes nouvels ans, Yennayer, etc. — (pour ceux que ça intéresse, remonter quelques lignes plus haut, et la liste n’est pas exhaustive), —ça fait un peu ancien moudjahid, vrai ou faux, déclinant, poitrine médaillée et bombée, ses batailles gagnées… Sans note et sans références, comme ça de tête, et peut-être même un peu de cœur, je retrouve le nouvel an le plus insolite que j’aie connu. C’était le mois de décembre 1978. Service national quelque part, oui, je n’y ai pas coupé. Ce décembre-là, il avait fait froid (normalement, pour une bonne documentation du sujet, — me réprimande mon premier lecteur, précis et irascible, — je devrais moins compter sur ma mémoire que sur la consultation circonstanciée de la météo de l’époque que permet aisément le Web)… Le 31 décembre 1978, à 22h ou 23h, je ne sais plus, je devais prendre mon quart de garde à la caserne. Nous étions en état d’alerte, il fallait ouvrir l’œil. Houari Boumediène venait de décéder deux ou trois jours plus tôt. Chouette : je suis affecté à une guérite qui donne sur la route. Au moins, je peux jouer au jeu des enfants, compter les voitures… On en était là, tu peux ne pas me croire… Et puis, comme tout troufion qui se respecte, j’avais par devers moi une petite radio pour écouter de la musique. Théoriquement, c’était interdit mais 36 ans après, il y a prescription, on peut le dire… Sur le transistor, j’écoutais les stations que je pouvais capter avec l’objet miniature qui tenait dans la paume de ma main. Je faisais défiler le bouton rond qui actionnait le curseur, lorsque je tombai sur un débat concernant la mort de Boumediène et ses conséquences politiques dont bien sûr la succession. Je ne sais plus sur quelle station française c’était. Il y avait Boudiaf face au président de l’époque de l’Amicale des Algériens en Europe, dont le nom a visiblement un désaccord profond avec la postérité.
    C’était la première fois que j’entendais la voix de Boudiaf, interdit de séjour dans son pays, et l’écouter là, dans une guérite, me procurait la sensation de commettre un acte d’indiscipline. Le plus notable, en tout cas ce qui m’est resté de cette discussion surréaliste qui opposait un révolutionnaire historique à un fonctionnaire de la politique, c’est que, légitimé sans doute croyait-il par son grade dans la Fonction publique, ce dernier osa évoquer les missions du FLN. Ce à quoi Boudiaf répondit, avec une humilité que son contradicteur ne méritait pas, que s’agissant du FLN, on pouvait quand même lui accorder de savoir ce que cela voulait dire puisqu’il en avait eu la carte d’adhésion numéro 1.
    Bientôt, les douze coups de minuit sonnèrent à la radio et la relève passa. Pas en politique, hélas !
    A. M.

    Nombre de lectures : 1784
    Atlas-HD-200 B102 B118
    Icone I-5000

    ZsFa

  5. #5
    Date d'inscription
    novembre 2012
    Messages
    12 943
    Thanks
    0
    Total, Thanks 15 317 fois
    Pouvoir de réputation
    167

    Post Ici mieux que là-bas By Arezki Metref


    Chronique du jour: 11 Janvier 2015

    Suis-je vraiment Charlie ?
    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Y a des moments où rendre sa copie est plus compliqué que d’ordinaire.(1) Je m’autorise cette tautologie par l’exceptionnalité du moment que nous vivons. Douleur en miroir.
    Tu luttes ferme contre des sentiments contradictoires et inhibiteurs. C’est le cas. Après l’assassinat quasiment en direct des dessinateurs de Charlie Hebdo, je cède à l’hébétude. Une sidération aux airs de déjà vu me paralyse le corps. Franchement, c’est tellement énorme que je ne sais plus quoi en penser. Je ne sais plus quoi dire ! Et ça tombe sur qui ? Cabu, Wolinski, Tignous et les autres, tous amis notoires des défavorisés, des déshérités, des jeunes de banlieue. Des types qui se battent depuis toujours contre les forces du racisme qui rejettent des gens comme leurs assassins. Avec leur irrévérence à l’égard de tout mais leur humanisme à l’endroit de la souffrance…
    Et puis s’ajoutent les images du passé ! Celles de ce moment – il y a une vingtaine d’années - où les journalistes algériens étaient soumis à un véritable génocide dans le huis clos d’un conflit dont une partie de l’opinion occidentale se dédouanait en criant à la «sale guerre». Vous savez, après tout, on ne sait pas qui tue les journalistes ? Même si ce sont les islamistes, n’ont-ils pas raison de le faire, vu que «vous» - entendre les journalistes éradicateurs – leur avez confisqué leur victoire électorale ?
    Vieux et douloureux souvenirs ! Et voilà que des rafales de kalachnikov tirées dans une salle de rédaction aujourd’hui, réveillent tout cela, la douleur d’enterrer les siens et celle de s’enterrer dans le silence. Et j’entends resurgir, amplifiés par la foule et la solidarité internationale, des idées, des cris, des je ne sais quoi qu’on proférait hier, un peu ingénument, du genre, «contre leurs armes nos stylos» et des trucs du même tonneau.
    Par exemple, je me souviendrai toujours de l’acharnement que mettait un certain Robert Menard, alors patron de Reporters sans frontières, à faire dire à des journalistes algériens sur lesquels il voulait exercer un tutorat manipulatoire que ce n’était pas les islamistes qui tuaient les journalistes en Algérie. Cette étrange exonération des islamistes apparaît, au regard de son évolution ultérieure vers la droite extrême, comme justifiée par un seul impératif : accabler le pouvoir algérien !
    On en aura entendu, des années durant, que non seulement les islamistes ne tuaient pas, et mieux et pire, que derrière chacun d’eux il y avait un flic ou un militaire… L’essentiel était que les victimes que nous étions passent pour les bourreaux des pauvres islamistes !
    C’était avant les attentats du 11 septembre 2001. C’était en ces temps bénis par les Etats-Unis où Anouar Haddam, représentant du FIS aux USA et approbateur zélé de l’attentat à la voiture piégée du boulevard Amirouche, se rendait à Rome pour signer la plateforme de Sant’Egidio dans un avion officiel américain. C’était ce temps trouble où la diplomatie de Mitterrand s’accommodait de l’idée d’une prise de pouvoir des islamistes en Algérie. C’était ce sale temps où les démocrates algériens, qu’on ne cessait de railler parce qu’ils étaient anti-islamistes, n’avaient pas droit au refuge en France, lequel refuge était généreusement octroyé aux islamistes dont certains, venus d’Algérie, ont été - et sont potentiellement encore- les idéologues et peut-être les sergents recruteurs des djihadistes.
    C’était un temps où nous essayions d’expliquer, parce que nous croyions avoir quelque peu compris dans la souffrance et la mort ce qui nous arrivait en Algérie, qu’il fallait faire une distinction radicale entre islam, religion, et islamisme doctrine politique basée sur la violence et la manipulation du sentiment religieux à des fins de totalitarisme.
    Temps gris. Incompréhension. Mépris, même. Dès que tu sortais tes convictions anti-islamistes, c’était comme si tu exhibais une plaque de flic ou un matricule de militaire.
    Mais encore une fois, c’était avant le 11 septembre et les attentats de Londres et de Madrid… Puis, l’Occident commença à faire dans l’excès inverse. Les islamistes, non seulement jadis choyés comme les enfants gâtés des USA mais aussi formés par eux contre les Soviétiques en Afghanistan, sont devenus l’ennemi public numéro 1. L’excès inverse advint donc : après avoir blanchi des criminels dans leurs pays, on s’en prit alors à tout musulman même s’il n’avait rien à voir avec sa religion.
    On a essayé, chacun où il était, de prévenir. Mieux valait cesser sa complaisance vis-à-vis des islamistes tout simplement en s’en tenant à la laïcité plutôt que de devoir le payer demain lorsque l’intégrisme religieux aura exploité la question sociale des jeunes de banlieue. On est en plein dedans, tout cela naturellement, il ne faut pas être dupe, compliqué et opacifié par toutes les manipulations des officines diverses et variées et les enjeux géostratégiques insondables. Al-Qaïda, Daesh, etc. ?
    Je suis d’autant plus ému par l’attaque contre Charlie Hebdo que j’ai appris, en le payant avec mes concitoyens et mes confrères, que chaque fois qu’on tue un journaliste, on tue un combattant de la liberté d’expression et un innocent.

    1) La Balade dans le mentir/vrai se poursuivra ultérieurement.

    Nombre de lectures : 1095
    Atlas-HD-200 B102 B118
    Icone I-5000

    ZsFa

  6. #6
    Date d'inscription
    novembre 2012
    Messages
    12 943
    Thanks
    0
    Total, Thanks 15 317 fois
    Pouvoir de réputation
    167

    Post Ici mieux que là-bas By Arezki Metref

    Chronique du jour
    18 Janvier 2015

    LA DICTATURE DE L’EMOTION

    Par Arezki Metref
    [email protected]
    De toute façon, même avant la tuerie à Charlie Hebdo, j’avais la ferme intention de ne pas lire le dernier roman de Houellebecq. Ce recul est moins dû à la connotation «islamophobe», telle que supposée ou rendue par de nombreux journalistes, qu’au fait d’avoir surfé sur la vague des fantasmes mortifères.
    Avant de poursuivre, expliquons-nous sur le terme «islamophobe». Olivier Rolin, dans un article du Monde, le démagnétise de ses stigmates en rappelant que phobie signifie en grec ancien, peur plutôt que haine. Quand j’utilise ce mot ici, ce n’est pas pour le brandir comme une sorte d’épouvantail destiné à empêcher que l’on parle de l’islam. On a besoin au contraire d'en discuter en allant au fond des choses. Je l’utilise comme un symptôme révélateur de cet effet pervers qui consiste à condenser toute une population de niveau social, idéologique, multiple, dans une épure de religion tenue en suspicion pour ce qu’elle est. Pour ma part, islamophobie veut dire xénophobie tant l’amalgame est puissant entre étranger et musulman.
    Mais revenons à Houellebecq. Ce n’est pas tant le fait de s’en prendre à l’islam, après tout, il a le droit d’aimer ou pas telle ou telle religion, et de l’écrire dans ses romans. Ce qui me gêne, c’est son exploitation des peurs populaires murées dans l’inconscient et de ses conséquences. Il cède au lieu commun et l’alimente. Après le communiste, le couteau entre les dents, voici l’étranger et en particulier le musulman enturbanné d’explosifs.
    Bien sûr, Houellebecq se défend d’attiser la haine du musulman que Coulibaly et les frères Kouachi ont comme définitivement scellée par leurs actes infâmes. Mais il paraît évident qu’en ayant choisi une fiction dont beaucoup de Français redoutent l’accomplissement (l’arrivée à l’Elysée d’un président musulman au terme d’un processus funeste), Houellebecq s’attelle à densifier par l’imaginaire une crainte qui est dans le champ du réel.
    Ce n’est donc pas pour des raisons littéraires que je refuse de le lire. Houellebecq n’est pas Gide, mais ce n’est pas non plus Musso. Dans ce registre, les goûts ne se discutent pas, et la littérature de Houellebecq n’est pas du mien.
    Ce que je trouve déplorable, c’est cette connexion entre un ouvrage et une situation dangereusement critique que le monde politico-mediatico-éditorial exploite pour des raisons de profit — dans tous les sens du terme : financier, électoral, politique. D’autres utilisent ce filon, Eric Zemmour, avec moins de talent, Alain Finkielkraut, avec davantage de hargne anti-immigré.
    Il faut dire qu’initialement, ce n’était pas mon propos de m’appesantir sur cet instrumentaliste des pulsions morbides qu’est Houellebecq. Il s’agissait de m’interroger sur cette propension à incriminer — à des niveaux d’argumentation variés allant de la caricature à la sophistication —, toute une population «sociologiquement musulmane», pour emprunter cette formule à Maxime Rodinson, pour des actes barbares commis par une poignée de djihadistes français. On ne peut rien contre les préjugés et les raccourcis, mais il est utile de sonder, même en bravant ce sacrement que procure l’émotion, les rapports entre le crime enrobé de djihadisme qui a frappé en pleine capitale d’un grand pays démocratique comme la France, avec les engagements de ce dernier au Mali, en Syrie, en Irak, en Afghanistan, etc. Même des voix acquises au système, comme celle de Dominique de Villepin, reconnaissent qu’on ne peut pas faire l’économie de ce questionnement douloureux.
    Bien entendu nous savons, nous autres Algériens, peut-être davantage que d’autres, les ravages criminels que commet l’intégrisme musulman, et il n’est pas question de ne pas se solidariser avec le combat pour la liberté d’expression. Cependant, il ne faut pas réduire à un choc simplifié entre les forces criminelles de la censure islamiste et les combattants de la liberté d’expression, un conflit aux racines plus profondes.
    On se sent, à raison, obligés de dénoncer les islamistes et leur radicalisme assassin, et de se démarquer d’eux, non pas parce que oublier de le faire octroierait une part de culpabilité, mais parce que nous autres, Algériens, avons eu la preuve par la tragédie que le grand malheur commence de cette façon. L’islamologue français, Olivier Roy, a parfaitement raison de relever le malaise des élites musulmanes sécularisées et laïcisées», lesquelles sont mises en demeure, du fait de leur «identité», de parler de l’islam sous la pression, et de se désolidariser de ses perversions.
    Donc, répétons-le clairement : je m’identifie davantage à la victime qu’au bourreau. Aussitôt dit, on s’aperçoit que cette affirmation de solidarité identificatoire bute sur cette limite : elle ne peut répondre à l’ensemble des questions sous-jacentes. Ces questions, on se les est posées modérément en Algérie où jamais l’on est parvenu à tarir le gisement des djihadistes.
    Qu’est-ce qui peut conduire des jeunes, en l’occurrence français, parfois nouvellement convertis à l’islam, à devenir des terroristes et commettre des crimes qui horrifient le monde ? Se poser ces questions ne consiste pas à les exonérer de l’abomination de leurs actes, mais d’essayer de déconstruire le parcours qui mène à cette sanglante impasse. Souvent, ils tuent au nom d’un islam dont ils ne connaissent rien, à l’image de ce Coulibaly qui ne distinguait pas le sunnisme du chiisme. Il est patent que l’endoctrinement djihadiste ne prend que dans la mesure où sa rhétorique simpliste se greffe sur un mal-être des jeunes engendré par des phénomènes sociaux et politiques, eux-mêmes puisés dans la ghettoïsation, les inégalités et l’attitude ambiguë des politiques à l’endroit de la laïcité.
    Pour terminer sur un autre écrivain, je citerai les propos de Le Clézio suite à la marche du dimanche 11 janvier. Aussi émouvante soit-elle, une marche ne suffit pas à changer quoi que ce soit. Pour cela, «il faut briser les ghettos, ouvrir les portes, donner à chaque habitant de ce pays sa chance, entendre sa voix, apprendre de lui autant qu’il apprend des autres. Il faut cesser de laisser se construire une étrangeté à l’intérieur de la nation.» Le Clézio le dit de la France secouée par les attentats. Je le reprends pour le compte de l’Algérie, ce pays meurtri où le terrorisme est un drame banalisé depuis si longtemps…
    A. M.

    Nombre de lectures : 2055


    Chronique du jour
    25 Janvier 2015

    Rencontre entre Abdelkrim Djaâd et Stéphane Hessel

    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Avant même qu’Abdelkrim Djaâd ne commette en sourdine la facétie de s’éclipser sans prévenir, j’avais l’intention de raconter une ou deux histoires que nous avions partagées.
    Je ne savais pas hélas qu’elles prendraient la couleur de l’hommage post-mortem, moi qui les concevais juste comme des séquences de mentir/vrai, à l’instar de celle que j’ai déjà narrée dans le tout premier épisode de cette série paru ici même le dimanche 9 février 2014.
    La chronique portait le titre pompeux de «Où il est question de Rainer Maria Rilke». J’y racontais la rencontre inopinée entre Djaâd et Derrida. Voici le passage incriminé : «Bientôt nous voyons arriver Jacques Derrida que j’avais connu dans des circonstances que je relaterai plus loin. Il était accompagné d’un homme. Il nous remarque et, sans attendre que nous venions vers lui, il se dirige vers nous pour nous saluer avec beaucoup d’humilité et de simplicité. Je lui présente Abdelkrim Djaâd et lui, l’homme qui l’accompagnait comme étant son cousin. En référence au fait que Derrida soit né à El-Biar, en Algérie, Djaâd plaisante : «Nous sommes tous un peu cousins.» Et Derrida de répondre : «Mais en ce moment, ça va plutôt mal dans la famille.»
    Il avait, bien entendu, lu cette chronique et me confia que c’était l’évocation d’un bon souvenir.
    Abdelkrim Djaâd restera toujours, comme dans cette scène, un homme vif, incisif et raffiné, élégant et fonceur, la réplique prompte, à l’aise dans ses baskets et dans ses neurones. Un fait donne une idée de son ambition intellectuelle et de son sens de l’altitude. Il n’y avait que lui pour créer, en 1987, après son éjection d’Algérie-Actualité, où il était la plume vedette, une boîte de communication et la nommer Synapse.
    En 1998, je crois, lui qui ne savait pas rester tranquille, s’est mis en tête de fonder à Paris un mensuel Ensemble. Malgré les indescriptibles difficultés de l’entreprise, il y parvint. L’aventure ne dura guère mais c’est une autre paire de manches. Et il y aurait sans doute beaucoup à relater sur cette expérience.
    Pour ma part, j’avais de son vivant le projet de rapporter l’initiative que nous avions prise, Abdelkrim et moi, dans le cadre de ce journal, de demander une interview à Stéphane Hessel, qui n’était pas à l’époque la star absolue qu’il allait devenir dans les années 2000. Il m’échut de trouver les coordonnées de Stéphane Hessel, et de prendre rendez-vous. Ce fut un jeu d’enfant, notre homme étant sur le Minitel comme n’importe quel quidam.
    Stéphane Hessel avait alors des positions et des analyses iconoclastes, notamment sur la question de l’immigration et plus spécialement des sans-papiers, sur celle des droits de l’Homme et, enfin, sur celle du conflit israélo-palestinien. C’est ce qui en premier lieu nous intéressait pour le journal. Mais à cette singularité dans le paysage intellectuel et politique français s’ajoutait cet atour, intellectuel, qu’il était aussi un personnage de roman, pour l’histoire d’où il venait. Il était le fruit d’une histoire d’amour triangulaire entre deux amis, Henri-Pierre Roché et Frantz Hessel, avec Hélène Grund.
    Franz Hessel et Helen Grund finirent par se marier et engendrèrent Stéphane Hessel. Henri-Pierre Roché, le troisième larron, raconte cette histoire compliquée dans un roman autobiographique intitulé Jules et Jim. Une anecdote devenue populaire dès lors que François Truffaut en fit un film.
    Abdelkrim Djaâd et moi-même avions tout cela à l’esprit le matin où nous devions rencontrer chez lui Stéphane Hessel. A 10 h tapantes, nous sonnâmes à sa porte, un appartement dans un immeuble du 14e arrondissement de Paris. Il nous ouvrit, déjà sur son trente et un. Chemise cravate, veste et tout l’apparat du diplomate. Je me retourne vers Abdelkrim et je m’aperçois que lui aussi, comme à l’ordinaire, était sur son trente et un. Tous ses amis savent combien Abdelkrim Djaâd aimait se saper au point que, nous amusant avec quelques copains à dresser un hit-parade de la meilleure garde-robe d’Alger, au début des années 1990, nous désignâmes la sienne en tête sans hésiter.
    Stéphane Hessel avait l’air sincèrement heureux de recevoir des journalistes algériens. L’interview se déroula dans l’élégance et la culture. Outre le fait de répondre à nos questions sur la façon dont le gouvernement devait envisager des solutions à propos de l’immigration et de son corollaire, son instrumentalisation par le Front national, il évoqua pour nous André Breton, Philippe Soupault, Max Ernest, Man Ray et d’autres de ces poètes et artistes qui ont changé le monde.
    Nous sortîmes de là assez sonnés. Au sens positif du terme, si tant est qu’existe ce sens positif.
    Nous avions senti qu’il s’était passé quelque chose qui allait bien au-delà de la simple interview, dont nous avions, l’un et l’autre, une si courante pratique avec des personnes de toutes sortes.
    Juste après la mort de Stéphane Hessel en 2013, nous devions, Abdelkrim Djaâd et moi, au cours d’un déjeuner, évoquer cette rencontre comme un bon souvenir partagé. Et comme la première fois, nous nous appesantîmes davantage sur la teneur littéraire du personnage que sur ses positions. Entretemps, il y eut tout le ramdam fait par «Indignez-vous».
    Toujours pour la réalisation de ce dossier, nous dûmes, le lendemain, nous rendre à l’Assemblée nationale pour y rencontrer Julien Dray, député socialiste. Abdelkrim Djaâd me dit, en sortant: «Tu vois la différence ?». Oui, la culture. Le bain culturel. Le goût et le sens de la culture. Quand on y baigne, la politique elle-même s’habille d’humanisme.
    Il y aurait tant d’histoires de ce genre à raconter sur lui. Sa mort nous replonge dans le souvenir douloureux de celle de Tahar Djaout. Terrible épreuve qu’il a subie dans la pudeur, car cet homme de franchise était aussi un homme pudique. Un homme qui a, par son talent de plume et d’être social, pris tant de place de son vivant ne s’en va jamais complètement. Il nous laisse, en plus de celles qu’il a racontées lui-même dans ses romans et ses chroniques, tant de choses à raconter sur lui et avec lui.
    A. M.

    Nombre de lectures : 1978


    Dernière modification par zadhand ; 25/01/2015 à 22h00. Motif: Ici mieux que là-bas By Arezki Metref
    Atlas-HD-200 B102 B118
    Icone I-5000

    ZsFa

  7. #7
    Date d'inscription
    novembre 2012
    Messages
    12 943
    Thanks
    0
    Total, Thanks 15 317 fois
    Pouvoir de réputation
    167

    Post Les funérailles du Double

    Chronique du jour
    01 Février 2015

    Ici mieux que là-bas
    Balade dans le Mentir/vrai (42)
    Les funérailles du Double



    Par Arezki Metref
    [email protected]



    En vérité, c’est à mon ami Nacer Ouramdane que je dois cette chronique. Il m’a mis la puce à l’oreille. Echangeant l’autre jour avec lui sur Facebook, je lui racontai l’histoire d’un type qui avait, dans un souci de garder une forme d’anonymat, ouvert un compte sous un pseudo et, j’allais ajouter presque naturellement, sous une fausse date de naissance. Comme Facebook est programmé pour fêter l’anniversaire de ses inscrits, la personne en question fut étonnée de recevoir des vœux en nombre, y compris de certains de ses frères et sœurs. Pour un peu, lui-même y aurait cru.
    D’ailleurs, d’une certaine manière, il fit semblant d’y croire puisqu’au lieu de démentir, il remercia ses interlocuteurs.
    Toujours à l’affût de l’idée originale exploitable en littérature, Nacer Ouramdane me fit observer que cette histoire culminant dans l’automystification pourrait faire l’objet d’une nouvelle qui nous changerait certainement de l’inspiration fatalement politique observée chez la plupart des écrivains algériens. Je lui répondis qu’effectivement, l’idée était bonne mais que j’en avais une autre, bien meilleure d’après moi en tout cas, et qui, en outre, entrerait parfaitement, par l’entremise de ce vieux Luigi Pirandello, dans le mentir-vrai. Après tout, on peut raconter des salades. ça ne fait de mal à personne.
    Cette histoire, je la tiens d’un autre ami et collègue, Mohamed-Saïd Atamar, qui, ne désirant pas l’écrire lui-même, m’autorisa par défaut à le faire.
    Et me voilà donc, pas très glorieux, en train d’écrire l’histoire qui est arrivée à un ami, Atamar, sur instigation d’un autre ami, Ouramdane. Si ce n’est pas de la sous-traitance, c’est quoi alors ?
    Un jour, après la publication d’une chronique qu’il avait évidemment signée de son nom, Mohamed-Saïd Atamar qui écrit pour un blog très couru, reçut un mail d’un inconnu qui lui demanda s’il n’avait pas fréquenté la classe de Mouloud Feraoun dans les années 1950 à Taourirt-Moussa. Ce sont des choses qui arrivent fréquemment lorsque votre nom apparaît dans les médias.
    Mon camarade lui demanda pourquoi. L’inconnu répondit qu’il cherchait à retrouver un ami d’enfance qui portait le même nom et le même prénom que lui, et que cela faisait 50 ans qu’il ne l’avait pas revu. Mohamed-Saïd Atamar lui promit de le contacter si jamais il entrait en possession de quelque information que ce soit concernant son homonyme.
    Il faut préciser que mon confrère vit à Lille, en France. L’inconnu garda des échanges avec Atamar en dépit de sa quête infructueuse. Comme tous deux s’intéressaient à l’actualité, l’un par son métier de journaliste et l’autre par son implication citoyenne, ils entretinrent une correspondance autour de divers sujets oubliant bientôt l’homonyme dont la recherche avait permis d’établir le lien.
    Un jour, l’inconnu écrivit à mon confrère pour lui apprendre qu’il avait enfin retrouvé son homonyme et que ce dernier coulait une retraite presque paisible à… Lille. Pas possible. Un tel hasard relève de la démence ! Puis, de nouveau, raconta Atamar, plus aucune nouvelle de l’inconnu. Il interpréta ce silence comme une conséquence du fait d’avoir retrouvé son ami, l’autre Mohamed-Saïd Atamar. Ayant repris contact avec l’original, nul besoin de se contenter de l’ersatz.
    Mohamed-Saïd Atamar, le faux ou le vrai, allez savoir ! – c’était selon –, en tout cas, mon ami, se prit alors d’un intérêt singulier pour cet homonyme qui traînait quelque chose de lui dans des mondes qu’il ne connaissait pas.
    Puis, pour je ne sais quelle raison, il dut se rendre à Alger. Il raconta qu’il était au volant d’une voiture, sa sœur à ses côtés, coincé dans un embouteillage sur la Route-Moutonnière lorsque le destin se manifesta. Sa sœur reçut un coup de fil de l’une de ses amies en charge des petites annonces dans un journal. Celle-ci lui demanda précisément si elle avait des nouvelles de son frère Mohamed-Saïd. La sœur répondit que justement, il se trouvait à ses côtés dans la voiture. Disant cela, elle réalisa l’incongruité de la question. L’autre lui révéla qu’elle avait entre les mains un faire-part du décès de Mohamed-Saïd.
    Il y eut deux conséquences à la parution de cette annonce, l’une objective et l’autre subjective. La première, c’est que des amis perdus de vue depuis bien longtemps se manifestèrent. Et la seconde fut de lui procurer cette curieuse sensation d’être de ces morts privilégiés capables d’assister à leur propre enterrement. Il me confia que le nombre de coups de fil reçus le rassura dans son angoisse narcissique de tester la compassion de ses amis et connaissances.
    Atamar s’interrogea longuement sur la question de savoir s’il devait se rendre ou non à l’enterrement. Finalement, il y renonça considérant que sa présence pouvait jeter l’incompréhension parmi les proches du défunt. Par ailleurs, il ne se sentait pas très à l’aise avec cette forme de voyeurisme.
    Lorsque Mohamed-Saïd Atamar me conta cette histoire, il m’avoua confusément qu’il avait l’impression d’être à moitié mort ou à moitié vivant, là aussi ça dépend. Pourtant, hormis le nom et la ville où l’un et l’autre vivaient, les deux homonymes n’avaient rien en commun, ne se connaissaient pas et ignoraient tout l’un de l’autre. Et pour corser la chose, ils ne s’étaient jamais rencontrés.
    Ce qui rendait d’autant plus énigmatique ce sentiment de mon ami d’avoir perdu quelque chose de lui-même depuis la mort de cet inconnu. Bien évidemment, nous fûmes tous deux tentés de gloser sur un éventuel partage basé sur le fait de porter un nom identique. Les millions d’homonymes à travers le monde ont-ils, par ce seul fait, quelque chose en commun ? Il ne savait pas non plus si la nomination influait sur l’identité de la personne. Que de questions…
    Pour autant, Atamar ne trouva pas cet argument suffisant pour faire de ce trouble une histoire. Je lui suggérai de l’écrire avec quelques modifications, du point de vue d’un homme qui assiste à son propre enterrement. Etre là à se regarder ensevelir sous terre pose un sacré problème à votre identité. Et puis, c’est l’observatoire idéal pour répondre à la question à laquelle un mort ordinaire – je veux dire un mort qui ne laisse pas derrière lui, un double de guet pour surveiller qui vient à son enterrement – ne peut sensément pas répondre : suis-je regretté, pleuré ? Ai-je été, sur cette terre, aimé, estimé ? Mieux encore : on peut débusquer les hypocrites!
    Atamar m’avoua se sentir incapable de la consigner, et m’autorisa, si je le souhaitais, à m’approprier l’histoire.
    Dans un flash, Luigi Pirandello me revint. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas l’un de mes nombreux interlocuteurs avec qui je discute habituellement de projets de littérature qui l’a évoqué.
    Quelqu’un – oui – a dû me contrarier et me stimuler en même temps en me renvoyant vers Feu Mathias Pascal, ce roman paru en 1904 et qui fit des petits. Des films notamment. Tiens, c’est peut-être ce comédien italien à qui j’essayais de raconter l’histoire d’Atamar.
    - C’est du Pirandello, a-t-il dû me dire.
    Mais en fait, l’histoire est loin d’être la même. J’ai relu le Pirandello en question. Mathias Pascal avait hérité d’une importante fortune de son père qu’un administrateur peu scrupuleux dilapidait dans son village de Ligurie.
    Il épousa la nièce de cet administrateur et vécut une vie ennuyeuse à mourir.
    Dans le train de retour de Monaco où il venait de gagner une fortune au jeu, il lut un article dans un journal sur sa propre mort. Noyé dans un moulin à eau, sa belle-mère avait formellement reconnu son cadavre.
    Cette mort fut une renaissance. Il changea de nom, voyagea, désaliéné, puis finit par habiter à Rome où il rencontra une femme avec qui il envisagea de refaire sa vie. Mais non, pas possible ! Il n’avait plus d’identité ! Il ne put davantage porter plainte contre la personne qui lui avait volé ses économies.
    Mathias Pascal recouvra son identité. Sa femme se remaria à l’un de ses amis et il finit sa vie dans une bibliothèque où il écrivit son autobiographie.
    Je ne sais pas si, à l’instar de Mathias Pascal, Atamar vécut sa mort – la mort de quelqu’un qui, sans être lui, passait pour lui parce qu’il portait son nom et un peu de son identité – comme une renaissance. Et contrairement au personnage de Pirandello, il ne voulut même pas la traduire en fiction.
    A. M.

    Nombre de lectures : 1650





    Dernière modification par zadhand ; 01/02/2015 à 19h59. Motif: Les funérailles du Double
    Atlas-HD-200 B102 B118
    Icone I-5000

    ZsFa

Règles de messages

  • Vous ne pouvez pas créer de nouvelles discussions
  • Vous ne pouvez pas envoyer des réponses
  • Vous ne pouvez pas envoyer des pièces jointes
  • Vous ne pouvez pas modifier vos messages
  •