Chronique du jour : 14/12/2014

Balade dans le Mentir/vrai(38)
La remontée du saumon

Par Arezki Metref
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J’ai revu plusieurs fois Jules Roy après son retour d’Algérie. Il en rapporta un livre, Adieu ma mère, adieu mon cœur (Albin Michel, 1996), qui résonne des accents crépusculaires de l’oraison. Il y décrivait un pèlerinage un peu surréaliste dans une Algérie alors plongée dans le sang et les larmes. Comment retrouver la tombe de sa mère, recouverte de ronces et d’oubli, là où partout la terre était fraîchement retournée pour y ensevelir des centaines de morts par jour ? Souvent des jeunes. Tués avant même qu’ils aient eu le temps d’avoir des souvenirs !
Je n’eus pas le sentiment que ce voyage ait changé en quoi que ce soit Jules Roy. Pas en apparence. Pas en profondeur ! Relisant cette phrase, j’en mesure soudain toute la vanité. Elle pourrait laisser croire que je le connaissais assez pour juger d’un quelconque changement. Disons plutôt, en me fondant sur les longues et houleuses discussions que nous eûmes avant son départ, qu’il tenait les mêmes propos.
Nous nous revîmes quelquefois à Paris en présence d’Ivan, qui fut son compagnon de voyage, son «guide», disait-il, sans que jamais son nom soit cité dans le texte. Puis, je suis allé le trouver à Vézelay dans des circonstances que je raconterai peut-être dans une prochaine occasion.
Evidemment, même si Jules Roy restait fidèle à cette image de baroudeur du verbe avec l’impertinent franc-écrire que nous lui connaissions, à l’égard de tous et de chacun, et qui parcourt ses pages comme des giclées de vitriol, il n’en reste pas moins qu’en nous racontant de vive voix des moments de cette virée testamentaire, il en disait davantage et de façon plus acerbe.
Ainsi relata-t-il ce coup de gueule :
- J’ai demandé aux officiels algériens de me dire qui avait si anarchiquement bétonné «ma» Mitidja, la terre sensuelle de mon enfance ? On me ramena un monsieur bien sous tous rapports, Abdelhamid Aouchiche. Il portait des chaussettes en soie !
Cette irrévérence lui était familière. Pour lui, le vieux bougon revêche toujours insatisfait, c’était la règle. Il n’épargnait personne, pas même sa mère : «Ma mère disait toujours : “Ce sont des sauvages. Ils jouissent de voir le sang couler, ils ne pensent qu’à ça…” Ma mère, quand elle parle ainsi, oublie la façon dont elle coupe la langue aux poules qu’elle sacrifie. Cric, crac, je vois le sang emplir le bol.»
Je ne sais pas si Jules Roy s’attristait ou jubilait du fait qu’il en était réduit à déposer, sur la tombe de sa mère au cimetière de Sidi Moussa, un bouquet de roses cueillies au jardin de l’hôtel El Djazaïr qu’il appelait comme tout le monde Saint-George, encadré d’une automitrailleuse et de half-tracks, entouré «d’Arabes pour me protéger des Arabes», mais il le racontait comme une prouesse, et une désolation. Sans doute cette ambiguïté résume-t-elle une autre ambiguïté plus fondamentale et pérenne, matricielle même, celle qu’il eut toujours à l’égard de l’Algérie.
Des «Arabes» le protégeant d’autres «Arabes», cette image condense le sentiment de juste inéluctabilité de l’indépendance et de sa regrettable perversion. Dans ce même livre, revenant sur son sentiment à l’égard de sa terre natale, il avoue le paradoxe d’avoir à la fois préféré, lui, la justice à sa mère, et d’avoir été incapable de le proclamer tant que Camus était en vie.
Dans un article publié par L’Express du 24 août 1955, Jules Roy écrivait brut de décoffrage : «Si j’étais musulman, ce n’est pas de notre côté que je serais, mais dans le maquis.» José Lenzini, qui lui a consacré un livre(1), affirme que Camus a été heurté par ces propos.
Jules Roy se mura alors dans le silence. Ce n’est qu’après la mort de Camus qu'il jugea utile de sortir de cette réserve : « Lui vivant, je n’aurais jamais osé prendre la parole sur ce problème, il était le maître, lui seul pouvait », répéta-t-il dans son dernier ouvrage.
En 1960, Camus était mort, et Jules Roy fit ce «voyage pathétique» dans l’Algérie en guerre. Il en revint avec un livre, La guerre d’Algérie (Julliard, 1960) qui osait parler de «guerre» plutôt que de troubles et d’événements, et qui eut maille à partir avec la censure. L’ouvrage fit grand bruit et confirma que l'ancien aviateur était resté ce «céleste insoumis» jusque-là occulté par de plus grands, Camus et Amrouche. Mais voilà qu’à la fin de sa vie, il faisait cet étrange aveu : «Un éditeur sans scrupule avait, comme un vautour, plongé sur sa disparition (celle de Camus) pour me convaincre que je pouvais, qu’il me fallait intervenir. (…) Et voilà, j’y étais, attiré par l’indignité à dénoncer.»
Comme tous les gens d’un certain âge, Jules Roy vivait encore à l’époque de son enfance. Il parlait davantage de Meftah, ce valet de ferme «indigène», qui le portait sur ses épaules contre la volonté de sa mère saisie d’effroi, que de l’Algérie souffrante qu’il venait de quitter avec un mélange de compassion et de colère.
J’imagine que ce retour aux sources avait, en dépit de la perception extérieure qu’on pouvait en avoir, apaisé en lui cette exaspération de ne jamais pouvoir fleurir la tombe de sa mère. C’était fait. Je sentis à notre égard, nous Algériens qui le rencontrions alors, moins de distance, et même davantage d’affection. Quelque chose de cette magie de la terre-mère nous avait peut-être, par-delà les heurts et les antagonismes de l’Histoire, totalement réconciliés.
A. M.

1) José Lenzini, Jules Roy, Le Céleste insoumis, Editions du Tell.

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