Ici mieux que là-bas By Arezki Metref
Chronique du jour : 07/12/2014
Balade dans le Mentir/vrai(37)
Jules Roy en sa tanière
Par Arezki Metref
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Même en tenue d’intérieur négligée, chandail, pantalon large et savates, Jules Roy avait de la prestance. Port altier, cheveux blancs cendrés lui dessinant un profil de médaille césarienne, tout cela rendait synchrone son surnom de Julius avec son physique d’empereur romain.
C’est dans le vaste salon de sa maison de Vézelay, dans l’Yonne, qu’il nous reçut. Ivan, Florence et moi nous installâmes, un peu tendus il faut le dire, autour de l’immense table de ferme. Jules Roy était intimidant. De sa voix grave faite pour le commandement, il nous présenta Tania, son épouse, qui nous souhaita la bienvenue et nous demanda si nous désirions boire quelque chose.
Jules Roy s’éclipsa, puis revint avec un grand registre et s’installa face à nous. Il s’enquit de nos noms et prénoms qu’il nota soigneusement sur son cahier, ainsi que les motifs de notre visite. Ce fut Florence qui s’y colla :
- Comme je vous l’ai dit au téléphone, il n’y a pas d’autre motif à cette visite que de vous rencontrer pour discuter avec vous.
Jusqu’alors sur la réserve, Jules Roy enfin se détendit, et commença à parler de l’Algérie, de toute évidence, un de ses sujets favoris.
- Pensez-vous que je puisse aller sur la tombe de ma mère à Sidi Moussa ?
Je lui fis part de ma totale incapacité à formuler quelque réponse que ce soit. Je crois avoir ajouté qu’il pourrait, comme je le faisais moi-même, tirer les conclusions qui s’imposaient de l’actualité plutôt dramatique. Puis la discussion s’orienta vers son passé d’aviateur qui s’étonnait que le 29 décembre 1994, deux ou trois semaines auparavant, un groupe du G.I.A. ait pu, visiblement avec une assez grande facilité, pénétrer à l’intérieur de l’Airbus 300 d’Air France assurant la desserte Alger-Paris. Le dénouement de cette affaire eut lieu 17 heures plus tard avec la liquidation des quatre pirates de l’air par le GIGN français à l’aéroport de Marseille-Marignane.
Ayant lu quelque part que le chef de ce groupe, Abdul Abdallah Yahia, était originaire des Eucalyptus, Jules Roy se sentit étrangement concerné, comme si l’intrusion de ce toponyme sylvestre dans une affaire de terrorisme sanglant réveillait en lui une vieille mémoire de l’appartenance paradoxale :
- Mais les Eucalyptus, c’est à proximité de chez moi, à Sidi Moussa ! s’exclama-t-il.
Puis, par un de ces enchaînements attendus, il bascula dans la nostalgie et répéta alors presque mot pour mot ce que j’avais lu dans Mémoires barbares à propos de son enfance champêtre coloniale à Sidi Moussa, son rapport avec Meftah, «l’Arabe», l’homme à tout faire de la propriété qu’il évoqua avec un mélange d’affection filiale et de paternalisme civilisateur.
Puis, par une autre de ces dérivations que savent prendre les discussions impromptues, il se mit à passer en revue tous les sobriquets péjoratifs par lesquels les colonisateurs nommaient les autochtones. Je l’interrogeai, en particulier, sur la genèse de ce qualificatif qui m’avait toujours troublé :
- Pourquoi tronc de figuier ?
Je crois qu’il me répondit qu’il n’en savait trop rien mais qu’il pensait que c’était probablement à cause de cette image de déchéance qui déclassait les colonisés en en faisant des fainéants qui, au lieu de travailler la terre comme le faisaient les pionniers de colons, préféraient se ratatiner contre un tronc d’olivier pour paresser jusqu’à se confondre avec lui. A ce niveau du récit, il me faut préciser que je restitue les faits et les paroles de cette journée uniquement de mémoire, sans le secours de quelque note que ce soit. La seule note écrite étant une référence que Jules Roy a lui-même inscrite dans son journal Les Années de braise(1) et que je citerai plus loin. Evidemment, la mémoire peut avoir des failles. Mais ne vaut-il pas mieux une mémoire aléatoire que pas de mémoire du tout ?
Dans son salon, parmi d’autres portraits, trônait celui de Jean Amrouche.
- Même s’il était alors plus jeune que moi, me dit-il, je considérais Amrouche comme l’un de mes pères.
Puis il se remémora des bribes de leur jeunesse, le compagnonnage houleux entre Amrouche et Camus qui avaient l’un et l’autre un amour-propre d’auteur, voire de star, très aiguisé, et qui divergeaient sur l’avenir de l’Algérie. Il ajoutait que même si la parole de Camus sur l’Algérie était pour lui fondamentale, à son avis c’était Amrouche qui avait raison de croire à l’indépendance de l’Algérie et de la soutenir. Son avis sur ses deux amis rivaux, Camus et Amrouche, était évidemment nuancé et je les soupçonne, pour en avoir reparlé plus tard avec lui, lorsque nous nous connûmes mieux, d’être évolutifs et adaptables à l’humeur du moment. Voilà ce qu’il écrivait dans son journal à la date du 30 mai 1986 : Dans le De Gaule et l’Algérie de Jean Daniel, «je suis un peu surpris aussi de la place éminente consacrée à Amrouche aux dépens de Camus. Là, nous nous rejoignons : la part de Camus est immense au début ; après, elle diminue jusqu’à la désolation»(2).
Avec son humour un peu grinçant, il nous avoua qu’il avait quelques heures de pleine lucidité par jour, et que nous étions bien tombés. Dans un long soliloque, il évoqua ensuite sa mère, son oncle Jules, René-Louis Doyon, son père en anticonformisme, des flashs de sa vie d’aviateur, tout cela débité sur un ton grave et parfois sentencieux.
Il nous montra son dernier livre, Un après-guerre amoureux, qui venait de paraître. Je ne sais plus qui de Florence ou de moi, feuilletant l’ouvrage, s’écria spontanément :
- Quel talent !
- Et alors, qu’est-ce que vous croyez, répondit-il, renfrogné.
A un moment, il revint sur l’idée de retourner sur la tombe de sa mère, «avant ma mort», précisa-t-il. Ivan, le chamelier, lui-même né en Algérie comme je l’ai déjà dit, silencieux jusqu’alors, sortit de sa réserve :
- Je vous accompagne.
Voici comment Jules Roy décrit dans son journal cet épisode. C’est en le lisant que je compris a posteriori pourquoi il prenait des notes dans son registre.
«1995 (…) 26 janvier Pour l’Algérie, qui pourrait encore me permettre d’y aller ? Depuis l’accrochage de l’Airbus, toutes les liaisons aériennes et maritimes françaises ont été suspendues.
Autant dire que… Hier, avec un journaliste kabyle, Arezki Metref, qui voulait me voir arrivent une femme, d’un journal inconnu de moi où elle travaille comme pigiste, Politis, et un solide pied-noir, qui leur sert de guide, Ivan Viale, un descendant d’Italiens, pour qui j’éprouve une vive sympathie. Lorsqu’il entend que je désire aller en Algérie sur la tombe de ma mère, il me dit spontanément : «Je vous accompagne». Ainsi, un signe m’est donné, que je reçois. Quand les choses iront mieux, nous irons à Alger, ce Viale et moi».(3)
A. M.
1, 2, 3, Jules Roy, Les années de braise, Journal 3, 1986/1996, Albin Michel, 1999.
Nombre de lectures : 1779
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