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    Chronique du jour : 26/10/2014
    Balade dans le Mentir/vrai(31)
    Dans les Brigades internationales

    Par Arezki Metref
    [email protected]

    D’après les documents trouvés dans la malle, et interprétés par Tessa, Amar serait né en 1908. C’est bien plus tard qu’elle comprendra ce que signifiait le mot «présumé», accolé à son année de naissance. Amar n’avait pas été inscrit à l’état civil sitôt né, mais quelques années plus tard. Ces documents comportaient une claire indication de son village d’origine : Taksa. Ce hameau perché sur un piton du Djurdjura – encore le hasard borgésien —, ne m’était pas inconnu. C’était le village natal de mon meilleur ami Omar. Je connaissais ce dernier quasiment depuis l’enfance. Je fréquentais sa famille et lui, la mienne. Peut-être que, ce qui nous a soudé, une fois devenus adultes, c’est l’intérêt porté à nos arbres généalogiques respectifs. Cet intérêt a fait naître une curiosité mutuelle pour nos mythologies familiales. Je savais le roman de ses origines. Il savait le récit des miennes. La survenue d’Omar dans cette parenthèse se justifiera après coup.
    Revenons à Amar, le père de Tessa. Il fréquenta l’école du village puis le collège à Beni Yenni. En 1928, recalé à l’examen d’entrée à l’Ecole normale indigène, il rejoignit son père immigré à Paris.
    Tout cela était explicitement rédigé dans une tentative d’autobiographie trouvée dans ses affaires. La même année, son père rentra en Algérie. Amar avait partagé avec lui un garni durant quelques mois. A vrai dire, il était plutôt soulagé du retour paternel. Il se sentait ainsi plus libre d’envisager sa nouvelle vie parisienne. Il put, en dehors de son travail de gratte-papier dans les bureaux de Renault Boulogne-Billancourt, reprendre des cours du soir, ce à quoi son père se serait opposé.
    A la rentrée de 1935, il fut admis à un cours de philosophie à la Sorbonne qu’il suivit avec avidité, moins pour des motifs de carrière que par goût du savoir. Il le dit clairement dans son journal : «J’aime la philosophie.» Collégien, il dévorait les classiques grecs et latins, et les principaux philosophes européens et arabes du dernier millénaire. Dans son travail, il fut heureux d’être «recruté» — dans le texte — par le délégué de la CGT qui, extra-muros, le conduisit vers une cellule du PCF. Lorsqu’en 1936, après le coup d’Etat de Franco en Espagne, il rejoignit les Brigades internationales, il était déjà très mûr politiquement. Des pages entières de son journal expliquent ses motivations et la situation de l’époque. Puis, curieusement, ses écrits restèrent muets pendant plusieurs mois. Tessa supposa qu’il avait été soit dans l’incapacité physique de tenir son journal, à cause d’une blessure notamment, soit qu’il avait été victime de cette guerre dans la guerre qui opposait le Kominterm au POUM, soit encore que, trop pris par l’action de terrain, il n’avait pu trouver le temps d’écrire. Bien qu’il parle très peu de ses compagnons de lutte, de leurs actions en opérations, et encore moins de leurs dissensions, il évoque explicitement certains camarades illustres : «Aujourd’hui, j’ai rencontré un compatriote algérien, Maurice Laban, un communiste. Il m’a dit qu’il y avait dans les rangs républicains d’autres Algériens.»
    En revanche, des pages entières non datées indiquent comment il prenait des cours d’espagnol à la fois pour comprendre ce peuple qui se battait contre le fascisme, et pour pouvoir lire dans le texte Don Quichotte de Cervantès. C’est en s’intéressant à ce dernier qu’il découvrit un écrivain argentin du nom de Borges sur lequel il rédigea un essai en espagnol resté au stade de manuscrit, intitulé : Las huellas de la oralidad en la literatura de Borges. Ce que l’on pourrait traduire par : les traces de l’oralité dans la littérature de Borges. Conséquence, Tessa dut elle-même apprendre l’espagnol pour mener à bien sa quête.
    Son père établissait un rapport somme toute assez cohérent, du moins du point de vue littéraire, entre le combat des Républicains contre le fascisme et celui de Don Quichotte contre les moulins à vent. Evidemment, ce rapport était perçu sous l’angle philosophique, loin de toute allusion péjorative comme l’énoncé aurait pu l’induire. Il mettait également en corrélation la fastueuse El Andalus, lieu de passage de la tradition grecque à l’Occident médiéval, et la cosmogonie du savoir de Borges. Dans ses affaires Tessa découvrit d’ailleurs un exemplaire de Fictions de l’auteur argentin, dans le texte original, criblé de notes. Rien n’indiquait si son père le possédait déjà du temps de la guerre civile en Espagne. Il parut cependant peu probable à Tessa que l’exemplaire en question ait été en la possession d’Amar avant la fin de la Seconde Guerre mondiale.
    La passion d’Amar pour Borges était donc indiscutable. Je compris alors pourquoi Tessa me dit que, cherchant un père, elle en avait trouvé deux, celui-ci et Borges. Les années qui suivirent cette rencontre furent pour Tessa celles de la découverte de tout ce qui appartenait à l’univers de son père. Elle apprit à lire Cervantès dans le texte, acquit de solides connaissances sur le monde berbère grâce à des cours d’anthropologie, devint incollable sur la guerre civile espagnole, et bien sûr sur Borges. En dépit de toutes ses recherches, elle ne comprit jamais comment un communiste orthodoxe comme son père avait pu déjouer la police de la pensée pour s’enticher d’un écrivain plutôt conservateur. Ni pourquoi, dans sa foisonnante littérature personnelle, son père n’écrivit pas un seul mot sur la Seconde Guerre mondiale à laquelle il avait pourtant participé. Elle sut seulement qu’il avait été mobilisé, s’était battu, qu’il avait obtenu la croix de guerre, et une médaille militaire qui traînait, oubliée parmi les vestiges d’une vie réduite à quelques objets. Il arrivait à Tessa, me confia-t-elle, en contemplant ce bout de métal épinglé à un morceau de tissu, de se demander de quelles souffrances et de quelles douleurs Amar l’avait payé.
    Ce matin de 1986, lorsque j’avais en main ce livre de Borges, dans un avion en partance pour Lyon, et qu’une hôtesse de l’air en remarqua la couverture, j’ignorais encore que cette situation devait me prédestiner à être légataire d’une histoire désormais orpheline.
    A. M.

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    NB: je ne sais s'il est au bon endroit sinon svp déplacez le.Merci
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    Chronique du jour : 02/11/2014
    Balade dans le Mentir/vrai(32)
    Fin de l'histoire inachvée...

    Par Arezki Metref
    [email protected]

    C’est peut-être encore Borges qui soutenait quelque part qu’une nouvelle histoire n’était rien moins que la même histoire racontée autrement. Je perdis de vue Tessa mais je me retrouvai avec son héritage de tourments sur les bras. Il me parut inconcevable que cette histoire s’effilochât. Je passai un temps incommensurable à imaginer le moyen de la continuer. Il était hors de question que je la laisse s’enterrer dans l’oubli et l’indifférence.
    Transgressant la promesse faite à Tessa de ne plus jamais chercher à la revoir après notre dernière rencontre, je la rappelai quelques années plus tard. Excitant mon agacement, un serveur me répondait immanquablement : «Ce numéro de téléphone n’est pas attribué.»
    Entretemps, nos propres démons sont entrés en action et le pays sombra dans la violence et le meurtre politique comme jadis l’Espagne d’Amar. Cette nouvelle situation, au lieu de m’éloigner du destin d’Amar – et sans doute incidemment mais davantage de celui de Tessa –, m’en rapprocha.
    Par une intuition finalement féconde, je repris contact avec mon ami Omar de Teksa. Il avait pris une retraite anticipée de l’université où il enseignait l’anthropologie à Alger, pour retourner à Teksa garder les moutons. Je pris coutume de lui rendre régulièrement visite. Il mettait à ma disposition une partie de la vieille maison ancestrale. Depuis une petite ouverture, à peine plus grande qu’une meurtrière, creusée dans la pierre de taille du mur de la maison, j’avais une vue sur le mont appelé La Main du Juif. La première fois que je surpris Omar parlant à son troupeau, je m’en amusai :
    - Dans quelle langue vont-ils te répondre ?
    Il me rétorqua le plus sérieusement du monde :
    - Je ne sais pas, mais en tout cas je suis persuadé qu’ils me comprennent mieux que mes anciens étudiants.
    Sans tarder, j’exposai à Omar le motif de ma reprise de contact. Un soir, je lui racontai dans le détail ma première rencontre avec Tessa à l’aéroport d’Alger, et les conséquences qui s’ensuivirent. Je lui parlai de Borges, des rendez-vous au Select, de la malle, des documents que Tessa y trouva, d’Amar et de sa naissance à Teksa. Omar comprit très vite que la mention de Teksa, le village où nous nous trouvions, dans cette histoire, était le véritable motif de ma présence. Pour la partager, il connaissait l’intensité de ma quête lorsque celle-ci me saisissait. Il m’écouta longuement ce soir-là et il me dit :
    - Il est 2 heures du matin. Il est tard, demain nous en reparlerons.
    Nous étions dans la cour cimentée de la vieille maison, assis autour d’une meïda, sous les frondaisons opulentes d’un figuier lourd de ses fruits. Le ciel était limpide et sa clarté trompeuse donnait l’illusion de se trouver en pleine aube d’automne. Je ne sais pas pourquoi mais une évidence pressante me traversa l’esprit.
    Depuis toujours, quelles que soient les circonstances historiques, les gens de Teksa – Amar, son père et toute la lignée de leurs aïeux – avaient vu ce même ciel traversé de filaments rosâtres annonçant le jour, et cette main plantée dans la montagne comme l’œuvre monumentale d’un architecte de l’invisible.
    Le lendemain, je retrouvai Omar autour de la même meïda sur laquelle fumait un café fort dans une cafetière en fonte, et un plat de beignets chauds et huileux.
    Il avait en main ce registre que je lui avais toujours vu, un volumineux dossier du type de ceux que l’on trouve dans les archives de l’état civil. Ce dossier contenait toutes les infos glanées sur sa recherche généalogique. Il détenait, évidemment, toutes celles concernant Amar, le père de Tessa.
    Dans ce village de Teksa où l’arbre généalogique avait été tressé par trois familles, chacun possédait un lien de parenté avec les autres. Le jeu des alliances endogamiques avait dessiné une famille aux liens plus ou moins étroits.
    Omar avait un lien de parenté avec Amar, c’était indéniable. Comme par passion, il était devenu un limier généalogiste, il m’expliqua avec une précision mathématique son cousinage avec Amar. Bien entendu, je me perdis un peu dans l’entrelacs de liens, la multiplicité des patronymes, la récurrence des mêmes prénoms jouant à saute-moutons avec les générations. Le fait est que je localisai, pour le perfectionnement de l’histoire, le lieu d’où était parti Amar avant de vivre ce qui ressemblait à une épopée. Mon seul regret était de ne pas pouvoir en faire part à Tessa, dont j’avais déjà perdu la trace depuis un bon moment.
    Omar nota dans son grimoire l’existence d’un cousin de son père, plus ou moins éloigné, qui, contrairement à la plupart des gens du village, de sa génération, avait pu achever sa scolarité à Teksa avant d’accéder au collège de Beni Yenni, puis à l’Ecole Normale de Bouzaréah à Alger. Pour des raisons inconnues, il abandonna ses études à l’Ecole Normale, et dut rejoindre son père émigré à Paris.
    Le registre d’Omar précise qu’Amar était l’unique fils et le benjamin d’une famille qui comptait neuf filles. Pour des raisons tout aussi obscures, son père rentra définitivement de France quelques mois après l’arrivée de son fils à Paris. Puis, la trace d’Amar se perdit. Les gens de Teksa émigrés à Paris – qui par le jeu complexe des alliances avaient nécessairement des liens avec Amar – l’avaient eux aussi perdu de vue dès qu’il avait quitté son emploi à Renault Billancourt qui recrutait beaucoup dans la communauté.
    Tout ce qu’Omar m’apprit le concernant provenait, comme il me le précisera, de rumeurs et de spéculations. Omar lui-même dut se baser sur très peu de faits avérés pour tracer un canevas de l’histoire de la perdition d’Amar. Au village, comme le veut la tradition, tout émigré ne donnant plus signe de vie était considéré comme un «amjah», un homme en perdition.
    C’est donc ainsi qu’Amar entra dans l’histoire du village. Omar ne put m’expliquer d’où provenait cette rumeur selon laquelle Amar aurait combattu contre le franquisme au sein des brigades internationales. Je fus heureux de lui confirmer la chose et de compléter le parcours d’Amar avec des informations issues du journal retrouvé par Tessa. L’histoire se terminait ainsi, me laissant un goût d’inachevé. Mais a-t-elle encore un sens puisque je ne peux plus la transmettre à Tessa ? Cependant au-delà de Tessa, il me semble difficile, voire incongru, de la conclure sans la raccrocher à Borges qui nous a, Tessa et moi, un temps réunis.
    A. M.

    P.S. : cette chronique coïncide avec les 10 ans d’Ici mieux que là-bas. Début novembre 2004 démarrait ce propos hebdomadaire qui a sinué sans jamais perdre de vue, je l’espère, un but : curiosité et plaisir. C’est l’occasion parmi d’autres à venir, je le souhaite, d’adresser mes remerciements à ceux qui ont la patience de lire ces lignes.

    Nombre de lectures : 1532
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    Chronique du jour : 09/11/2014
    Balade dans le Mentir/vrai(33)
    Requiem pour Sandra


    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Je ne sais pas si Sandra m’écoutait réellement, lorsque j’ai senti à nouveau le besoin de lui raconter comment j’en suis arrivé à être addict de Mozart. Elle connaissait pourtant l’histoire à fond. Thèmes et variations. Amusée et parfois juste ce qu’il faut irritée, elle me faisait remarquer, au hasard, la subtilité ayant voleté d'une intention à l'autre, le détail qui modifiait le discours selon l'interprétation. Mon récit prenait des allures d'anagrammes, gardant toutes les séquences mais en ordre dispersé. C’était toujours la même histoire qui ne se ressemblait jamais.
    Nous avions dormi vraisemblablement dans un camping bon marché au bord du Danube, à la périphérie de Vienne, que nous avions rallié en métro, pris un petit-déjeuner succulent dans une des pâtisseries du centre puis nous nous dirigeâmes, presque anxieux pour ma part, compatissante pour la sienne, vers le numéro 5 de la Domgasse, le seul des nombreux domiciles de Mozart qui ait survécu à la transfiguration de la capitale autrichienne depuis plus de deux siècles.
    C’était un matin du mois d’août 1985. Le ciel viennois était nappé d’un panache couleur bonbon, et dans l’air léger j’avais l’impression de voir danser, comme des notes échappées de leur portée, les miaulements volatiles de «La flûte enchantée». Pourtant, il paraît que lorsqu’on demandait à Mozart, qu'est-ce qui joue plus faux qu'une flûte, il répondait deux flûtes.
    Mozart ! Et à Vienne ! ça avait la dégaine du pèlerinage au sens sacré du terme. Ça évoquait quelque chose d’indéfini en rapport avec l’âme humaine et le ballet de ses tourments, d’infini…
    Mais voilà qu’en longeant la masse baroque de la cathédrale Saint-Etienne, je fus saisi d’un doute.
    Et si l’histoire que je me racontais, et que j’infligeais inlassablement à l’indulgence de Sandra, n’était qu’un tissu de fables. Et si, en fait, je gonflais les choses, je surdimensionnais ce que j’étalais comme un appel, une immanence et qui n’était peut-être au fond qu’un cinéma niais que je me jouais pour donner du sens à ce qui n’en avait pas ?
    Tout comme moi, Sandra avait dû se poser la question de savoir si je ne forçais pas un peu la dose pour livrer de moi une image de passionné, ce que je n’étais pas.
    Au fond, tout cela était stupide !
    Si j’avais interprété le possédé de la musique de Mozart pour la séduire, pourquoi diable continuais-je à le faire alors que, logiquement, elle était, selon la formule consacrée, désormais avec moi ? Je sentais qu’elle m’acceptait avec mon faux-nez mais sans doute, prisonnier de mes propres mensonges, j’étais obligé, pour leur donner un vernis de vérité, de m’y tenir.
    Je garde ce souvenir lié à Sandra et à Mozart comme la marque brûlante d’un tison sorti du feu de l'enfer pour transpercer mon cœur.
    A partir de ce soir-là, j’aurais dû, comme Cioran détestant en bloc l’humanité entière parce qu’il avait vu la jeune fille qu’il courtisait partir avec l’un de ses amis, plonger dans la misanthropie et peut-être même la misogynie. Mais quand je m’aperçus que Sandra n’était pas venue à ce premier rendez-vous sur le parvis de la Grande-Poste d’Alger, je ravalai ma colère et j’échouai dans un tripot où, une fois n’est pas coutume, la radio donnait la 25e de Mozart. Plus tard, je sus gré à Sandra de m’avoir posé un lapin car j’en étais récompensé en éprouvant, dans la lévitation suprême de la musique et des libations, ce «bonheur d’être triste», ainsi que Victor Hugo définissait la mélancolie.
    C’est alors que l’idée de forger cette histoire me vint. J’étais sûr que Sandra y serait sensible. Seulement, j’ai fini par y croire moi-même, et peut-être qu’elle aussi y a-t-elle succombé. Nous cheminâmes si loin dans cette histoire, qu’elle ne me posa plus jamais de lapin et qu’on en était, quelques années plus tard, à mettre nos pas, — sceptiques —, dans ceux de Mozart à Vienne et à Salzbourg.
    Il y a deux choses auxquelles mon éducation scolaire et familiale ne m’avait pas préparé et que j’ai dû découvrir, à l’adolescence, tout seul, comme un grand : me brosser les dents et écouter Mozart. Un grand ? A l’époque, le seul moyen de tomber sur Wolfgang Amadeus Mozart, le petit génie de la musique classique, c’était de tenter sa chance en calant l’aiguille du poste à galène sur la fréquence de la Chaîne III de la radio nationale.
    Je finis par y parvenir. Je crois bien que le premier morceau que j’aie jamais entendu de lui, c’est la 40e symphonie. Le staccato des premières notes a agi sur moi comme un aimant qui me plaquait et, du même coup, m’extrayait du quotidien acnéique et morose qui était le mien. Je compris très vite avec Mozart ce qu’était la transcendance. Bien entendu, devant cette véritable irradiation, personne autour de moi ne pouvait en parler. Je dus écrire à la Chaîne III pour me rencarder davantage sur Mozart. Aucune réponse et aucune mention à l’antenne de ma missive. A peine me contentai-je de trouver absurdes ces gens qui péroraient à la radio et qui négligeaient la lettre que je m’étais appliqué à écrire avec la précision et la fougue d’un Schiller. Je les plaignais presque de passer à côté du prodige que j’étais convaincu d’héberger.
    L’histoire telle que je l’ai façonnée après coup pour appâter Sandra démarrait donc dans un appartement exigu d’un quartier populaire d’Alger portant le toponyme sylvestre de Peuplier, où le nom même de Mozart n’avait aucune chance d’être prononcé, ne fût-ce que par accident.
    Collégien, je jouais comme tout un chacun au foot compulsif dans un terrain vague. Je me délectais, faute de mieux, à me baigner, les jours fréquents de canicule, parmi les détritus ménagers et les déchets industriels la plage du Caroubier, à un cloaque de l’estuaire d’oued El-Harrach.
    Auditeur captif de l’ennui de ma cité, j’écoutais, les soirs d’été sur la place aux platanes, du chaâbi parasité par l’effet Larsen de la sono antédiluvienne dans les mariages du quartier. Et de temps en temps, quand ma grand-mère et ma mère fuguaient de la chaîne kabyle, je volais des ondes pour capter la Chaîne III.
    Un jour d’été où la chaleur semblait embraser tous les murs de l’appartement, comme une dalle de hammam, je suis tombé sur la 40e. Je grillais quand soudain, le petit gars écrasé déjà par le spleen d’une vie enserrée dans un boyau se sentit désincarné pour se reconstituer quelques strates plus haut, là où l’air semble pur.
    On m’aurait dit que la musique avait le pouvoir de te désintégrer dans ta petitesse pour te reconstruire à la fois identique et différent, jamais je ne l’aurais cru. Et pourtant !
    Voilà comment je chopai le virus Mozart qui allait me conduire vers Sandra. Ou comment la tendresse de Sandra m’a conduit à fabriquer le virus Mozart.
    A. M.

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    Chronique du jour : 16/11/2014
    Balade dans le Mentir/vrai(34)
    Amadeus


    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Plus j’y pense, davantage j’évalue la difficulté à finir cette histoire. Certes, toute histoire est difficile à raconter si on ne tient pas le bon angle. Celle-ci sans doute plus que les autres.
    Avant de nous transporter dans Vienne sur les pas de Mozart, je crois que j’aurais dû commencer par préciser que Sandra était en fait professeur de musique. En l’écrivant, je m’aperçois a posteriori que cet élément est fondamental. Je mesure tout le chemin qu’il m’a fallu parcourir, durant les 10 années où nous avons parfois été complices et souvent adversaires, pour lui ressasser un propos crédible sur Mozart.
    Comme dans les films, je faisais de l’autostop sur la route Moutonnière, lorsque je vis, un peu éberlué, s’arrêter une belle jeune femme au volant d’une Golf rutilante. Elle stoppa son véhicule à quelques mètres. Je ne bougeai pas, persuadé que ce ne pouvait être pour moi. Toujours comme dans un film, je regardai dans sa direction et remarquai, à travers la lunette arrière de la Golf, qu’elle me faisait un geste de la main. J’avançai prudemment. Arrivé à sa hauteur, la jeune femme se pencha :
    - Dépêchons ! Dépêchons ! me dit-elle.
    En montant dans la voiture, j’étais loin d’imaginer que le fait que, deux siècle plus tôt, un garçon de génie, né à Salzbourg, mort à 35 ans, et ayant passé 10 ans, 2 mois et 8 jours trimballé en Europe, de cour en cour, comme un chien savant, serait pour moi une information capitale. La seule information sur Mozart qu’elle ne possédait pas, elle qui connaissait du musicien tout ce qu’on aurait pu savoir.
    Sandra regardait droit devant elle en manœuvrant pour s’insérer dans la circulation. Enivré par l’odeur de cuir neuf de l’habitacle mêlée aux effluves de son parfum – un Mitsuko de chez Guerlain auquel elle sera toujours fidèle, 10 ans plus tard –, j’étais comme paralysé. Il faut dire que ni au Peuplier, où je demeurais encore, ni à mon travail à quelques encablures de l’oued El-Harrach, ni dans les rues ou les cafés que je fréquentais alors, je n’étais familier de ces odeurs de cuir et de parfum de femme. Mes palettes olfactives étaient autrement moins nuancées.
    Elle me demanda si la musique ne me dérangeait pas. Je répondis avec une bonne dose d’opportunisme d’excellente foi, que Mozart ne me dérangeait jamais. Plus tard, l’ayant souvent accompagnée dans sa voiture, je saurai qu’elle adorait rouler en écoutant le requiem que Mozart composa juste avant sa mort.
    - Vous allez où ?
    - Déposez-moi où vous pourrez en ville.
    Le trajet dura un peu plus d’une demi-heure. Mais j’eus cette sensation d’éternité au cours de laquelle une force impétueuse m’aurait poussé à lui livrer toute ma vie. Conscient de l’indigence et de la vacuité de mon existence, je dus pas mal broder. Par contre, d’elle, je n’appris que trois choses. Son prénom : Sandra. Le fait qu’elle ait été prof de musique dans un lycée voisin. Enfin, qu’elle adorait Mozart et qu’elle rêvait d’aller en pèlerinage à Salzbourg et Vienne.
    Je ne pus m’empêcher, encore sous l’hypnose de sa lumière tout autant que de mes ténèbres, de commettre l’audace de supplier :
    - S’il vous plaît, il faut qu’on se revoie.
    Sans ciller, elle me laissa descendre. Je restai là, sidéré par le cruel poids de son indifférence. Elle redémarra et j’entendis crisser ses pneus. Elle s’arrêta à nouveau quelques mètres plus loin, réitéra son geste. Je me précipitai :
    - Demain, 18 heures sur le parvis de la Grande-Poste.
    J’ai déjà raconté que Sandra ne vint pas à ce rendez-vous, et que, furieux, j’échouai dans un bistrot où – encore le hasard –, la radio jouait la 25e, et que l’idée me vint de raconter la légende de mon obsession mozartienne.
    J’avais perdu Sandra. Déboussolé, il ne me restait plus qu’une chance, celle de me pointer à l’endroit où elle m’avait pris en stop. Le miracle opéra. Elle revint et durant une décennie, nous ne nous sommes plus quittés. J’eus tout le temps de peaufiner cette légende dont elle n’était pas dupe. Elle eut cependant à mon égard une indulgence que je finis par prendre pour de l’affection.
    Dans cette histoire, l’année 1985 aura été décisive. Le film de Milos Forman, Amadeus, que nous vîmes à Alger, nous décida à entreprendre ce pèlerinage dont elle me parla dès notre première rencontre. Sans doute ce voyage que nous improvisâmes de bout en bout, était-il écrit comme l’épilogue de notre relation autant que celui de la légende que je racontais à Sandra.
    Je ne sus pourquoi elle attendit que nous soyons au 9 de la Gettreidegasse, à Salzbourg, dans la pièce – même – devenue un musée – où était né Mozart le 27 janvier 1756, à 8 heures du soir, pour me déclarer :
    - Ici nos routes se séparent. Nous allons rentrer chacun de notre côté.
    Dix ans de racontars m’avaient à ce point endurci que cette issue absurde me causa moins de chagrin que son indifférence lors de notre première rencontre. Je pensai juste, me souvenant de la pauvreté de l’existence de Mozart telle que racontée par Forman, et son enterrement suivi seulement par un chien, que le monde était mal fichu.
    Ce petit bonhomme qui était mort dans des guenilles de miséreux aurait pu acheter aujourd’hui, avec tous ses droits d’auteur, toute l’Autriche, mètre carré par mètre carré, et tous les bâtiments qui y sont construits. Quand je repense aujourd’hui à cet épisode de ma vie, l’enterrement de Mozart se superpose à celui de cette histoire avec Sandra.
    A. M.

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    Chronique du jour : 23/11/2014
    Balade dans le Mentir/vrai(35)
    Fanny



    Par Arezki Metref
    [email protected]

    Comme dans la vie des hommes, dans celle des récits au long cours, il y a des haltes, des accélérations, des creux, des bonheurs et le malheur. Avec le décès de Fanny Colonna, cette balade dans le Mentir/vrai est frappée par le deuil.
    Quand mardi soir, j'ai appris qu'elle venait de s'éteindre, je me suis senti affligé par la disparition subite d'une amie, mais aussi par le fait que cette chronique perdait, en pleine exaltation, une marraine. Car il faut dire que depuis que cette chronique a basculé dans le mentir/vrai, avec ce que cela induit de construction littéraire et intellectuelle, Fanny Colonna en était une lectrice fidèle, exigeante et vigilante qui ne laissait rien passer.
    Même si elle réagissait à tous les épisodes, ce n'est qu'en mars 2014 qu'elle me téléphona, lorsque j'abordai la séquence sur Albert Cossery à Paris, et au Caire où elle avait vécu au milieu des années 1990.
    - De sa voix mélodieuse reconnaissable entre toutes, elle m'intima :
    - ll faut qu'on se voie, j'ai quelque chose à te dire !
    Ah ce «quelque chose à te dire», c'était son expression ! Rendez-vous fut pris quelques jours plus tard dans un café :
    - Ce pourrait être intéressant de réunir en volume ces textes sur les auteurs qui t'ont inspiré, toi et ceux de ta génération, car ils me semblent bien oubliés.
    Elle ajouta : - Non seulement, il faut que tu continues cette série, mais tu dois aussi envisager chaque épisode comme le chapitre d'un ouvrage.
    Elle m'avoua que ce qui l’intéressait dans cette démarche, ce n'était pas seulement le caractère anecdotique, bien que, reconnut-elle, cet aspect ne soit pas déplaisant. Étudiant la production des savoirs, elle y voyait un intérêt intellectuel, sinon sociologique. Elle m'expliqua que peu de gens savaient qu'en dépit de l'enfermement physique et mental qui fut et reste celui des Algériens, ces derniers sont capables de se jouer de tous les obstacles pour aller à la conquête de la construction de savoirs. Elle évoqua comme cas d’espèce les voyages littéraires de ces chroniques, en y voyant cette volonté tenace d'abattre les murs que les pouvoirs politiques dressent entre nous et la connaissance libre. Elle développa beaucoup cet aspect de sa propre réflexion concrétisée par des écrits sur l’émergence de classes moyennes post-independance dont l’accès à l'instruction avait aiguisé l’appétit de savoir contredit par des limites idéologiques imposées par les institutions.
    Jusqu'à cette discussion avec Fanny, je n'avais pas conscience que ces écrits factuels puissent être perçus autrement que comme des souvenirs de voyages, de rencontres et de lectures.
    Je lui répondis du tac au tac :
    - Evidemment, je suis d'accord pour en faire un ouvrage !
    Puis, après un examen plus sérieux de la proposition :
    - A condition que tu préfaces l'ouvrage et que les arguments que tu viens de développer et que je n'avais pas franchement envisagés, y figurent.
    Cet échange m'avait doublement boosté. C'est ce que je crus du moins de prime abord. D'une part, il ne me déplaisait pas que ces récits suscitent un intérêt comme celui de Fanny Colonna, allant au-delà de la narration et, au mieux, de la littérature. D'autre part, je découvrais cette excitante possibilité qu'un livre puisse se construire par étapes publiées et dans une sorte de plaisir éphémère et renouvelé. Mais, paradoxalement, je comprenais du même coup que l'euphorie de cette découverte portât en elle ses propres chaînes. Dès le moment où je me mis à m'efforcer chaque étape comme un fragment d'ouvrage, l'exigence de cohésion et de singularité me faisait perdre en spontanéité et en fraîcheur. Je quittais le journalisme dans son acception indulgente de littérature de l’éphémère, qui pardonne la maladresse, pour passer sous les fourches caudines de la littérature avec ce qu'elle comporte de contraignant, c'est-à-dire de définitif.
    Fanny Colonna, qui suivait chaque étape, ne se rendit pas compte de mon malaise d'avoir renoncé au droit à la spontanéité. Bien au contraire, elle trouva le résultat de plus en plus élaboré. Universitaire soucieuse de précision, elle commença, à un certain moment, à concevoir les exigences de l'ouvrage qui devait être, selon elle, complété par l'adjonction de tout un système de références, et par des indications bio-bibliographiques de tous les auteurs lus, rencontrés, croisés.
    Comme je ne savais par moi-même à quel moment achever cet ouvrage, je sollicitai son avis :
    - C'est à toi de voir. Quand tu te sentiras prêt, je te ferai une préface et je t'aiderai à élaborer tout l'appareil critique.
    Depuis plusieurs mois, nous communiquions par intermittence et souvent par de brefs courriels. Après avoir publié au mois d’août dernier dans Le Soir d'Algérie un reportage sur Apulée de Madaure, elle me téléphona de nouveau pour me dire qu'il fallait absolument l'insérer dans la série. Je rétorquai que cela ne faisait pas partie de la balade du Mentir/vrai. Elle objecta que mon argument était strictement formel et que le reportage procédait bien de la même démarche.
    Une fois encore, rendez-vous fut pris pour en parler de vive voix. Reporté ! Le temps passa. Depuis septembre, elle ne réagissait plus à la chronique. De mon côté, pris par divers déplacements, je repoussai indéfiniment le projet de lui téléphoner... En 20 ans, j'ai beaucoup travaillé avec Fanny Colonna. Il y aurait encore bien des choses à dire. Mais je préfère m’en tenir à ce compagnonnage autour du Mentir/vrai car je sais que quand j'écris, Fanny Colonna veille avec rigueur et sympathie.
    A. M.


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    Chronique du jour : 30/11/2014

    Balade dans le Mentir/vrai(36)Le chamelier et la basilique
    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Cette rencontre avec Jules Roy, longtemps je la crus essentielle. Avec le recul, et au moment où je m’apprête à la raconter, après maints et maints reports, je m’aperçois qu’elle est toute relative. En tout cas, pas si essentielle que ça.
    Comme la plupart d’entre nous, je connaissais Jules Roy pour avoir beaucoup apprécié Les chevaux du soleil. Dans cette saga d’une famille de colons du côté de sa mère, installée à Sidi Moussa, Jules Roy parvient à subvertir l’histoire en légende. Pour autant, il ne s’agit pas de cette histoire héroïsante de la colonisation qui aurait, à l’instar des pionniers de la conquête de l’Ouest américain, affronté les sept plaies d’égypte pour rendre vivable une terre abandonnée par des indigènes qui ne la méritaient pas. Ce roman est un travail de bénédictin, monumental et minutieux à la fois, qui décrit l’arrivée des troupes du maréchal de Bourmont, les soldats dans leur uniforme dépeint jusqu’au dernier bouton de guêtre, ainsi que l’avancée de l’armée de conquête, mètre par mètre, depuis le débarquement à Sidi Ferruch.
    En 1989, je crois l’avoir déjà raconté quelque part, me trouvant à Berlin-Est, je fis la connaissance d’une jeune attachée d’ambassade, un jour où elle avait en mains Mémoires barbares du même Jules Roy, qui venait tout juste d’être publié. Constatant mon intérêt pour cet ouvrage, elle m’avait promis, sachant que je ne le trouverai pas en Algérie, de me l’envoyer sitôt lu. Quel ne fut pas mon bonheur de le recevoir un jour par l’entremise d’un ami étudiant, de passage à Alger. Dans ces mémoires, ce que j’aimais en premier lieu, c’était le mot «barbares» que j’assume dans ce qu’il signifie de rébellion contre l’autorité inique. Barbare comme Jugurtha, Spartacus, Ho Chi Minh, Cochise…
    J’aimais aussi dans cet ouvrage, et c’est une leçon de littérature, la franchise pugnace, à la limite de l’agressivité, avec laquelle il décrit ses jours, et brosse le portrait de ses amis et de ses ennemis. Un travail de mémorialiste un brin provocateur et nimbé de panache.
    Mais peut-être eût-il fallu commencer bien plus tard, ce jour de fin 1994 lorsque ma consœur de l’hebdomadaire parisien dans lequel je sévissais, Florence C., vint me trouver :
    - Accepterais-tu, me demanda-t-elle, de rencontrer l’un de mes proches, pied-noir, pour parler de l’Algérie ?
    Je lui répondis que oui, dans tous les cas, sauf s’il avait été OAS. Elle me rassura. Quelques jours plus tard, j’étais invité chez Ivan V., son ex-époux, en compagnie de Florence et de leur fils Alex, un passionné de rugby qu’il pratiquait comme son père. Il s’apprêtait d’ailleurs à se rendre, l’année suivante, en Afrique du Sud pour la coupe du monde de rugby.
    Au cours de cette soirée, je devais découvrir qu’il avait été dans l’armée pendant la guerre :
    - J’étais jeune et franchement je ne comprenais pas les enjeux.
    Comme pour s’amender d’une erreur de jeunesse, il s’était pris d’une profonde affection pour les Algériens.
    Je ne crois pas me tromper en affirmant que non seulement, il n’avait jamais lu Jules Roy, mais qu’en outre, il en avait une vision mitigée. C’est, du moins, ce qui apparut à un certain moment de ce dîner lorsque, voulant montrer que la colonisation française était le fruit d’une conquête armée important une population européenne pour l’établir sur des terres spoliées à leurs immémoriaux propriétaires, je citai le nom de Jules Roy. Je m’appuyai sur la saga de la famille Paris racontée dans Les chevaux du soleil.
    Puis on en vint à Jules Roy :
    - J’espère, lançai-je, que j’aurai l’occasion de le rencontrer un jour.
    On passa ensuite à autre chose. Quelque temps plus tard, Florence C., croisée au siège du journal, me signala qu’elle avait retrouvé les coordonnées de Jules Roy, et que si je le souhaitais, elle lui demanderait de nous recevoir. Elle l’appela. Il nous fixa rendez-vous chez lui à Vézelay pour le 26 janvier 1995.
    Cette discussion sur Jules Roy avait aiguisé ma curiosité et, armé de cet intérêt nouveau, je fis l’acquisition d’Un après-guerre amoureux, son roman épistolaire, tout juste publié. Pour un certain nombre de traits d’esprit, révélateurs de la personnalité de l’auteur, ce roman m’a profondément intéressé. C’est pourquoi je reviendrai certainement sur ce qui est à mon sens une inflexion de son œuvre – et son dernier ouvrage qui ne soit pas un essai –.
    La veille de ma visite à Jules Roy, je participai avec Slimane Benaïssa, à l’une de ces conférences de l’époque où, conviés à parler de la situation en Algérie, nous nous croyions investis de je ne sais quelle mission de sensibilisation de l’opinion française favorable à l’islamisme. Nous nous étions rendus à Blois. Le débat s’était poursuivi tard dans la nuit. Rentrés au petit matin sur Paris, il faut dire que nous n’avions pas beaucoup dormi.
    Mais il fallait tout de même honorer l’engagement de rallier Vézelay, dans l’Yonne, où Jules Roy nous attendait. Nous partîmes, Yvan au volant, Florence devant et moi, sur le siège arrière, enveloppé d’un plaid dans ma tentative de rattraper un peu de sommeil perdu. Une blague était née quelques jours auparavant.
    Lors des préparatifs de ce voyage, Yvan qui n’arrêtait pas de répéter que son rôle à lui était juste de conduire la caravane à bon port, s’était vu attribuer le sobriquet de chamelier. Je ne sais pas comment ni en combien de temps nous nous retrouvâmes sur la petite place de Vézelay, pile en face de la basilique. Bien entendu, le premier passant nous indiqua la maison de Jules Roy.
    A. M.

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    Chronique du jour : 07/12/2014

    Balade dans le Mentir/vrai(37)
    Jules Roy en sa tanière

    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Même en tenue d’intérieur négligée, chandail, pantalon large et savates, Jules Roy avait de la prestance. Port altier, cheveux blancs cendrés lui dessinant un profil de médaille césarienne, tout cela rendait synchrone son surnom de Julius avec son physique d’empereur romain.
    C’est dans le vaste salon de sa maison de Vézelay, dans l’Yonne, qu’il nous reçut. Ivan, Florence et moi nous installâmes, un peu tendus il faut le dire, autour de l’immense table de ferme. Jules Roy était intimidant. De sa voix grave faite pour le commandement, il nous présenta Tania, son épouse, qui nous souhaita la bienvenue et nous demanda si nous désirions boire quelque chose.
    Jules Roy s’éclipsa, puis revint avec un grand registre et s’installa face à nous. Il s’enquit de nos noms et prénoms qu’il nota soigneusement sur son cahier, ainsi que les motifs de notre visite. Ce fut Florence qui s’y colla :
    - Comme je vous l’ai dit au téléphone, il n’y a pas d’autre motif à cette visite que de vous rencontrer pour discuter avec vous.
    Jusqu’alors sur la réserve, Jules Roy enfin se détendit, et commença à parler de l’Algérie, de toute évidence, un de ses sujets favoris.
    - Pensez-vous que je puisse aller sur la tombe de ma mère à Sidi Moussa ?
    Je lui fis part de ma totale incapacité à formuler quelque réponse que ce soit. Je crois avoir ajouté qu’il pourrait, comme je le faisais moi-même, tirer les conclusions qui s’imposaient de l’actualité plutôt dramatique. Puis la discussion s’orienta vers son passé d’aviateur qui s’étonnait que le 29 décembre 1994, deux ou trois semaines auparavant, un groupe du G.I.A. ait pu, visiblement avec une assez grande facilité, pénétrer à l’intérieur de l’Airbus 300 d’Air France assurant la desserte Alger-Paris. Le dénouement de cette affaire eut lieu 17 heures plus tard avec la liquidation des quatre pirates de l’air par le GIGN français à l’aéroport de Marseille-Marignane.
    Ayant lu quelque part que le chef de ce groupe, Abdul Abdallah Yahia, était originaire des Eucalyptus, Jules Roy se sentit étrangement concerné, comme si l’intrusion de ce toponyme sylvestre dans une affaire de terrorisme sanglant réveillait en lui une vieille mémoire de l’appartenance paradoxale :
    - Mais les Eucalyptus, c’est à proximité de chez moi, à Sidi Moussa ! s’exclama-t-il.
    Puis, par un de ces enchaînements attendus, il bascula dans la nostalgie et répéta alors presque mot pour mot ce que j’avais lu dans Mémoires barbares à propos de son enfance champêtre coloniale à Sidi Moussa, son rapport avec Meftah, «l’Arabe», l’homme à tout faire de la propriété qu’il évoqua avec un mélange d’affection filiale et de paternalisme civilisateur.
    Puis, par une autre de ces dérivations que savent prendre les discussions impromptues, il se mit à passer en revue tous les sobriquets péjoratifs par lesquels les colonisateurs nommaient les autochtones. Je l’interrogeai, en particulier, sur la genèse de ce qualificatif qui m’avait toujours troublé :
    - Pourquoi tronc de figuier ?
    Je crois qu’il me répondit qu’il n’en savait trop rien mais qu’il pensait que c’était probablement à cause de cette image de déchéance qui déclassait les colonisés en en faisant des fainéants qui, au lieu de travailler la terre comme le faisaient les pionniers de colons, préféraient se ratatiner contre un tronc d’olivier pour paresser jusqu’à se confondre avec lui. A ce niveau du récit, il me faut préciser que je restitue les faits et les paroles de cette journée uniquement de mémoire, sans le secours de quelque note que ce soit. La seule note écrite étant une référence que Jules Roy a lui-même inscrite dans son journal Les Années de braise(1) et que je citerai plus loin. Evidemment, la mémoire peut avoir des failles. Mais ne vaut-il pas mieux une mémoire aléatoire que pas de mémoire du tout ?
    Dans son salon, parmi d’autres portraits, trônait celui de Jean Amrouche.
    - Même s’il était alors plus jeune que moi, me dit-il, je considérais Amrouche comme l’un de mes pères.
    Puis il se remémora des bribes de leur jeunesse, le compagnonnage houleux entre Amrouche et Camus qui avaient l’un et l’autre un amour-propre d’auteur, voire de star, très aiguisé, et qui divergeaient sur l’avenir de l’Algérie. Il ajoutait que même si la parole de Camus sur l’Algérie était pour lui fondamentale, à son avis c’était Amrouche qui avait raison de croire à l’indépendance de l’Algérie et de la soutenir. Son avis sur ses deux amis rivaux, Camus et Amrouche, était évidemment nuancé et je les soupçonne, pour en avoir reparlé plus tard avec lui, lorsque nous nous connûmes mieux, d’être évolutifs et adaptables à l’humeur du moment. Voilà ce qu’il écrivait dans son journal à la date du 30 mai 1986 : Dans le De Gaule et l’Algérie de Jean Daniel, «je suis un peu surpris aussi de la place éminente consacrée à Amrouche aux dépens de Camus. Là, nous nous rejoignons : la part de Camus est immense au début ; après, elle diminue jusqu’à la désolation»(2).
    Avec son humour un peu grinçant, il nous avoua qu’il avait quelques heures de pleine lucidité par jour, et que nous étions bien tombés. Dans un long soliloque, il évoqua ensuite sa mère, son oncle Jules, René-Louis Doyon, son père en anticonformisme, des flashs de sa vie d’aviateur, tout cela débité sur un ton grave et parfois sentencieux.
    Il nous montra son dernier livre, Un après-guerre amoureux, qui venait de paraître. Je ne sais plus qui de Florence ou de moi, feuilletant l’ouvrage, s’écria spontanément :
    - Quel talent !
    - Et alors, qu’est-ce que vous croyez, répondit-il, renfrogné.
    A un moment, il revint sur l’idée de retourner sur la tombe de sa mère, «avant ma mort», précisa-t-il. Ivan, le chamelier, lui-même né en Algérie comme je l’ai déjà dit, silencieux jusqu’alors, sortit de sa réserve :
    - Je vous accompagne.
    Voici comment Jules Roy décrit dans son journal cet épisode. C’est en le lisant que je compris a posteriori pourquoi il prenait des notes dans son registre.
    «1995 (…) 26 janvier Pour l’Algérie, qui pourrait encore me permettre d’y aller ? Depuis l’accrochage de l’Airbus, toutes les liaisons aériennes et maritimes françaises ont été suspendues.
    Autant dire que… Hier, avec un journaliste kabyle, Arezki Metref, qui voulait me voir arrivent une femme, d’un journal inconnu de moi où elle travaille comme pigiste, Politis, et un solide pied-noir, qui leur sert de guide, Ivan Viale, un descendant d’Italiens, pour qui j’éprouve une vive sympathie. Lorsqu’il entend que je désire aller en Algérie sur la tombe de ma mère, il me dit spontanément : «Je vous accompagne». Ainsi, un signe m’est donné, que je reçois. Quand les choses iront mieux, nous irons à Alger, ce Viale et moi».(3)
    A. M.

    1, 2, 3, Jules Roy, Les années de braise, Journal 3, 1986/1996, Albin Michel, 1999.

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    Chronique du jour : 14/12/2014

    Balade dans le Mentir/vrai(38)
    La remontée du saumon

    Par Arezki Metref
    [email protected]

    J’ai revu plusieurs fois Jules Roy après son retour d’Algérie. Il en rapporta un livre, Adieu ma mère, adieu mon cœur (Albin Michel, 1996), qui résonne des accents crépusculaires de l’oraison. Il y décrivait un pèlerinage un peu surréaliste dans une Algérie alors plongée dans le sang et les larmes. Comment retrouver la tombe de sa mère, recouverte de ronces et d’oubli, là où partout la terre était fraîchement retournée pour y ensevelir des centaines de morts par jour ? Souvent des jeunes. Tués avant même qu’ils aient eu le temps d’avoir des souvenirs !
    Je n’eus pas le sentiment que ce voyage ait changé en quoi que ce soit Jules Roy. Pas en apparence. Pas en profondeur ! Relisant cette phrase, j’en mesure soudain toute la vanité. Elle pourrait laisser croire que je le connaissais assez pour juger d’un quelconque changement. Disons plutôt, en me fondant sur les longues et houleuses discussions que nous eûmes avant son départ, qu’il tenait les mêmes propos.
    Nous nous revîmes quelquefois à Paris en présence d’Ivan, qui fut son compagnon de voyage, son «guide», disait-il, sans que jamais son nom soit cité dans le texte. Puis, je suis allé le trouver à Vézelay dans des circonstances que je raconterai peut-être dans une prochaine occasion.
    Evidemment, même si Jules Roy restait fidèle à cette image de baroudeur du verbe avec l’impertinent franc-écrire que nous lui connaissions, à l’égard de tous et de chacun, et qui parcourt ses pages comme des giclées de vitriol, il n’en reste pas moins qu’en nous racontant de vive voix des moments de cette virée testamentaire, il en disait davantage et de façon plus acerbe.
    Ainsi relata-t-il ce coup de gueule :
    - J’ai demandé aux officiels algériens de me dire qui avait si anarchiquement bétonné «ma» Mitidja, la terre sensuelle de mon enfance ? On me ramena un monsieur bien sous tous rapports, Abdelhamid Aouchiche. Il portait des chaussettes en soie !
    Cette irrévérence lui était familière. Pour lui, le vieux bougon revêche toujours insatisfait, c’était la règle. Il n’épargnait personne, pas même sa mère : «Ma mère disait toujours : “Ce sont des sauvages. Ils jouissent de voir le sang couler, ils ne pensent qu’à ça…” Ma mère, quand elle parle ainsi, oublie la façon dont elle coupe la langue aux poules qu’elle sacrifie. Cric, crac, je vois le sang emplir le bol.»
    Je ne sais pas si Jules Roy s’attristait ou jubilait du fait qu’il en était réduit à déposer, sur la tombe de sa mère au cimetière de Sidi Moussa, un bouquet de roses cueillies au jardin de l’hôtel El Djazaïr qu’il appelait comme tout le monde Saint-George, encadré d’une automitrailleuse et de half-tracks, entouré «d’Arabes pour me protéger des Arabes», mais il le racontait comme une prouesse, et une désolation. Sans doute cette ambiguïté résume-t-elle une autre ambiguïté plus fondamentale et pérenne, matricielle même, celle qu’il eut toujours à l’égard de l’Algérie.
    Des «Arabes» le protégeant d’autres «Arabes», cette image condense le sentiment de juste inéluctabilité de l’indépendance et de sa regrettable perversion. Dans ce même livre, revenant sur son sentiment à l’égard de sa terre natale, il avoue le paradoxe d’avoir à la fois préféré, lui, la justice à sa mère, et d’avoir été incapable de le proclamer tant que Camus était en vie.
    Dans un article publié par L’Express du 24 août 1955, Jules Roy écrivait brut de décoffrage : «Si j’étais musulman, ce n’est pas de notre côté que je serais, mais dans le maquis.» José Lenzini, qui lui a consacré un livre(1), affirme que Camus a été heurté par ces propos.
    Jules Roy se mura alors dans le silence. Ce n’est qu’après la mort de Camus qu'il jugea utile de sortir de cette réserve : « Lui vivant, je n’aurais jamais osé prendre la parole sur ce problème, il était le maître, lui seul pouvait », répéta-t-il dans son dernier ouvrage.
    En 1960, Camus était mort, et Jules Roy fit ce «voyage pathétique» dans l’Algérie en guerre. Il en revint avec un livre, La guerre d’Algérie (Julliard, 1960) qui osait parler de «guerre» plutôt que de troubles et d’événements, et qui eut maille à partir avec la censure. L’ouvrage fit grand bruit et confirma que l'ancien aviateur était resté ce «céleste insoumis» jusque-là occulté par de plus grands, Camus et Amrouche. Mais voilà qu’à la fin de sa vie, il faisait cet étrange aveu : «Un éditeur sans scrupule avait, comme un vautour, plongé sur sa disparition (celle de Camus) pour me convaincre que je pouvais, qu’il me fallait intervenir. (…) Et voilà, j’y étais, attiré par l’indignité à dénoncer.»
    Comme tous les gens d’un certain âge, Jules Roy vivait encore à l’époque de son enfance. Il parlait davantage de Meftah, ce valet de ferme «indigène», qui le portait sur ses épaules contre la volonté de sa mère saisie d’effroi, que de l’Algérie souffrante qu’il venait de quitter avec un mélange de compassion et de colère.
    J’imagine que ce retour aux sources avait, en dépit de la perception extérieure qu’on pouvait en avoir, apaisé en lui cette exaspération de ne jamais pouvoir fleurir la tombe de sa mère. C’était fait. Je sentis à notre égard, nous Algériens qui le rencontrions alors, moins de distance, et même davantage d’affection. Quelque chose de cette magie de la terre-mère nous avait peut-être, par-delà les heurts et les antagonismes de l’Histoire, totalement réconciliés.
    A. M.

    1) José Lenzini, Jules Roy, Le Céleste insoumis, Editions du Tell.

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    Chronique du jour : 21/12/2014

    Balade dans le Mentir/vrai(39)
    Donc, l’ennui !


    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Il faut avoir connu le décor pour saisir vraiment ce que veut dire l’ennui. Là aussi, je dois m’abandonner à croire à une conspiration du hasard.
    Le décor, donc. Les rues accablées d’un soleil fétide de la ville d’El-Harrach. Nous sommes au mois de juillet 1967, la Guerre des 6 Jours a été perdue par l’égypte depuis moins d’un mois, et c’est comme un sirocco déportant le sable rouge de la défaite dans le moindre interstice des choses, et la moindre pulsation. Pour châtier l’ennemi, le gouvernement a décidé le boycott des films américains et occidentaux. Dans les cinoches d’El-Harrach, il n’y a que des films hindous, égyptiens et soviétiques. C’est alternatif, c’est bien. Overdose !
    Donc, l’ennui !
    La canicule tasse le contour des objets, les vidant de leur matérialité. On ne perçoit que des formes brouillées et inconsistantes. C’était censé être les vacances. Ah oui ? Holidays ? Un long tunnel de jours équarris sous des soleils obliques, une lumière à arracher la rétine – réminiscence horrifique de l’incision au rasoir de l’œil dans Le Chien andalous de Luis Bunuel avec la complicité de Dali –, et ce sacré lambeau d’El Moudjahid plaqué contre le mur par un vent archiviste. Chaque fois que je pense à cet ennui qui habita l’adolescence dans l’Algérie de Boumediène, je revois le vent soufflant du Sud et cette page de journal punaisée par une force éolienne.
    Donc, l’ennui !
    Comment le combattre, le descendre, l’annihiler, le pousser à rendre gorge ?
    Faut pas essayer une guerre des 6 jours contre lui… Le 7e est fatal ! Reste la lecture. Mais quoi ? Relire les antiques reliques du Vieux où, à l’hémistiche des alexandrins, se niche une sorte de terre promise qui dégage une vapeur soporifique ? Farfouiller dans les «hendécasyllabes de Dante et les hexamètres de Virgile» ?
    Donc, l’ennui !
    Peut-être est-ce le énième commandement, nulle part écrit et partout introuvable, qui guida mes pas vers cette librairie sur la place d’El-Harrach, près de la poste, à la recherche de quelque livre susceptible de chasser l’ennui comme les effluves de citronnelle chassent les moustiques prospérant dans les marigots de l’oued.
    Donc, l’ennui !
    Et cette fois-ci ce n’était plus cette chose dématérialisée qui avait le pouvoir de te soustraire au monde et de te le rendre pénible et fade. C’était L’Ennui de Moravia.
    J’ai sauté sur le livre avec l’espoir d’y trouver un remède contre ce mal dont on ne connaît ni la symptomatologie ni la thérapie. Je me suis assis sur un banc du square Altairac face au collège Laverdet – temps béni, en dépit de tout, où on pouvait encore s’asseoir sur un banc, un livre à la main, sans passer pour un extraterrestre.
    Le décor, encore ! Ce banc vert à la peinture légèrement écaillée, le soleil qui t’enserre les cervicales dans un étau de feu, des vapeurs de lave volcanique flottant au-dessus de la margelle de tes yeux, et ce livre – L’Ennui de Moravia – qui s’avère, à la lecture, ni le remède ni le mal, mais qui produit le trouble effet d’épaissir l’ennui et de lui donner une adresse.
    Pas besoin de chercher ailleurs. L’ennui n’est ni dans le soleil qui ruisselle comme une coulée de guimauve, ni dans ces rues qui dessinent la topographie coincée du cul-de-sac, ni dans ce sirocco transportant les métaphores qui rendent le monde supportable. L’ennui est partout et tu ne peux lui échapper, parce qu’il est en toi. Il est toi.
    Et voilà comment un jeune lycéen à peine lettré, misérablement outillé pour déchiffrer en l’œuvre littéraire l’embellissement du néant et de l’évanescence, en vint à faire d’un livre profondément fastidieux une source de paradoxale jubilation.
    Donc, l’ennui !
    Et cette fois-ci devenu une métaphysique. Eh oui, une métaphysique ! Rigole pas ! A cette époque, ça paraissait barbant. Davantage de goût pour San Antonio et les péplums. Je préférais Daracing, ce Roméo hindou bâti comme Héraclès, qui chantait comme Joselito, à Dino, le peintre raté de 35 ans, riche bourgeois romain, fâché avec la réalité, tel que le décrit Moravia. Pourtant, anesthésié déjà par l’ennui indéfinissable qui servait de placenta à notre quotidien, j’affrontais avec vaillance les pentes vertigineuses de l’ennui, état cérébral que Moravia se délecte à distiller. Dieu, que cette lecture était monotone et en même temps hypnotique.
    Donc, l’ennui !
    Les mots, les images se mirent à résonner, extrayant du sens d’un vieux silence engourdi qui désynchronisait le réel. Cette distorsion entre le regard et la mire, c’est ce que Moravia appelle l’ennui. Ce n’est pas le contraire du divertissement ou de l’occupation. C’est plutôt cette forme molle d’incommunicabilité qu’est l’absence de rapport d’un être humain avec les choses. C’est l’ennui tel que vu par Moravia qui pressa la gâchette de l’arme de Meursault dans L’Etranger de Camus.
    L’ennui, c’est une autre façon de raconter l’histoire du temps, et même celle de la montre. Qui mieux que Dali, habillant d’extravagance l’ennui de sa vie, a illustré cette anomalie par ces images ? Ce n’est pas le temps, notion immatérielle, qui coule mais la matière dont est faite la montre, objet parfaitement palpable.
    Je ne sais pas si je peux pousser la réflexion jusqu’à appliquer cette observation de Moravia à l’époque Boumediène : «L’ennui érige en système l’incommunicabilité non seulement entre le dictateur et les masses, mais entre les citoyens eux-mêmes, comme entre eux et le dictateur.»
    Boumediène était-il un dictateur ? Je ne m’aventurerai pas à l’affirmer, mais en revanche, ce que je peux dire avec certitude, c’est que le projet national qu’il exaltait tournait comme une toupie sur une terre tapissée d’ennui.
    A. M.

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    Post Ici mieux que là-bas By Arezki Metref


    Chronique du jour : 28/12/2014

    Balade dans le Mentir/vrai(40)
    Bonne année à Anna Karina !




    Par Arezki Metref
    [email protected]
    Dur de revenir à la réalité ! Surtout après la (re) lecture de La Méprise de Vladimir Nabokov pour finir cette année 2014 qui fut, pour certains, un gigantesque malentendu. Pourquoi ? Peut-être pour des tas de petites choses qui finissent, au bout du compte, par construire le quiproquo. Le fait est qu’il n’est pas évident, déjouant les chausse-trapes, de reprendre pied dans un récit qui me soit propre au sortir d’un roman qui commence par cette proclamation empreinte de vanité et d’autodérision : «Si je n’étais pas parfaitement sûr de mon talent d’écrivain et de ma merveilleuse habileté à exprimer les idées avec une grâce et une vivacité suprême…» Et puis quoi encore ? Ah ces écrivains ! Des bonimenteurs !
    C’est Nabokov qui écrit ces lignes. Mais c’est Hermann, le personnage de La Méprise, — un type infatué, fou comme pas deux, ne craignant pas le ridicule, — qui les énonce comme un prologue à des racontars sur le fil de la lame. Quand un mot tombe, on ne sait jamais de quel côté il s’écrasera. Mais la cause est entendue : Hermann est un menteur compulsif qui finit par s’embrouiller lui-même dans sa narration. Il ne s’y retrouve plus. Il oublie ce qu’il a dit à l’un et à l’autre de ses interlocuteurs. Il raconte n’importe quoi. Mais avec un art consommé. Après ça, va encore croire en quelque chose !
    Pour autant, je dois m’acquitter de ce récit que les mensonges d’Hermann rendent, j’en conviens, plutôt abrupt. Non seulement, il m’incombe de le narrer mais aussi de faire en sorte de le rendre vraisemblable dans les limites raisonnables de l’imaginaire. A ce niveau, il est utile d’avouer que la façon dont Hermann – et Nabokov, et tous les écrivains en fait — fait croire à quelque chose, puis s’en dédouane en une phrase, aide beaucoup à surmonter les périls de la vérité.

    C’est quoi cette histoire ?
    C’est celle d’un jeune qui vivait dans la poussière et la canicule, mais aussi dans la lumière solaire d’un quartier populaire de la banlieue d’Alger. Ce quartier avait pour nom Le Peuplier. Inutile de le chercher sur un plan, vous n’avez aucune chance de le trouver. Bien sûr en bon mythomane, non seulement j’ai pris soin d’en masquer le vrai toponyme, mais en plus je me surprends à croire au faux.
    L’agora en était Le Café des amis. Si Socrate y avait vécu, pour sûr c’est là qu’il aurait tenu ses causeries. D’ailleurs je pense pouvoir avancer que quelques Socrate du cru y avaient formulé des sagesses qu’aucun Platon n’avait fixées dans la postérité.
    Evidemment, dans ce café, il n’y avait que des hommes. Classique ! Je ne me souviens pas que la moindre femme en ait jamais franchi le seuil. Ce détail est important pour la suite. Ce café était le lieu de toutes les vantardises. C’est là que résonnaient les échos du monde. Une sorte de théâtre d’improvisation où chacun déclinait son héroïsme ou sa vaillance, réelle ou supposée. C’était aussi le lieu où s’exhibaient la malice, le pouvoir, la richesse et même une forme de fatuité.
    C’est là, par exemple, que Zampano – Ah ce bon vieux Zampano ! — qui avait emprunté sans vergogne son surnom au personnage de Fellini dans La Strada, se vantait dans des récits alambiqués et métaphoriques, de ses conquêtes féminines. Un nouvelliste, peut-être un double de l’auteur involontaire de ces lignes, en a écrit ailleurs une version qui n’est pas nécessairement la même. La littérature n’est-elle pas la diversité et l’antagonisme des points de vue ?
    Ainsi, un jour, Zampano raconta-t-il comment il avait séduit l’actrice Anna Karina. Connaissant son intarissable verve affabulatrice, on l’écouta avec un mélange d’incrédulité narquoise – cause toujours ! — et de fascination gourmande tant il savait tenir son auditoire. Zampano n’était pas Socrate même s’il parvenait à transformer son public en cercle de quasi-disciples. En revanche, il aurait très bien pu être une doublure d’Aristophane avec son humour incivique et une forme d’obscénité paradoxalement saine.
    On se marra bien quand Zampano se mit à détailler les dialogues qu’il eut avec cette Anna Karina que très peu d’entre nous, au Café des Amis, connaissaient. Nous savions juste que c’était une actrice et une actrice européenne et qu’à ce double titre, autant pour un titre que pour l’autre, il était impossible que Zampano, petit téléphoniste à la DNC, habitant un deux-pièces au Peuplier, ait jamais eu la chance de la voir ailleurs que sur un écran de cinéma. Et encore ! Zampano, dont la mythomanie était notoire au Peuplier, avait l’habitude de jouer des réactions amusées de ses auditeurs. Il utilisait le rire de l’un, le grognement de l’autre, l’ahan d’un troisième pour poursuivre et corser son histoire. Techniques instinctives de conteur ! Mais s’agissant d’Anna Karina, il prit mal nos commentaires. Il s’énerva pour de bon, ce qui n’était pas du tout dans ses habitudes.
    Plus tard, nous saurons qu’à cette époque, — en 1967, vers février — en effet, Anna Karina se trouvait à Alger pour le tournage de L’étranger de Visconti. Zampano nous raconta que c’était l’un de ses amis, un certain Marcello Mastroianni, un acteur italien qu’il avait connu jadis à Paris, qui lui présenta dans un restaurant d’Alger Anna Karina avec qui il tournait un film. Zampano n’en savait pas plus lui-même à l’époque. Tant que l’on prenait ce qu’il racontait pour de l’affabulation, tout fonctionnait du tonnerre. Mais dès que Zampano nous fit comprendre qu’il passait au registre de la réalité, nous nous sentions trahis dans notre contrat de confiance avec lui. Ok, d’accord, si tu mens, fais-le avec notre assentiment. Mais pas comme ça… On s’en tint là avec Zampano qui sortit ce jour-là furieux du Café des Amis.
    Une semaine plus tard, comme pour nous infliger une preuve qu’il n’était pas le bonimenteur que l’on croyait, nous le vîmes entrer au Café des Amis avec Anna Karina à son bras. Elle fut la première femme à pénétrer dans cet établissement d’un quartier populaire. Et la seule. Le Café des Amis n’existe plus depuis longtemps.
    Hermann ambitionnait, tout en se prévalant du mensonge absolu, de convaincre. Oui, je te mens mais j’ai assez de talent pour te faire prendre ce mensonge pour la réalité. Comme lui, on finit par s’embrouiller. Qui de Zampano ou du chroniqueur ment ? Sans aucun talent qui plus est ! Sacré Nabokov !
    Bonne année à toutes et à tous, et surtout, surtout, à Anna Karina !
    A. M.

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