Chronique du jour : 16/11/2014
Balade dans le Mentir/vrai(34)
Amadeus


Par Arezki Metref
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Plus j’y pense, davantage j’évalue la difficulté à finir cette histoire. Certes, toute histoire est difficile à raconter si on ne tient pas le bon angle. Celle-ci sans doute plus que les autres.
Avant de nous transporter dans Vienne sur les pas de Mozart, je crois que j’aurais dû commencer par préciser que Sandra était en fait professeur de musique. En l’écrivant, je m’aperçois a posteriori que cet élément est fondamental. Je mesure tout le chemin qu’il m’a fallu parcourir, durant les 10 années où nous avons parfois été complices et souvent adversaires, pour lui ressasser un propos crédible sur Mozart.
Comme dans les films, je faisais de l’autostop sur la route Moutonnière, lorsque je vis, un peu éberlué, s’arrêter une belle jeune femme au volant d’une Golf rutilante. Elle stoppa son véhicule à quelques mètres. Je ne bougeai pas, persuadé que ce ne pouvait être pour moi. Toujours comme dans un film, je regardai dans sa direction et remarquai, à travers la lunette arrière de la Golf, qu’elle me faisait un geste de la main. J’avançai prudemment. Arrivé à sa hauteur, la jeune femme se pencha :
- Dépêchons ! Dépêchons ! me dit-elle.
En montant dans la voiture, j’étais loin d’imaginer que le fait que, deux siècle plus tôt, un garçon de génie, né à Salzbourg, mort à 35 ans, et ayant passé 10 ans, 2 mois et 8 jours trimballé en Europe, de cour en cour, comme un chien savant, serait pour moi une information capitale. La seule information sur Mozart qu’elle ne possédait pas, elle qui connaissait du musicien tout ce qu’on aurait pu savoir.
Sandra regardait droit devant elle en manœuvrant pour s’insérer dans la circulation. Enivré par l’odeur de cuir neuf de l’habitacle mêlée aux effluves de son parfum – un Mitsuko de chez Guerlain auquel elle sera toujours fidèle, 10 ans plus tard –, j’étais comme paralysé. Il faut dire que ni au Peuplier, où je demeurais encore, ni à mon travail à quelques encablures de l’oued El-Harrach, ni dans les rues ou les cafés que je fréquentais alors, je n’étais familier de ces odeurs de cuir et de parfum de femme. Mes palettes olfactives étaient autrement moins nuancées.
Elle me demanda si la musique ne me dérangeait pas. Je répondis avec une bonne dose d’opportunisme d’excellente foi, que Mozart ne me dérangeait jamais. Plus tard, l’ayant souvent accompagnée dans sa voiture, je saurai qu’elle adorait rouler en écoutant le requiem que Mozart composa juste avant sa mort.
- Vous allez où ?
- Déposez-moi où vous pourrez en ville.
Le trajet dura un peu plus d’une demi-heure. Mais j’eus cette sensation d’éternité au cours de laquelle une force impétueuse m’aurait poussé à lui livrer toute ma vie. Conscient de l’indigence et de la vacuité de mon existence, je dus pas mal broder. Par contre, d’elle, je n’appris que trois choses. Son prénom : Sandra. Le fait qu’elle ait été prof de musique dans un lycée voisin. Enfin, qu’elle adorait Mozart et qu’elle rêvait d’aller en pèlerinage à Salzbourg et Vienne.
Je ne pus m’empêcher, encore sous l’hypnose de sa lumière tout autant que de mes ténèbres, de commettre l’audace de supplier :
- S’il vous plaît, il faut qu’on se revoie.
Sans ciller, elle me laissa descendre. Je restai là, sidéré par le cruel poids de son indifférence. Elle redémarra et j’entendis crisser ses pneus. Elle s’arrêta à nouveau quelques mètres plus loin, réitéra son geste. Je me précipitai :
- Demain, 18 heures sur le parvis de la Grande-Poste.
J’ai déjà raconté que Sandra ne vint pas à ce rendez-vous, et que, furieux, j’échouai dans un bistrot où – encore le hasard –, la radio jouait la 25e, et que l’idée me vint de raconter la légende de mon obsession mozartienne.
J’avais perdu Sandra. Déboussolé, il ne me restait plus qu’une chance, celle de me pointer à l’endroit où elle m’avait pris en stop. Le miracle opéra. Elle revint et durant une décennie, nous ne nous sommes plus quittés. J’eus tout le temps de peaufiner cette légende dont elle n’était pas dupe. Elle eut cependant à mon égard une indulgence que je finis par prendre pour de l’affection.
Dans cette histoire, l’année 1985 aura été décisive. Le film de Milos Forman, Amadeus, que nous vîmes à Alger, nous décida à entreprendre ce pèlerinage dont elle me parla dès notre première rencontre. Sans doute ce voyage que nous improvisâmes de bout en bout, était-il écrit comme l’épilogue de notre relation autant que celui de la légende que je racontais à Sandra.
Je ne sus pourquoi elle attendit que nous soyons au 9 de la Gettreidegasse, à Salzbourg, dans la pièce – même – devenue un musée – où était né Mozart le 27 janvier 1756, à 8 heures du soir, pour me déclarer :
- Ici nos routes se séparent. Nous allons rentrer chacun de notre côté.
Dix ans de racontars m’avaient à ce point endurci que cette issue absurde me causa moins de chagrin que son indifférence lors de notre première rencontre. Je pensai juste, me souvenant de la pauvreté de l’existence de Mozart telle que racontée par Forman, et son enterrement suivi seulement par un chien, que le monde était mal fichu.
Ce petit bonhomme qui était mort dans des guenilles de miséreux aurait pu acheter aujourd’hui, avec tous ses droits d’auteur, toute l’Autriche, mètre carré par mètre carré, et tous les bâtiments qui y sont construits. Quand je repense aujourd’hui à cet épisode de ma vie, l’enterrement de Mozart se superpose à celui de cette histoire avec Sandra.
A. M.

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