Ici mieux que là-bas By Arezki Metref
Chronique du jour : 26/10/2014
Balade dans le Mentir/vrai(31)
Dans les Brigades internationales
Par Arezki Metref
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D’après les documents trouvés dans la malle, et interprétés par Tessa, Amar serait né en 1908. C’est bien plus tard qu’elle comprendra ce que signifiait le mot «présumé», accolé à son année de naissance. Amar n’avait pas été inscrit à l’état civil sitôt né, mais quelques années plus tard. Ces documents comportaient une claire indication de son village d’origine : Taksa. Ce hameau perché sur un piton du Djurdjura – encore le hasard borgésien —, ne m’était pas inconnu. C’était le village natal de mon meilleur ami Omar. Je connaissais ce dernier quasiment depuis l’enfance. Je fréquentais sa famille et lui, la mienne. Peut-être que, ce qui nous a soudé, une fois devenus adultes, c’est l’intérêt porté à nos arbres généalogiques respectifs. Cet intérêt a fait naître une curiosité mutuelle pour nos mythologies familiales. Je savais le roman de ses origines. Il savait le récit des miennes. La survenue d’Omar dans cette parenthèse se justifiera après coup.
Revenons à Amar, le père de Tessa. Il fréquenta l’école du village puis le collège à Beni Yenni. En 1928, recalé à l’examen d’entrée à l’Ecole normale indigène, il rejoignit son père immigré à Paris.
Tout cela était explicitement rédigé dans une tentative d’autobiographie trouvée dans ses affaires. La même année, son père rentra en Algérie. Amar avait partagé avec lui un garni durant quelques mois. A vrai dire, il était plutôt soulagé du retour paternel. Il se sentait ainsi plus libre d’envisager sa nouvelle vie parisienne. Il put, en dehors de son travail de gratte-papier dans les bureaux de Renault Boulogne-Billancourt, reprendre des cours du soir, ce à quoi son père se serait opposé.
A la rentrée de 1935, il fut admis à un cours de philosophie à la Sorbonne qu’il suivit avec avidité, moins pour des motifs de carrière que par goût du savoir. Il le dit clairement dans son journal : «J’aime la philosophie.» Collégien, il dévorait les classiques grecs et latins, et les principaux philosophes européens et arabes du dernier millénaire. Dans son travail, il fut heureux d’être «recruté» — dans le texte — par le délégué de la CGT qui, extra-muros, le conduisit vers une cellule du PCF. Lorsqu’en 1936, après le coup d’Etat de Franco en Espagne, il rejoignit les Brigades internationales, il était déjà très mûr politiquement. Des pages entières de son journal expliquent ses motivations et la situation de l’époque. Puis, curieusement, ses écrits restèrent muets pendant plusieurs mois. Tessa supposa qu’il avait été soit dans l’incapacité physique de tenir son journal, à cause d’une blessure notamment, soit qu’il avait été victime de cette guerre dans la guerre qui opposait le Kominterm au POUM, soit encore que, trop pris par l’action de terrain, il n’avait pu trouver le temps d’écrire. Bien qu’il parle très peu de ses compagnons de lutte, de leurs actions en opérations, et encore moins de leurs dissensions, il évoque explicitement certains camarades illustres : «Aujourd’hui, j’ai rencontré un compatriote algérien, Maurice Laban, un communiste. Il m’a dit qu’il y avait dans les rangs républicains d’autres Algériens.»
En revanche, des pages entières non datées indiquent comment il prenait des cours d’espagnol à la fois pour comprendre ce peuple qui se battait contre le fascisme, et pour pouvoir lire dans le texte Don Quichotte de Cervantès. C’est en s’intéressant à ce dernier qu’il découvrit un écrivain argentin du nom de Borges sur lequel il rédigea un essai en espagnol resté au stade de manuscrit, intitulé : Las huellas de la oralidad en la literatura de Borges. Ce que l’on pourrait traduire par : les traces de l’oralité dans la littérature de Borges. Conséquence, Tessa dut elle-même apprendre l’espagnol pour mener à bien sa quête.
Son père établissait un rapport somme toute assez cohérent, du moins du point de vue littéraire, entre le combat des Républicains contre le fascisme et celui de Don Quichotte contre les moulins à vent. Evidemment, ce rapport était perçu sous l’angle philosophique, loin de toute allusion péjorative comme l’énoncé aurait pu l’induire. Il mettait également en corrélation la fastueuse El Andalus, lieu de passage de la tradition grecque à l’Occident médiéval, et la cosmogonie du savoir de Borges. Dans ses affaires Tessa découvrit d’ailleurs un exemplaire de Fictions de l’auteur argentin, dans le texte original, criblé de notes. Rien n’indiquait si son père le possédait déjà du temps de la guerre civile en Espagne. Il parut cependant peu probable à Tessa que l’exemplaire en question ait été en la possession d’Amar avant la fin de la Seconde Guerre mondiale.
La passion d’Amar pour Borges était donc indiscutable. Je compris alors pourquoi Tessa me dit que, cherchant un père, elle en avait trouvé deux, celui-ci et Borges. Les années qui suivirent cette rencontre furent pour Tessa celles de la découverte de tout ce qui appartenait à l’univers de son père. Elle apprit à lire Cervantès dans le texte, acquit de solides connaissances sur le monde berbère grâce à des cours d’anthropologie, devint incollable sur la guerre civile espagnole, et bien sûr sur Borges. En dépit de toutes ses recherches, elle ne comprit jamais comment un communiste orthodoxe comme son père avait pu déjouer la police de la pensée pour s’enticher d’un écrivain plutôt conservateur. Ni pourquoi, dans sa foisonnante littérature personnelle, son père n’écrivit pas un seul mot sur la Seconde Guerre mondiale à laquelle il avait pourtant participé. Elle sut seulement qu’il avait été mobilisé, s’était battu, qu’il avait obtenu la croix de guerre, et une médaille militaire qui traînait, oubliée parmi les vestiges d’une vie réduite à quelques objets. Il arrivait à Tessa, me confia-t-elle, en contemplant ce bout de métal épinglé à un morceau de tissu, de se demander de quelles souffrances et de quelles douleurs Amar l’avait payé.
Ce matin de 1986, lorsque j’avais en main ce livre de Borges, dans un avion en partance pour Lyon, et qu’une hôtesse de l’air en remarqua la couverture, j’ignorais encore que cette situation devait me prédestiner à être légataire d’une histoire désormais orpheline.
A. M.
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NB: je ne sais s'il est au bon endroit sinon svp déplacez le.Merci
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