Chronique du jour : 02/11/2014
Balade dans le Mentir/vrai(32)
Fin de l'histoire inachvée...

Par Arezki Metref
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C’est peut-être encore Borges qui soutenait quelque part qu’une nouvelle histoire n’était rien moins que la même histoire racontée autrement. Je perdis de vue Tessa mais je me retrouvai avec son héritage de tourments sur les bras. Il me parut inconcevable que cette histoire s’effilochât. Je passai un temps incommensurable à imaginer le moyen de la continuer. Il était hors de question que je la laisse s’enterrer dans l’oubli et l’indifférence.
Transgressant la promesse faite à Tessa de ne plus jamais chercher à la revoir après notre dernière rencontre, je la rappelai quelques années plus tard. Excitant mon agacement, un serveur me répondait immanquablement : «Ce numéro de téléphone n’est pas attribué.»
Entretemps, nos propres démons sont entrés en action et le pays sombra dans la violence et le meurtre politique comme jadis l’Espagne d’Amar. Cette nouvelle situation, au lieu de m’éloigner du destin d’Amar – et sans doute incidemment mais davantage de celui de Tessa –, m’en rapprocha.
Par une intuition finalement féconde, je repris contact avec mon ami Omar de Teksa. Il avait pris une retraite anticipée de l’université où il enseignait l’anthropologie à Alger, pour retourner à Teksa garder les moutons. Je pris coutume de lui rendre régulièrement visite. Il mettait à ma disposition une partie de la vieille maison ancestrale. Depuis une petite ouverture, à peine plus grande qu’une meurtrière, creusée dans la pierre de taille du mur de la maison, j’avais une vue sur le mont appelé La Main du Juif. La première fois que je surpris Omar parlant à son troupeau, je m’en amusai :
- Dans quelle langue vont-ils te répondre ?
Il me rétorqua le plus sérieusement du monde :
- Je ne sais pas, mais en tout cas je suis persuadé qu’ils me comprennent mieux que mes anciens étudiants.
Sans tarder, j’exposai à Omar le motif de ma reprise de contact. Un soir, je lui racontai dans le détail ma première rencontre avec Tessa à l’aéroport d’Alger, et les conséquences qui s’ensuivirent. Je lui parlai de Borges, des rendez-vous au Select, de la malle, des documents que Tessa y trouva, d’Amar et de sa naissance à Teksa. Omar comprit très vite que la mention de Teksa, le village où nous nous trouvions, dans cette histoire, était le véritable motif de ma présence. Pour la partager, il connaissait l’intensité de ma quête lorsque celle-ci me saisissait. Il m’écouta longuement ce soir-là et il me dit :
- Il est 2 heures du matin. Il est tard, demain nous en reparlerons.
Nous étions dans la cour cimentée de la vieille maison, assis autour d’une meïda, sous les frondaisons opulentes d’un figuier lourd de ses fruits. Le ciel était limpide et sa clarté trompeuse donnait l’illusion de se trouver en pleine aube d’automne. Je ne sais pas pourquoi mais une évidence pressante me traversa l’esprit.
Depuis toujours, quelles que soient les circonstances historiques, les gens de Teksa – Amar, son père et toute la lignée de leurs aïeux – avaient vu ce même ciel traversé de filaments rosâtres annonçant le jour, et cette main plantée dans la montagne comme l’œuvre monumentale d’un architecte de l’invisible.
Le lendemain, je retrouvai Omar autour de la même meïda sur laquelle fumait un café fort dans une cafetière en fonte, et un plat de beignets chauds et huileux.
Il avait en main ce registre que je lui avais toujours vu, un volumineux dossier du type de ceux que l’on trouve dans les archives de l’état civil. Ce dossier contenait toutes les infos glanées sur sa recherche généalogique. Il détenait, évidemment, toutes celles concernant Amar, le père de Tessa.
Dans ce village de Teksa où l’arbre généalogique avait été tressé par trois familles, chacun possédait un lien de parenté avec les autres. Le jeu des alliances endogamiques avait dessiné une famille aux liens plus ou moins étroits.
Omar avait un lien de parenté avec Amar, c’était indéniable. Comme par passion, il était devenu un limier généalogiste, il m’expliqua avec une précision mathématique son cousinage avec Amar. Bien entendu, je me perdis un peu dans l’entrelacs de liens, la multiplicité des patronymes, la récurrence des mêmes prénoms jouant à saute-moutons avec les générations. Le fait est que je localisai, pour le perfectionnement de l’histoire, le lieu d’où était parti Amar avant de vivre ce qui ressemblait à une épopée. Mon seul regret était de ne pas pouvoir en faire part à Tessa, dont j’avais déjà perdu la trace depuis un bon moment.
Omar nota dans son grimoire l’existence d’un cousin de son père, plus ou moins éloigné, qui, contrairement à la plupart des gens du village, de sa génération, avait pu achever sa scolarité à Teksa avant d’accéder au collège de Beni Yenni, puis à l’Ecole Normale de Bouzaréah à Alger. Pour des raisons inconnues, il abandonna ses études à l’Ecole Normale, et dut rejoindre son père émigré à Paris.
Le registre d’Omar précise qu’Amar était l’unique fils et le benjamin d’une famille qui comptait neuf filles. Pour des raisons tout aussi obscures, son père rentra définitivement de France quelques mois après l’arrivée de son fils à Paris. Puis, la trace d’Amar se perdit. Les gens de Teksa émigrés à Paris – qui par le jeu complexe des alliances avaient nécessairement des liens avec Amar – l’avaient eux aussi perdu de vue dès qu’il avait quitté son emploi à Renault Billancourt qui recrutait beaucoup dans la communauté.
Tout ce qu’Omar m’apprit le concernant provenait, comme il me le précisera, de rumeurs et de spéculations. Omar lui-même dut se baser sur très peu de faits avérés pour tracer un canevas de l’histoire de la perdition d’Amar. Au village, comme le veut la tradition, tout émigré ne donnant plus signe de vie était considéré comme un «amjah», un homme en perdition.
C’est donc ainsi qu’Amar entra dans l’histoire du village. Omar ne put m’expliquer d’où provenait cette rumeur selon laquelle Amar aurait combattu contre le franquisme au sein des brigades internationales. Je fus heureux de lui confirmer la chose et de compléter le parcours d’Amar avec des informations issues du journal retrouvé par Tessa. L’histoire se terminait ainsi, me laissant un goût d’inachevé. Mais a-t-elle encore un sens puisque je ne peux plus la transmettre à Tessa ? Cependant au-delà de Tessa, il me semble difficile, voire incongru, de la conclure sans la raccrocher à Borges qui nous a, Tessa et moi, un temps réunis.
A. M.

P.S. : cette chronique coïncide avec les 10 ans d’Ici mieux que là-bas. Début novembre 2004 démarrait ce propos hebdomadaire qui a sinué sans jamais perdre de vue, je l’espère, un but : curiosité et plaisir. C’est l’occasion parmi d’autres à venir, je le souhaite, d’adresser mes remerciements à ceux qui ont la patience de lire ces lignes.

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