Ici mieux que là-bas By Arezki Metref
Chronique du jour : 23/11/2014
Balade dans le Mentir/vrai(35)
Fanny
Par Arezki Metref
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Comme dans la vie des hommes, dans celle des récits au long cours, il y a des haltes, des accélérations, des creux, des bonheurs et le malheur. Avec le décès de Fanny Colonna, cette balade dans le Mentir/vrai est frappée par le deuil.
Quand mardi soir, j'ai appris qu'elle venait de s'éteindre, je me suis senti affligé par la disparition subite d'une amie, mais aussi par le fait que cette chronique perdait, en pleine exaltation, une marraine. Car il faut dire que depuis que cette chronique a basculé dans le mentir/vrai, avec ce que cela induit de construction littéraire et intellectuelle, Fanny Colonna en était une lectrice fidèle, exigeante et vigilante qui ne laissait rien passer.
Même si elle réagissait à tous les épisodes, ce n'est qu'en mars 2014 qu'elle me téléphona, lorsque j'abordai la séquence sur Albert Cossery à Paris, et au Caire où elle avait vécu au milieu des années 1990.
- De sa voix mélodieuse reconnaissable entre toutes, elle m'intima :
- ll faut qu'on se voie, j'ai quelque chose à te dire !
Ah ce «quelque chose à te dire», c'était son expression ! Rendez-vous fut pris quelques jours plus tard dans un café :
- Ce pourrait être intéressant de réunir en volume ces textes sur les auteurs qui t'ont inspiré, toi et ceux de ta génération, car ils me semblent bien oubliés.
Elle ajouta : - Non seulement, il faut que tu continues cette série, mais tu dois aussi envisager chaque épisode comme le chapitre d'un ouvrage.
Elle m'avoua que ce qui l’intéressait dans cette démarche, ce n'était pas seulement le caractère anecdotique, bien que, reconnut-elle, cet aspect ne soit pas déplaisant. Étudiant la production des savoirs, elle y voyait un intérêt intellectuel, sinon sociologique. Elle m'expliqua que peu de gens savaient qu'en dépit de l'enfermement physique et mental qui fut et reste celui des Algériens, ces derniers sont capables de se jouer de tous les obstacles pour aller à la conquête de la construction de savoirs. Elle évoqua comme cas d’espèce les voyages littéraires de ces chroniques, en y voyant cette volonté tenace d'abattre les murs que les pouvoirs politiques dressent entre nous et la connaissance libre. Elle développa beaucoup cet aspect de sa propre réflexion concrétisée par des écrits sur l’émergence de classes moyennes post-independance dont l’accès à l'instruction avait aiguisé l’appétit de savoir contredit par des limites idéologiques imposées par les institutions.
Jusqu'à cette discussion avec Fanny, je n'avais pas conscience que ces écrits factuels puissent être perçus autrement que comme des souvenirs de voyages, de rencontres et de lectures.
Je lui répondis du tac au tac :
- Evidemment, je suis d'accord pour en faire un ouvrage !
Puis, après un examen plus sérieux de la proposition :
- A condition que tu préfaces l'ouvrage et que les arguments que tu viens de développer et que je n'avais pas franchement envisagés, y figurent.
Cet échange m'avait doublement boosté. C'est ce que je crus du moins de prime abord. D'une part, il ne me déplaisait pas que ces récits suscitent un intérêt comme celui de Fanny Colonna, allant au-delà de la narration et, au mieux, de la littérature. D'autre part, je découvrais cette excitante possibilité qu'un livre puisse se construire par étapes publiées et dans une sorte de plaisir éphémère et renouvelé. Mais, paradoxalement, je comprenais du même coup que l'euphorie de cette découverte portât en elle ses propres chaînes. Dès le moment où je me mis à m'efforcer chaque étape comme un fragment d'ouvrage, l'exigence de cohésion et de singularité me faisait perdre en spontanéité et en fraîcheur. Je quittais le journalisme dans son acception indulgente de littérature de l’éphémère, qui pardonne la maladresse, pour passer sous les fourches caudines de la littérature avec ce qu'elle comporte de contraignant, c'est-à-dire de définitif.
Fanny Colonna, qui suivait chaque étape, ne se rendit pas compte de mon malaise d'avoir renoncé au droit à la spontanéité. Bien au contraire, elle trouva le résultat de plus en plus élaboré. Universitaire soucieuse de précision, elle commença, à un certain moment, à concevoir les exigences de l'ouvrage qui devait être, selon elle, complété par l'adjonction de tout un système de références, et par des indications bio-bibliographiques de tous les auteurs lus, rencontrés, croisés.
Comme je ne savais par moi-même à quel moment achever cet ouvrage, je sollicitai son avis :
- C'est à toi de voir. Quand tu te sentiras prêt, je te ferai une préface et je t'aiderai à élaborer tout l'appareil critique.
Depuis plusieurs mois, nous communiquions par intermittence et souvent par de brefs courriels. Après avoir publié au mois d’août dernier dans Le Soir d'Algérie un reportage sur Apulée de Madaure, elle me téléphona de nouveau pour me dire qu'il fallait absolument l'insérer dans la série. Je rétorquai que cela ne faisait pas partie de la balade du Mentir/vrai. Elle objecta que mon argument était strictement formel et que le reportage procédait bien de la même démarche.
Une fois encore, rendez-vous fut pris pour en parler de vive voix. Reporté ! Le temps passa. Depuis septembre, elle ne réagissait plus à la chronique. De mon côté, pris par divers déplacements, je repoussai indéfiniment le projet de lui téléphoner... En 20 ans, j'ai beaucoup travaillé avec Fanny Colonna. Il y aurait encore bien des choses à dire. Mais je préfère m’en tenir à ce compagnonnage autour du Mentir/vrai car je sais que quand j'écris, Fanny Colonna veille avec rigueur et sympathie.
A. M.
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