Kiosque arabe : 29 Décembre 2014

La «zbiba», suprême distinction

Par Ahmed Halli
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À Abdou Benziane, parti sans crier gare le 31 décembre 2011.
Dans une réunion publique, à la fin des années cinquante, le président Gamal Abdennasser raconte son entretien(1), en 1953, avec le guide suprême du mouvement des Frères musulmans. Or, dit-il, la première chose qu'il m'a demandée, c'est d'imposer le port du voile aux femmes d'Égypte. Je lui ai répondu qu'il devrait peut-être commencer à imposer ce voile à sa fille, étudiante à la faculté de médecine. Tu me demandes de faire porter le voile à dix millions de femmes égyptiennes, alors que toi, tu ne peux même pas obliger une seule, ta propre fille, à le porter. En 1970, Nasser meurt, et son vice-président, Anouar Sadate, ancien membre des Frères musulmans, joue la carte du tout religieux : il n'ose pas se proclamer commandeur des croyants, mais il impose son image de président-croyant. Il voulait passer pour un monument de piété, et pour ce faire, il entretenait soigneusement sa tache de prosternation. Ce stigmate est communément appelé «zbiba», en raison de sa ressemblance avec le grain de raisin sec du même nom. Cette marque apparaît ordinairement sur le front des fidèles, après des années de pratique, et moult prosternations sur des tapis de prière rêches et rugueux. On considérait, autrefois avant tout ce désordre spirituel et moral, que la marque de piété était l'apanage des personnes assez âgées, après toute une vie consacrée à la prière et aux dévotions. Toutefois, il est courant aujourd'hui, à notre époque de tapis de laine, de la voir trôner sur les fronts de jouvenceaux, ou de dévots, de fraîche conversion.
On peut même se demander s'il n'y en a pas qui sont nés avec, tant on s'acharne à nous faire croire que la «zbiba» est parfois un divin miracle. L'idée la plus répandue est que lors de la résurrection, une lumière jaillira de cette tache de prosternation pour distinguer le croyant zélé ou engagé, du croyant mollasson, techniquement voué à l'enfer. Pour le poète populaire, Abderrahmane Al-Abnoudi, tout cela n'est que poudre aux yeux : «Les Égyptiens sont connus pour leur religiosité depuis les temps anciens, mais la pratique religieuse est devenue une mode aujourd'hui. C'est ainsi que certains se frottent sciemment le front contre le sol, de façon à afficher la marque du musulman pieux.»
Pour en revenir à l'ère Sadate, bien sûr Djihane, son épouse, ne sortait pas voilée, mais personne n'aurait osé ou pensé lui suggérer de le porter, partant du fait que son mari avait assez de foi pour deux. Ajoutez à ceci, l'opération de «dénassérisation», avec la politique de «l'Infitah», et la répression déclenchée contre les nassériens, et la gauche dite laïque en général. Ce qui n'empêcha pas le président-croyant de se faire assassiner par plus croyant et plus expéditif que lui, un an après sa «victoire» d'octobre 1973. Miraculeusement, ou judicieusement, épargné lors de la fusillade de la tribune qui coûta la vie à Sadate, son successeur Moubarak allait durer beaucoup plus longtemps, et même trop longtemps.
Il réussit même l'exploit de convertir toutes les Égyptiennes au voile, à l'exception de son épouse Suzanne, sans les contraindre par décret, juste en laissant l'islamisme subjuguer la société. Les Frères musulmans, un temps reconnaissants, joueront d'ailleurs la carte Moubarak, au début de la révolution du 25 janvier, avant de changer leur fusil d'épaule, et de tirer sur le régime. Durant tout son règne, Moubarak a inspiré les auteurs et interprètes de chansons à sa gloire, sans jamais oublier d'entretenir lui aussi son image de président-croyant, moins la couronne de son prédécesseur. Au contraire de Sadate, Moubarak a encore tout le loisir de méditer sur le danger de se prendre pour Mu'awya et sur l'ingratitude des amis. Puis vint l'intermède, à oublier, de la présidence Morsi qui ne laissera de regrets qu'à ceux de ses partisans Frères musulmans qui croyaient avoir conquis pour longtemps le jardin des Hespérides. La volonté populaire, pour une fois en phase avec celle de l'armée égyptienne, a vite fait de mettre fin aux rêves de pouvoir sans partage des islamistes égyptiens, trop pressés d'ajouter la camisole au voile. Alors, Al-Sissi est arrivé, tout harnaché d'Islam, et de pied en cap, puisqu'il arbore les deux signes distinctifs de l'Islam, politiquement correct : le hidjab (2) de sa femme et la «zbiba» sur son front.
Quant au discours, il a dérivé vers la sphère religieuse, comme le relève le chroniqueur égyptien Ahmed Lachine, dans le magazine Elaph, et il s'est emparé des thèmes chers aux Frères musulmans, tout en bataillant contre eux. «Il nous appartient à tous de dépasser la phase du discours religieux, de cesser d'attendre les fatwas d'Al-Azhar, ou des cheikhs du salafisme, qui attribuent une légitimité branlante dont nul n'a besoin.» Il estime que l'État, autrement dit le Président Sissi, ne devrait pas se consacrer au discours religieux, au détriment de réalisations concrètes sur le terrain. «Ce discours, ajoute-t-il, risque de nous jeter dans une mortelle bataille pour Dieu, alors que la société a besoin qu'on lui tienne un discours de raison et d'action.» Ahmed Lachine fait clairement allusion à la campagne, très médiatisée, lancée par les autorités contre le danger de l'athéisme, dénoncé précisément par le rectorat d'Al-Azhar. Avec un souci de la précision très étonnant de la part d'une institution qui n'a pas d'instruments de statistiques(3), Al-Azhar avance le chiffre de 866 athées qui menaceraient la stabilité de l'Égypte. Il me semble me souvenir que Sadate avait pratiquement commencé de façon similaire en lançant la chasse contre les «adorateurs du diable», en ce temps-là. L'Égypte repart encore du mauvais pied, et s'offre un nouveau front, avec une «zbiba» indélébile.
A. H.

(1) Je recommande cette vidéo, pour le propos de Nasser, l'accoutrement et les réactions du public présent dans la salle. Visible notamment sur ce site :
NASSER : Les Frères musulmans et le voile islamique pour les femmes (1953)
(2) Dans une société presque entièrement voilée, il n'est pas rare de voir des femmes se faire rappeler à l'ordre, voire insulter, et même recevoir des crachats, dans les rues du Caire.
(3) On peut être d'autant plus étonné que la mention, très contestée, de la religion, musulmane ou copte, figure sur les cartes d'identité et les passeports égyptiens. L'athéisme serait donc un danger récent, tout comme l'a été récemment le chiisme, et il faut y voir encore la main de l'étranger.


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