Ceux qui devraient faire peur
Par Ahmed Halli
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Au détour d'un échange, sur un plateau de télévision, entre le laïc tunisien Mohamed Talbi, et son compatriote, l'islamiste Abdelfattah Mourou, intervient la réplique de ce dernier : «Parce que je t'aime, cher maître, j'ai peur pour toi.» Précisons pour ceux qui ne les connaissent pas que Mohamed Talbi est un islamologue qui préconise de se passer de la Sunna, et de s'en tenir au seul Coran. L'argument majeur et fondé de ceux qu'on appelle couramment les «coranistes», est que la Sunna est truffée de hadiths apocryphes ou manipulés, utilisés pour justifier notamment les actes terroristes. À l'opposé, le courant islamiste auquel appartient Abdelfattah Mourou, par ailleurs ancien élève de Mohamed Talbi à l'école de droit, est consommateur du tout-venant. L'ancien vice-président en retrait du parti Ennahdha est un redoutable tribun qui louvoie, ondoie, et se fait onctueusement rassurant, tout en restant dogmatiquement figé. Toutefois, il est incontestablement plus convaincant qu'un Abassi Madani demandant à sa proie potentielle : «Mais pourquoi as-tu donc peur de l'Islam, mon fils ?» Sachant que la réponse la plus évidente de son interlocuteur devrait, ou aurait dû être : «Ce n'est pas de l'Islam que j'ai peur, puisque j'y suis né, mais ce sont des musulmans comme vous qui me font peur, effectivement.»
Au passage, il serait peut-être grand temps d'appeler un chat un chat, et de parler de «musulmanophobie», qui me semble plus appropriée qu'islamophobie. Il n'est pas sage, ni juste, de faire porter à une religion quelconque les errements et les divagations de ses adeptes, même s'ils se réclament à cor et à cri de ses textes sacrés. De ce point de vue, donc, le cheikh Abdelfattah Mourou est un homme dangereux, parce qu'il rassure, voire qu'il hypnotise sa «victime», et à ce titre, il est infiniment plus dangereux qu'un Belhadj brandissant une épée au-dessus de nos têtes. «Parce que je t'aime, cher maître, j'ai peur pour toi.» Admirez la manière avec laquelle le Tunisien décline, par avance, toute responsabilité dans ce qui pourrait arriver ! Certes, on peut penser, au premier abord, que Mourou est sincère, et qu'il craint, en bon musulman, que son ancien professeur ne subisse les tourments de l'enfer. Mais il sait très bien que ce n'est pas l'une des préoccupations majeures d'un Mohamed Talbi qui a voué sa vie et son œuvre à expliquer à ses semblables la différence entre la foi et la croyance aveugle.
C'est pourquoi il faut craindre ces gens, surtout lorsqu'ils font des cadeaux, comme disait Cassandre à propos des Grecs, et du fameux cheval de Troie. Car la mouvance islamiste nous a tellement habitués à se préoccuper de nos malheurs, dans l'Au-delà, au point d'abréger nos souffrances ici-bas, qu'il faut rester en état d'alerte, même lorsqu'elle semble somnoler.
A fortiori, quand ils manient l'humour, quasiment à la perfection, comme le fait l'avocat Abdelfattah Mourou qui ne fait pas de différence entre le prétoire et la mosquée, il y a des raisons sérieuses d'avoir peur, mais pour l'avenir immédiat. C'est sans doute le sentiment, plus ou moins mitigé, qu'a éprouvé le penseur égyptien Farag Fodda en sortant d'un débat avec un «islamiste rassurant». Ceci, avant de se faire assassiner par des illuminés qui ne l'avaient jamais lu ou entendu, mais qui n'étaient pas restés sourds aux exhortations homicides de leur «islamiste rassurant». Comme vous l'avez sans doute compris, cet «islamiste rassurant» n'est autre que le maléfique cheikh Ghazali, que nos gouvernants d'alors, en rupture avec Johnny Walker, ont cru bon d'appeler à la rescousse de leurs angoisses métaphysiques. Cet imam, dont nous avons fait un demi-dieu, a causé des dégâts irrémédiables chez nous, et nombre d'agités qui nous abreuvent aujourd'hui de leurs «fatwas» démentielles, lui doivent d'être ce qu'ils sont et se réclament de lui.
Abdelfattah Mourou, c'est du vitriol dans un flacon odorant et suave de Chanel, un Ghazali qui aurait troqué son masque de Buster Keaton contre la tête hilare de Stan Laurel, mais il est tout aussi malintentionné. À l'instar de son compère, et néanmoins rival Ghannouchi, il est la réplique exacte du nouvel islamisme qui refuse de gouverner, pour ne pas risquer de perdre en popularité. Mais il s'emploie dans le même temps à préserver les fondamentaux de l'idéologie islamiste, quitte à faire des concessions de pure forme, et tout en n'allant au débat contradictoire qu'avec l'assurance d'en sortir indemne, à défaut de victoire. À la différence de Mohamed Talbi, penseur réformiste et défenseur d'un Islam des lumières, actuellement sous éteignoir, Abdelfattah Mourou ne laissera aucune trace dans l'Histoire, hormis celle d'agitateur de foules et non d'idées. Et lorsque Talbi s'en prend à ses détracteurs islamistes en leur demandant de montrer ce qu'ils ont écrit, il s'adresse à tous les théologiens et producteurs de fatwas, qui ne cessent d'ânonner les mêmes redites depuis des siècles. Pourquoi donc iraient-ils condamner les crimes de Daesh, sachant pertinemment que ces crimes sont justifiés par les mêmes textes auxquels se réfère l'Islam politique ?
Au nom de quelle idée nouvelle et salutaire, les tenants d'un Islam obscurantiste, et violent iraient-ils condamner les fatwas absurdes, comme celle de cet imam saoudien proscrivant le mariage avec les Tunisiennes? Ceci, après avoir décrété, il y a peu, que nos voisines de l'Est étaient assez croyantes et respectables, pour la pratique du «djihad sexuel» chez les miliciens armés en Syrie. Quant à cet autre cheikh cannibale qui proclame qu'en plus de dévorer la femme des yeux, on peut la manger, en cas de cruelle nécessité, elle ne fait que confirmer la proximité physique des deux appétits qui tiraillent la gent masculine. Au niveau du langage, par exemple, où ces grands esprits se rencontrent, il est courant d'entendre certains d'entre eux se vanter d'avoir «mangé» telle femme d'abord impossible. Le mépris pour la femme, objet sexuel à volonté et comestible à l'occasion étant la «vertu» la mieux partagée sous nos cieux, il faut juste prier Dieu qu'il nous préserve de la famine. Et c'est sans doute le lieu de rappeler ce proverbe, bien de chez nous, que nous avons tendance à oublier : «Crains le mort de faim lorsqu'il est rassasié, mais ne crains pas le rassasié quand il meurt de faim !»
A. H.
Kiosque
Chronique du jour
20 Avril 2015
Les pyromanes du «tanouir»
Par Ahmed Halli
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En 1925, l'Égyptien Ali Hassan Abderrazzaq, enseignant à Al-Azhar et cadi, crée une ouverture dans les portes, fermées à double tour, de «l'ijtihad» avec son livre L'Islam, et les fondements du pouvoir. Cela se passait un an après l'abolition du califat ottoman par Mustapha Kemal Atatürk(1), en Turquie, mais l'Égypte officielle, Al-Azhar en tête, rêvait de reprendre la couronne de la dynastie déchue. Ce n'était donc pas le moment, pour proclamer que le califat n'était pas une prescription divine, mais un système inventé par des hommes. Il n'était pas politiquement correct de prôner la séparation du religieux et du politique, alors que le roi Fouad 1er ambitionnait de devenir calife à la place du calife. Cette Égypte-là ne pouvait tolérer qu'un roturier, fût-il un enseignant érudit, se mêle de remettre en cause un ordre dûment établi. Abderrazzaq perdit donc son poste d'enseignant, et sa charge de cadi, en vertu d'une loi de 1901 destinée à réprimer les tentatives de discorde («fitna»), ce qui équivalait à le condamner à vivre de la charité de ses proches.
C'est ainsi qu'il entama une très longue traversée du désert qui ne se termina que vingt ans plus tard, alors que se profilait à l'horizon la chute de la monarchie. Le livre iconoclaste fut interdit par Al-Azhar et retiré de la vente, mais il n'y eut pas d'autodafé public, le souvenir des œuvres d'Ibn-Rochd brûlées en Andalousie étant encore vivace. On sait comment les Européens s'emparèrent d'Ibn-Rochd, ostracisé par les siens, et utilisèrent ses œuvres pour en faire l'une des pierres sur lesquelles ils ont bâti leur prospérité. L'Égypte, formellement indépendante depuis 1923, mais qui subissait toujours le joug d'une de ces puissances européennes, la Grande-Bretagne précisément, ne pouvait se permettre d'aller trop loin. Et puis, disons-le tout net : les excités d'avant-hier et d'hier étaient moins sanguinaires que ceux d'aujourd'hui, adeptes furieux d'un Islam «m'as-tu-vu» et belliqueux.
Les chaînes du pouvoir et les boulets des théologiens, ayant toujours fait bon ménage et cause commune, l'œuvre unique d'Ali Abderrazzaq échappa au bûcher, mais elle est condamnée au cachot. L'auteur et son œuvre sont extirpés de temps à autre de leurs oubliettes, pour être vilipendés, voire incendiés, mais rarement pour être honorés ou promus comme auteur et livre essentiels. Lorsque les Frères musulmans ont été chassés du pouvoir en Égypte, au nom du respect de «l'État civil» (la laïcité étant un mot qui fait peur aux laïcs eux-mêmes), on avait cru à un retour en force des idées d'Ali Abderrazzaq, un authentique réformiste(2). Puis, quand le ministère égyptien de l'Éducation a décidé d'expurger des manuels scolaires certains textes incitant à la haine et à la violence, on s'était dit : «ça bouge enfin !» D'autant plus que les nouveaux dirigeants ne cessaient de proclamer la nécessité de réformer et de moderniser la théologie, pour mieux lutter contre le terrorisme, et au nom du «tanouir» (3).
Mais il arrive que les meilleures intentions produisent les pires effets, et que les causes les plus nobles soient desservies par les actions affligeantes de citoyens trop zélés ou trop opportunistes. La semaine dernière, la direction de l'éducation de Gizeh, la grande banlieue du Caire, a ainsi mobilisé ses enseignants et cadres pour une action affligeante : un autodafé, abondamment filmé par des chaînes de télévision ameutées à cet effet. Il s'agissait pour les organisateurs d'apporter leur contribution à la destruction d'ouvrages, incitant au terrorisme et/ou signés par «des Frères musulmans, réfugiés au Qatar». Parmi ces auteurs, qui dirigent des actions terroristes à partir du siège d'Al-Jazeera, figure un certain Ali Abderrazzaq, dont le livre L'Islam, et les fondements du pouvoir a été livré au «supplice» du feu. Comment ces enseignants, ces éducateurs en sont arrivés à jeter des ouvrages au bûcher, après les avoir exhibés devant les caméras ? Et surtout, qu'est-ce qui a amené Ali Abderrazzaq, censé être une source d'inspiration, à ressusciter comme «terroriste» au Qatar, comme l'a relevé un confrère égyptien?
La réponse la plus plausible est que ces enseignants et ces enseignantes, accoutrés selon les canons actuels de la mode wahhabite, n'ont pas lu Abderrazzaq ni les autres ouvrages détruits. On peut supposer que ces voilés du cerveau n'ont regardé que les titres des ouvrages et ont supposé, ce qui est leur droit, que les Frères musulmans sont là où figure le mot Islam. Ce qui reviendrait à dire que «L'Islam et les fondements du pouvoir» aurait été brûlé par erreur, au milieu d'un tas d'autres livres, ce qui est le comble pour une œuvre qui a toujours été ignorée, sinon soumise à quarantaine. On a appris ensuite qu'Ali Abderrazzaq n'avait pas été la seule victime, présumée innocente de l'autodafé honteux de Gizeh, mais que d'autres auteurs ont subi le même sort. Le ministère égyptien de la Culture a protesté contre cet acte, en précisant que même des titres, édités sous sa supervision et portant sur la lutte contre la drogue, ou sur les droits de la femme, avaient été brûlés. Du coup, la directrice de l'éducation, à l'origine de l'autodafé, a été suspendue, mais ses collègues, incendiaires ou non, ont manifesté leur solidarité devant le ministère de l'Éducation. En principe, les manifestations publiques sont interdites au Caire, mais quand il s'agit de pyromanes…
A. H.
(1) Je suis un admirateur de Mustapha Kemal, mais je pense qu'il a laissé passer une chance de réformer la langue arabe, en la libérant de la gangue du sacré dans laquelle elle est toujours enlisée. Imaginons une Turquie ne quémandant pas l'entrée dans l'Europe, mais chef de file d'un ensemble arabophone (et non pas arabe) où la séparation du spirituel et du temporel serait la règle. Il n'y aurait sans doute pas d'Erdogan, et encore moins de Daesh et autres Nosra mortifères.
(2) À ne pas confondre avec «réformateur», un mot jadis à la mode et dont se gargarisaient certains de nos confrères, jusqu'à s'en réclamer sur leurs cartes de visite.
(3) Personnellement, je préfère traduire ce mot qui annonce en pure perte l'avènement du nouveau «Siècle des lumières», par luminescence, plutôt que par illumination, ce dernier étant par trop péjoratif et pouvant viser aussi les pyromanes du «tanouir».
Ahmed HALLI