Kiosque arabe : 05 Janvier 2015

Les terroristes de la fatwa


Par Ahmed Halli
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C'est dans l'historique bibliothèque d'Alexandrie que l'Egypte a organisé, le week-end écoulé, une conférence arabe régionale sur la lutte intellectuelle contre l'extrémisme et le terrorisme. Le choix du lieu est très significatif, et renvoie à d'autres formes de terrorisme, ancêtres naturels de celui que nous subissons, qui ont valu à ce sanctuaire de la connaissance de subir trois destructions au fil des siècles. Le premier incendie aurait été d'ordre accidentel, lors de la guerre menée par Rome contre la révolte de Ptolémée, en 47 av. J.-C. Jules César avait fait incendier ses bateaux, ancrés dans la rade d'Alexandrie, afin qu'ils ne tombent pas entre les mains des insurgés. Ce qui aurait eu pour effet d'atteindre une partie de la bibliothèque, et d'occasionner la perte de milliers d'ouvrages, sous forme de rouleaux, à l'époque. Le second incendie, suivi d'autodafés, est attribué aux fanatiques chrétiens, sous la férule du prélat Théophile, engagé dans la lutte contre ce qui subsistait encore, de la philosophie grecque, incarnée par l'astronome et mathématicienne Hypatie.
La profanation aurait été commise vers 415, après J.-C., année supposée du meurtre d'Hypatie, et la première cible de l'intransigeance monothéiste était déjà l'intelligence créatrice. Le troisième incendie de livres de la bibliothèque, et j'entends déjà les hurlements, serait l'œuvre du conquérant de l'Egypte, Amr Ibn Al'as, qui aurait fait brûler des ouvrages estimés non conformes.
Tout un symbole que les participants à cette conférence ont mis en exergue, sans s'aventurer toutefois à en arpenter les arcanes, pour ne pas raviver de lointains souvenirs. Pour ne pas faillir à la tradition, certains ont soigneusement mis de côté les sujets qui peuvent fâcher les voisins, en évitant de donner des noms, et en pointant du doigt le terrorisme d'État pratiqué par Israël. La peur des mots étant le bien commun, on ne pouvait que protester contre les États-Unis, comme l'a fait le directeur de la célèbre bibliothèque. Ce qui est un comble quand on sait qu'après Israël, le rejeton adulé, c'est l'Egypte qui est le second bénéficiaire de l'aide américaine. Cela étant, il y a eu aussi des avancées significatives dans l'approche du terrorisme islamiste, et de ses objectifs, l'instauration du califat, aux dépens de l'État-nation, et de la citoyenneté. Mais tout ceci avait un air de déjà entendu, de déjà vu, qui n'incite pas à l'optimisme, quant aux résultats, et à l'issue de la lutte contre le terrorisme islamiste, que d'aucuns s'évertuent à appeler terrorisme, tout court. «Le terroriste poseur de bombes, égorgeur d'enfants n'existe que parce qu'un terroriste d'un autre genre, mais néanmoins un terroriste, a prononcé une fatwa légitimant les actes criminels du premier.(1) Voilà le texte déroulant qui aurait dû figurer sur l'écran de la salle de conférences, comme leitmotiv, et sujet prioritaire.
Il faut reconnaître que les Égyptiens mettent actuellement les bouchées doubles pour s'assurer du soutien arabe et international à leur lutte contre le mouvement des Frères musulmans, recyclé dans le terrorisme. Juste après la réconciliation fraternelle avec le Qatar, hier ennemi juré de l'Égypte, les autorités du Caire ont fait un premier geste : rouvrir le procès des journalistes d'Al-Djazira(2), emprisonnés pour collusion avec les Frères musulmans. En échange, la chaîne qatarie a fermé sa station «Le Caire en direct» qui faisait la promotion des manifestations islamistes contre le pouvoir. Au début du mois de décembre dernier, c'est «Al-Azhar» qui s'est impliquée dans le combat, avec l'organisation d'une conférence internationale, et œcuménique, sur la lutte contre le terrorisme. Les cheikhs d'Al-Azhar, applaudis par les participants non musulmans, ont décidé de changer le discours religieux, reconnaissant ainsi que tout le monde faisait fausse route jusqu'ici. Pour ne pas dire que la célèbre université était parfois au diapason du discours intégriste, quand elle ne faisait pas cause commune avec les cheikhs de l'empire du mal. C'est ainsi qu'ils se sont fourvoyés dans la dénonciation du «danger athéiste», alors que les bombes des islamistes explosaient dans les rues du Caire, à proximité d'Al-Azhar. Leur dernier avatar a été de refuser d'excommunier (takfir) Daesh, sous prétexte que «seul Dieu sait ce qu'il y a dans les cœurs».
Les vénérables cheikhs se désistaient ainsi du droit d'apostasier, qu'ils ont pratiqué avec abnégation, au profit des cheikhs, et des organisations terroristes. Cette dérobade a eu pour effet d'irriter Émile Chamoun Nouna, l'évêque de l'église chaldéenne de Mossoul, conquise et proclamée capitale de l'État islamique. «Refuser, comme l'a fait le cheikh d'Al-Azhar, d'excommunier l'État islamique équivaut à reconnaître Daesh, ses idées, et ses moyens d'action», a-t-il dit.
L'Évêque de l'église chaldéenne a affirmé aussi que Mossoul n'aurait jamais pu être prise par les milices sunnites s'il n'y avait pas eu des complicités internes, reprochant implicitement aux sunnites leur proximité avec Daesh.
Il a déploré, en outre, l'apathie de certaines communautés musulmanes, et leur tendance à se refermer sur elles-mêmes, au lieu de s'ouvrir sur les autres et d'accepter leurs différences. Ce qui rappelle cette affirmation quasi prémonitoire du chef d'État-major de l'ANP, en juillet 2002 : «le terrorisme islamiste est vaincu, mais l'intégrisme sévit toujours». Douze ans après, nous en avons chaque jour les preuves, du haut de nos minarets, ou sur nos écrans.
A. H.

(1) Le terrorisme islamiste : une menace transnationale (Djamel Bouzghaïa – Colloque international d'Alger sur le terrorisme — octobre 2002).
(2) Il est intéressant de noter que l'avocate de deux d'entre eux n'est autre qu'un ténor du barreau libanais, Amal Alamuddin, plus connue désormais comme Me Amal Clooney, l'épouse du grand acteur américain Georges Clooney. Ses honoraires ont dû, au moins tripler, depuis son mariage. Elle se dit menacée d'arrestation par les autorités égyptiennes au cas où elle se rendrait au Caire.

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