Chronique du jour
28 Septembre 2015
Sansal et Salem, parias de leur temps
Par Ahmed Halli
[email protected]

Par Ahmed Halli
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Lorsqu'on évoque Ali Salem,l'écrivain satirique égyptien, décédé la semaine dernière, et notre grand écrivain, Boualem Sansal, on pense tout de suite «Ils ont fait le voyage en Israël.» Ils auraient pu y aller, et «se la fermer», c'est le cas de nombreux confrères, plus ou moins équipés ou démunis, mais ils ont aggravé leur cas, comme dirait l'un de nos vigiles.
Boualem Sansal était un auteur encensé, voire adulé, même avec le petit couac de son roman Le village de l'Allemand, puis est venu son voyage de 2012 en Israël, qu'annonçait pourtant entre les lignes son autre grand roman Rue Darwin. Il est parti en Israël, mais sans se cacher ni faire du tapage médiatique, comme celui organisé récemment par la chaîne Al-Jazeera, sur l'esplanade des Mosquées, pour l'une de ses icônes. Au retour de ce voyage-pèlerinage, il a publié, sur son blog, un premier récit intitulé «Je suis allé à Jérusalem… et j'en suis revenu riche et heureux».
Le titre à lui seul suffisait à déchaîner les foudres, et le texte était à l'avenant puisqu'il était question de rencontres amicales avec les «autres» et d'arrêts spirituels et historiques. L'écrivain a, en effet, visité à Al-Quds les trois hauts lieux du monothéisme, à savoir le «Mur des Lamentations», le «Saint-Sépulcre», et le «Dôme du Rocher». Il sème par-ci par-là des petites phrases, qui ne sont pas nécessairement de son cru, mais qui ont ici une autre résonance. «Je me disais aussi que la paix était avant tout une affaire d'hommes, elle est trop grave pour la laisser entre les mains des gouvernements et encore moins des partis», écrit-il à propos de l'avenir de la région, au détour d'un chapitre. Il se fait prendre en photo aussi, et comme il n'est de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, seules celles le montrant sur «Le Mur» ont envahi les réseaux sociaux. Le voilà assimilé à Moshé Dayan !
Ali Salem, auteur de l'inoubliable pièce de théâtre Madrassat Al-Mouchaghibine(1), ou L'école des turbulents, a ensuite défrayé la chronique en soutenant le voyage de Sadate à Al-Quds. D'aucuns auraient pu parler de sens des opportunités, voire d'opportunisme, puisque l'époque s'y prêtait, et que de grands écrivains et artistes avaient apporté leur caution, sinon leurs silences. Avec Moubarak qui a scrupuleusement respecté les accords de Camp David et astucieusement pris ses distances avec Israël, Ali Salem aurait pu «se la fermer», mais allez donc ! L'éminent dramaturge, qui n'a pas oublié l'école des turbulents et des trublions qui l'a formé, choisit de lancer un nouveau pavé dans la mare, en se rendant en Israël, «pour mettre fin à la haine», selon ses propres mots. Il choisit d'effectuer son voyage dans la foulée des accords d'Oslo, entre Israéliens et Palestiniens, et il en renvient avec un livre plutôt flatteur pour les premiers. Son récit Voyage en Israël est une provocation insupportable pour les intellectuels égyptiens, y compris et surtout les plus progressistes d'entre eux, profondément hostiles à Israël, et pour cause.
Au lieu «d'exorciser la haine», comme il le voulait, Ali Salem la retourne contre lui et il est descendu en flammes par tous ses pairs, opposés à la «normalisation» avec Israël. Avec les années, la fureur autour de lui s'est quelque peu estompée, mais l'écrivain n'a pas cessé de défendre ses convictions et de se faire l'avocat du diable, en plaidant pour cette «normalisation» décriée. Évidemment, les Israéliens n'ont pas manqué de remuer la fibre sensible, profitant même de son décès pour en rajouter une couche. Dès l'annonce de son décès, l'ambassade israélienne au Caire s'est empressée de rendre un hommage appuyé à Ali Salem. Pour ne pas être en reste, le porte-parole du gouvernement sioniste a imploré que «Dieu l'accueille dans Son Vaste Paradis», selon la formule consacrée, ce qui n'est pas de bon augure. Ce qui est remarquable aussi et réconfortant d'une certaine manière, c'est la réaction des Égyptiens eux-mêmes et le respect quasi-unanime qu'ils vouent à l'écrivain disparu. Tous les commentateurs ont fait preuve de pudeur en passant sous silence le voyage d'Ali Salem en Israël et ses prises de position favorables à l'État sioniste. La seule tonalité un tant soit peu critique est à chercher dans l'article qu'a publié le quotidien Al-Tahrir et qui conclut ainsi : «l'Histoire jugera les œuvres théâtrales d'Ali Salem. Si ces œuvres sont belles, on oubliera ou on mettra de côté ses positions en faveur de la normalisation avec Israël. Mais si ses œuvres ne résistent pas aux effets du temps qui passe, l'Histoire l'évoquera seulement comme quelqu'un qui a défié les siens et a déserté Le Caire Nouveau et ses diablotins(2) pour aller en Israël et y amadouer les démons.»
Ali Salem partageait aussi avec Boualem Sansal, en plus du statut de parias, une aversion quasi-viscérale pour l'intégrisme islamiste, grossissant davantage les rangs de ses adversaires et de ses détracteurs, tout comme notre écrivain. Cependant, et c'est à méditer, tous les Égyptiens sensés ont pleuré et pleurent Ali Salem, et aucun écrivain digne de ce nom n'a osé dire ou écrire que seuls les Israéliens le regretteront. Il y avait pourtant matière à dire, mais il est manifeste qu'en matière d'imitation, nous sommes encore loin du compte, puisque les rémouleurs actionnent déjà leurs machines à affûter, le regard braqué sur le portrait de Sansal.
A. H.
(1) La pièce jouée pour la première fois en octobre 1973 a tenu les planches durant plusieurs années avant d'être exploitée sur les télévisions des pays arabes. L'interprétation réunissait des comédiens hors du commun, comme Adel Imam, Ahmed Zaki, Saïd Salah, Hassan Mustapha, Younès Chalabi, tous disparus à l'exception du premier. J'ai gardé pour la fin la maîtresse, Suhair Albabali, parce qu'elle a tourné «casaque» depuis.
(2) Allusion ici à l'une des pièces les plus connues de l'auteur Afarit Misr aldjadida,
ou Les diablotins du Caire Nouveau.