Hommage à Jacques Vergès et Ali Boumendjel
26 Mars 2015
Hommage à Jacques Vergès et Ali Boumendjel
Par Ali Haroun
Mesdames, Messieurs,
Aujourd’hui, Journée nationale de l’avocat, nous sommes réunis pour rendre hommage à deux grandes figures du barreau. Ali Boumendjel et Jacques Vergès. Nous laisserons le soin d’évoquer la carrière et le sacrifice du premier aux confrères qui l’ont côtoyé, plaidé à ses côtés, qui furent témoins de son enlèvement et contemporains de son assassinat. Nous nous pencherons essentiellement sur l’irruption de Vergès dans la nouvelle défense des militants du FLN et sa remarquable efficacité durant la période 1958-1962, sans toutefois occulter les autres avocats, français, belges et allemands, qui ont mis leur talent au service de la juste cause de libération des peuples. Comme l’on ne saurait oublier les autres avocats martyrs : Pierre Popie, mon ancien condisciple à la conférence du stage abattu par un parachutiste de la Légion étrangère, maître Garrigue du Barreau d’Alger, maître Thuveny et Maître Abed du barreau d’Oran assassinés par les «ultra» de l’Algérie française, maître Lamrani mort au maquis… ainsi que les avocats européens placés en camp d’internement tels Grange, Guedj, Smadja… et bien d’autres, ainsi que la plupart des avocats algériens les «Français-musulmans» à l’époque, emprisonnés, internés ou exilés.
Cultivant le paradoxe, Jacques Vergès se définissait : «Salaud magnifique».
Comment dès lors appréhender l’avocat, le «debater», le polémiste, l’écrivain, le politique, quand ce binôme aux termes contradictoires caractérise notre ami, au point qu’il paraît difficile de l’aborder par une seule face ? Jules Renard écrivait dans son journal de 1907 : «Un homme de caractère n’a pas bon caractère.» Vergès ne manquait ni de l’un ni de l’autre. Sa répartie flagrante et imparable, souvent agressive, est insensible à la compassion. A l’audience un témoin pense le déstabiliser : «N’oubliez pas, Maître, que j’ai porté l’étoile jaune imposée par les nazis.» Du tac au tac, Vergès répond : «Ma mère était jaune de la tête aux pieds.» Quand on sait qu’elle était asiatique, le trait faisait doublement mouche. Vietnamienne, elle était jaune et colonisée, elle avait subi la ségrégation raciale.
Pascal avait émis une pensée que jadis nos professeurs de rhétorique n’ont pas soumise à nos cogitations, nous futurs avocats : «Et combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide(1).» Que la mémoire du philosophe nous pardonne ni Vergès ni les membres du collectif ne pourraient y souscrire, eux qui percevaient un honoraire forfaitaire mensuel à peine supérieur au SMIG de l’époque. Certes après la guerre d’Algérie, Jacques Vergès, avocat de certains potentats africains, était à la tête d’un cabinet florissant. Mais il ne pouvait être à la fois «magnifique» et pingre. Il vécut grandement et dépensa autant. Parfois plus que sa réputation et son travail ne lui procuraient de ressources. Les confrères qui l’ont approché au Barreau d’Alger ne l’ont pas ignoré. Un sage avait affirmé : «Le seul vrai talent d’un homme est de vivre au-dessus de ses moyens sans se ruiner.»(2) Magnifique jusqu’au bout, Jacques aura de son vivant épuisé son actif, au point que certains de ses documents et archives de valeur allaient répondre de ses dettes après son décès.
A cette audience du tribunal militaire des forces armées de Paris siégeant à la caserne de Reuilly, il y a de l’électricité dans l’air. On y juge l’affaire de la cartoucherie de Vincennes. Le commandant Girard, commissaire du gouvernement, particulièrement agressif, a traité les avocats de menteurs, et provoque un vif incident. La presse en rend compte et le souligne lourdement.
Le lendemain, maître Jacques Gambier de la Forterie, officier de la Légion d’honneur, grand invalide de guerre, ancien officier d’aviation, ancien juge d’instruction militaire, déclare à son confrère Jacques Vergès, qu’il est absolument indigné par les propos du commissaire du gouvernement et se tient, dans cette affaire, à la disposition de l’offensé. Vergès fait donc porter par ses deux confrères Gambier de la Forterie et Maurice Courrégé sa carte à l’offenseur, l’avisant, conformément au code de l’honneur, qu’il en demande réparation par un duel. Il choisit le pistolet et ne s’arrêtera pas au premier sang(3). Ce sera un affrontement à mort. Le commandant Girard, vraisemblablement embarrassé, ne répondit pas. Maître Gambier dressa à son encontre un procès-verbal de carence. Ce qui suffira à laver l’honneur de l’offensé. Et il n’y eut pas de duel.
La violence a donc pénétré le prétoire. De tout temps, les avocats français de gauche ont — et c’est à leur honneur — défendu devant les tribunaux les colonisés qui prétendaient, au nom même des principes de la Révolution française de 1789 ou ceux de la Constitution, s’élever contre la sujétion et contester l’ordre colonial. Il en fut ainsi en Algérie. Pour tout avocat français démocrate, la tâche était relativement aisée, tellement paraissaient criantes les injustices dont souffrait le colonisé. Dès lors qu’il n’était pas porté atteinte au principe sacro-saint de la souveraineté française en Algérie, considérée définitivement par le législateur comme trois départements, tous les moyens de défense étaient permis. Ainsi des avocats communistes, socialistes, et divers démocrates purent mettre leur talent, et très souvent leur générosité, au service des militants algériens poursuivis, généralement, pour expression d’idées politiques non conformes au postulat colonial. Des membres du barreau de Paris, tels maîtres Stibbe, Douzon, Dechezelles, Braun, Weil et bien d’autres n’ont jamais ménagé leurs efforts pour franchir la Méditerranée et plaider avec courage et conviction la cause des nationalistes.
Après le 1er novembre 1954, le FLN refuse d’emblée la donne. Il ne jouera plus avec les cartes coloniales biseautées. Il considérera que la loi conçue, discutée et votée par le Parlement français, promulguée par le chef de l’Etat français, n’est pas l’expression de la volonté générale, en tout cas pas celle du peuple algérien, qui n’a été en rien consulté. D’ailleurs, les moyens purement politiques n’ont jamais permis au peuple algérien de revendiquer, encore moins d’obtenir, l’exécution de sa réelle volonté d’indépendance. Aussi prend-il délibérément les armes et se considère-t-il en guerre contre l’occupant de son pays(4). Et, pour être logique avec lui-même, chaque militant algérien, arrêté et traduit devant les tribunaux coloniaux, devait se comporter en «belligérant». C’est bien cette ligne de conduite que la Fédération de France du FLN tente de faire suivre aux inculpés, chaque fois que les circonstances le permettent. Quel sera dès lors le rôle de l’avocat ? Peut-il mener sa défense dans ce contexte ? La position du détenu algérien est légitime et pourtant «illégale» au regard du droit que les autorités veulent lui appliquer. Mais pour l’avocat français, suivre dans ses moyens le militant FLN qui entend soustraire l’Algérie à l’autorité coloniale française, c’est alors enfreindre la loi garantissant la sûreté de l’Etat par les articles 75 et suivants du code pénal. Mais si, dans ces circonstances, l’on est convaincu qu’au-dessus de la loi contingente, traduisant la prédominance de certains hommes sur d’autres, existe une loi permanente, expression d’une vérité éternelle : l’homme est né pour vivre libre, alors cette loi naturelle, aucun juge, aucune juridiction ne saurait la transgresser, sans perdre le respect attaché à leur fonction. Le Droit, quelle que soit l’apparence légale de son expression et la solennité dont il s’entoure, ne peut excuser, ni encore moins justifier, par une servile application de la loi du moment, l’injustice fondamentale procédant de la négation ou du mépris de la loi naturelle reconnaissant à l’Homme son droit au respect de sa dignité et de sa liberté.
Il était donc nécessaire de considérer tous les avocats du FLN comme militants d’une cause dont les principes sont universellement admis.
Pour les Algériens, déjà engagés au sein du Front, le problème était simple. Ils furent mobilisés. Quant aux avocats français, qui, dans l’intérêt futur de leur pays, ont œuvré au sein du collectif, ils ont eux-mêmes choisi entre la loi du moment et le droit permanent la légalité coloniale et la justice intrinsèque.
C’est ainsi que les premiers avocats du FLN non encore structurés dans un cadre directement rattaché à la Fédération entendent mener la défense. Mais la Direction générale de la Sûreté nationale (la DGSN), conformément d’ailleurs à la politique coloniale de l’époque, les considèrent comme les alliés des ennemis de la France. Maître Amokrane Ould Aoudia est abattu dans les escaliers de son immeuble du 13, rue Guénégaud à Paris par une mystérieuse «Main rouge» qui n’est autre que le «service action» de la DST chargé des exécutions extrajudiciaires, comme l’a confirmé, longtemps plus tard, Constantin Melnik, conseiller à la sécurité de Michel Debré. Il devient dès lors indispensable de s’organiser en conséquence pour assurer la défense des militants détenus. Un collectif est créé. Maîtres Abdessamad Benadallah, Mourad Oussedik et Jacques Vergès sont placés à la tête de ce collectif, installé à Paris, mais responsable de tout le territoire métropolitain où l’on compte 83 prisons et 5 camps d’internement, où sont détenus jusqu’à 1 200 militants à Fresnes, 2e division et 3 000 au camp de Larzac.
C’est alors que le talent de Jacques Vergès, qui avait déjà assisté Djamila Bouhired à Alger, s’exprime et va s’imposer de 1958 à 1962. Certes Vergès avait prouvé ses capacités comme premier secrétaire de la Conférence du stage au Barreau de Paris. Mais à défaut de manifester sa compétence, elle risquait de demeurer ignorée. Et cette occasion, ce sera la guerre d’Algérie, parvenue à la barre des tribunaux coloniaux, qui va la lui offrir. Vergès et ses confrères du collectif adoptent une tactique nouvelle : le militant de la cause algérienne ne réclame plus l’application de la loi française qui, par hypothèse, fait de lui un délinquant. Il la refuse et la rejette. Contraint de s’expliquer devant un prétoire, il s’en servira comme d’une tribune pour faire connaître publiquement la cause qu’il défend.
A tactique nouvelle, structure nouvelle.
Le 19 avril est rédigée et transmise à Mourad Oussedik une note sur le
collectif : «Tout Algérien — y est-il écrit — devant se considérer comme au service de la lutte libératrice, le FLN décide la mobilisation sur place de certains avocats. Il décide en conséquence que toute responsabilité au sein du collectif doit revenir à un avocat algérien (…). Il sera responsable de ses actes vis-à-vis de la Fédération et du GPRA, et répondra de sa mission au même titre que tout Algérien investi par le Front d’une responsabilité.»
Dès juin, Mourad Oussedik transmet son premier rapport : «La réorganisation du collectif s’est faite selon les instructions reçues dans les délais prévus et malgré les difficultés surgies du fait de la mort de Ould Aoudia(5). La défense est assurée d’une façon permanente par deux branches du collectif : l’une consacrée à la France, l’autre destinée à l’Algérie. Conformément à la note du 19 avril, le découpage géographique sera le suivant : pour la zone nord-est, dont la responsabilité incombe à Benabdallah, la défense est mise en place à Lille, Béthune, Valenciennes, Avesnes, Mézières, Charleville(6), Metz, Sedan, Nancy, Châlons-sur-Marne. Au total, une dizaine d’avocats collaborent pour couvrir cette zone.
Ould Aoudia, assassiné peu après sa désignation, ses confrères s’occuperont de le remplacer sur la région parisienne aussi bien qu’à Caen, Rouen, Le Havre, où des avocats locaux acceptent d’assurer la défense. Enfin, la zone sud, à partir de Lyon, est confiée à Bendi Merad qui, avec l’aide de Boulbina à Marseille et d’une dizaine d’avocats français, représente le collectif dans la zone.
Enfin un bureau de presse, sous la responsabilité de Jacques Vergès, est chargé de centraliser les informations recueillies par les avocats et de les porter à la connaissance de l’opinion publique par les moyens appropriés.»
En cette fin de 1959, le collectif des avocats du FLN en France est déjà dans le collimateur. Pour l’instant, il est seulement l’objet des sarcasmes de la presse de droite. Plus tard, il sera la bête à abattre. Constamment sur la brèche devant tous les prétoires, il a organisé la campagne lancée après le meurtre d’Ould Aoudia et celle suivant le procès des étudiants algériens en France, permis la publication de La Gangrène, et coordonné l’information relative aux deux grandes grèves de la faim des détenus de juin et juillet 1959, contribuant ainsi à leur succès. Au procès des auteurs de l’attentat de Mourepiane, le collectif allait, le 19 janvier 1960, mettre en évidence la contradiction entre les thèses de l’accusation et l’application d’un droit d’exception que cette même accusation invoque à l’appui de ses prétentions. Dans sa lettre adressée par Jacques Vergès — cosignée par Maurice Courrégé et Michel Zavrian — au président du Comité international de la Croix-Rouge, 17 février 1960, Vergès écrit : «L’accusation reprochait à des Algériens d’avoir en tant que Français porté les armes contre la France au profit de rebelles algériens. Fidèles à notre devoir, avec vingt de nos confrères des barreaux de Paris, Lyon, Grenoble et Marseille, nous avons défendu nos clients sur le terrain même choisi par l’accusation. Nous avons montré au tribunal qu’il ne pouvait en même temps reconnaître à l’ALN sa qualité d’armée étrangère en guerre avec la France, et refuser aux membres de cette armée, algériens, leur nationalité algérienne.» On reproche à ces trublions de la barre d’enfourcher le code de procédure pénale, non pour contribuer à une «saine administration de la justice», mais pour «faire du cirque à l’audience». Vergès et ses compagnons s’en expliquent. Ces batailles de procédure sont indispensables car «la défense doit montrer encore comment la thèse coloniale aboutit sur le plan juridique à une monstruosité (…) parce que minée par des contradictions fondamentales :
- ou bien les prisonniers algériens sont des malfaiteurs, il convient alors de leur réserver toutes les garanties légales accordées aux malfaiteurs à part entière. La répression devient alors impossible ;
- ou bien il faut, pour les frapper vite, violer systématiquement la loi. C’est une monstruosité juridique. Ce fut pourtant la situation en Algérie, de novembre 1954 à mars 1956 ;
- ou bien le gouvernement français fait appliquer aux Algériens une législation d’exception raciste, mais par cela même, il nie la thèse d’une simple opération de police dirigée contre des nationaux sur laquelle, pourtant, il fonde la compétence de ses tribunaux ;
- ou bien le pouvoir exécutif et le Parlement, reconnaissant qu’il existe un conflit armé en Algérie et que l’Algérie n’est pas la France, ils doivent alors reconnaître aux prisonniers algériens le statut de combattants.
- C’est à la défense, et c’est aux avocats qu’il appartient spécialement de dégonfler ces monstres juridiques : d’où l’importance caractéristique, dans ces procès, des batailles de procédure (…) qui consistent précisément à faire éclater l’absurdité des thèses successives de la répression judiciaire, à retourner contre elle ses propres armes pour la disqualifier.»
Monstres juridiques accouchant de rejetons absurdes. Ainsi, au cours du procès du réseau Jeanson, deux journées, les 5 et 6 septembre 1960, sont consacrées à démontrer, avec force conclusions à l’appui, que le président était dans l’incapacité de savoir quelle langue pouvait bien parler l’accusé «français-à-part-entière» qu’il jugeait. De guerre lasse, il doit désigner trois interprètes : un de kabyle, un d’arabe dialectal et un d’arabe classique(7). Ces moyens de défense, qu’il s’agisse de fond ou de procédure, paraissent pourtant, avec le recul du temps, parfaitement sérieux. Ce n’est pourtant pas l’avis de la plupart des juristes de l’époque qui s’insurgent alors contre les méthodes du Collectif. On exige de faire taire ces «irresponsables», ces «aventuriers du barreau».
Le «on» vise évidemment leurs confrères bien-pensants de gauche et d’extrême gauche. Aux yeux des avocats de droite, ce sont simplement des traîtres passés à l’ennemi, qu’il faut radier du barreau. Ils feront d’ailleurs circuler une pétition dans ce sens. Notons cependant que maître Isorni, l’avocat du maréchal Pétain, dont les conceptions politiques sont diamétralement opposées à celles des avocats du Collectif, refusera avec beaucoup de dignité de hurler avec les loups. De même Tixier-Vignancour, avocat de droite, qui défendit les généraux putschistes signera un texte demandant la libération des avocats arrêtés en raison de leurs opinions politiques.
Et les coups ne vont pas tarder à pleuvoir. Jacques Vergès est expulsé d’Alger le 14 août 1959, Michel Zavrian le 20 décembre. Albert Schiano, du barreau de Marseille, est arrêté en décembre, condamné à sept mois de prison et radié. Benabdallah et Oussedik sont tous deux inculpés d’atteinte à la sûreté de l’Etat. Bien entendu, Vergès l’est également, de même que Zavrian, Courrégé et Beauvillard.
Lorsque, plus tard, la défense elle-même sera mise en accusation et que les six avocats seront traduits devant le tribunal de la Seine, un de leurs jeunes confrères, dont la réputation grandit, soutiendra : «La réalité du procès, sa signification et sa portée s’inscrivent au-delà de la discussion sur ces points (…). Il s’agit moins d’obtenir la condamnation de certains avocats pris en tant qu’individus, que de miner enfin cette défense collective insupportable à la répression algérienne. Comme si le style, les procédés et la structure même de cette défense n’étaient pas commandés irrésistiblement par le système répressif lui-même.
Collective, cette défense devait, par ses moyens mêmes, devenir purement politique, hors les incidents de procédure multipliés à l’extrême… La répression algérienne était commandée par une politique, les avocats devaient en toute occasion dénoncer celle-ci (…). Il est paradoxal aussi de voir la répression s’indigner de ce que la défense soit sortie des règles traditionnelles d’une justice, qu’elle a elle-même d’abord abolie et dégradée.(8)» Voilà ce que pensait avec lucidité Robert Batinder qui sera plus tard le ministre français de la Justice.
15 avril 1960. Dans son rapport d’activités, le responsable du collectif ne déborde pas d’optimisme. Le mot d’ordre aurait été donné pour que la presse fasse silence sur toutes les affaires concernant l’Algérie. Une série de grands procès a eu lieu. Aucun compte rendu dans les journaux malgré l’importance des affaires évoquées et leur durée (l’affaire de Marseille, celle de l’OS à Paris, le procès de Lille). Il semble que l’habitude prise et la banalisation des «événements d’Algérie» provoquent une apathie compréhensible du peuple français.
Comment y remédier ? On va proposer de pallier ces difficultés sur deux plans. Celui de la structure et celui de l’information. Pour le premier, le collectif va se dédoubler en ce sens que chaque responsable se verra affecter un adjoint capable de prendre la relève en cas d’arrestation du précédent. Pour le second, l’on va «européaniser» la défense pour relancer le problème non plus sur un plan français, mais dans toute l’Europe. Déjà Serge Moureaux, Marc de Kock, André Merchies, Cécile Draps et quelques autres du barreau de Bruxelles avaient senti la justesse de la lutte du FLN et défendu les Algériens poursuivis en Belgique pour activités politiques. Ils étaient donc indiqués pour constituer un collectif belge d’appoint, susceptible d’intervenir même en France.
Sur le plan de l’information, et partant du principe que la presse française reprend les nouvelles diffusées hors de France, une antenne du bureau de presse du collectif, installée dans un pays limitrophe, va fonctionner et demeurer en contact avec les journalistes étrangers tantôt à Bruxelles, tantôt à Genève. Elle mettrait en échec les consignes de silence données à la presse française par le gouvernement. Comme à son habitude et vu ses qualités en matière de communication, Vergès alimentera l’antenne.
La répression s’accentue et, sous prétexte de réorganisation de la justice militaire et de modification du code de procédure pénale, les ordonnances du 12 février 1960 vont couvrir du manteau de la légalité toutes les pratiques illégitimes antérieures de la répression politique et judiciaire. Un autre signe de durcissement apparaît : l’augmentation régulière des condamnations à mort prononcées par les tribunaux militaires.
C’est alors que germe dans l’esprit de Vergès l’idée géniale du procès de rupture opposé au procès de connivence. Au cours d’une réunion, il explique. Après une courte peine purgée, le militant libéré est très généralement détenu dans un camp d’internement, qui est aussi une privation de liberté. Autant donc profiter de l’audience en contestant le principe même de la loi invoquée par un procès de rupture, même si la méthode pousse de facto le juge à plus de sévérité.
Bien entendu lorsque la peine de mort est encourue, la directive est de plaider les faits et tirer du dossier le maximum de circonstances atténuantes.
Et même dans ce cas, Jacques Vergès va soutenir que dans le procès de connivence, les débats se déroulent poliment, la peine capitale est prononcée dans le calme, les médias en parlent peu, la grâce est rejetée dans l’anonymat, le couperet de la guillotine tombera sans faire de bruit, dans l’indifférence de l’opinion publique qui l’aura ignoré.
Tandis que durant le procès de rupture, les incidents inévitables de procédure, les altercations entre défense et ministère public, relayés par une presse friande de tels affrontements, font que le procès ne se déroule pas dans l’atmosphère feutrée des audiences habituelles.
Il aura éveillé l’attention du public. Et le plus souvent, avant de refuser la grâce, les détenteurs du droit y veilleront, d’autant plus que l’opinion publique aura été largement informée.
Il faut du talent pour plaider efficace et Vergès n’en manquait pas. Comme l’écrivait Paul Valery : «Le talent sans génie est peu de choses. Le génie sans talent n’est rien(9).»
L’idée géniale était d’inverser les rôles au débat judiciaire et de mettre, sinon la justice, du moins le ministère public en situation d’accusé. Vergès et ses compagnons du collectif estiment qu’il est temps que la défense soit basée sur des principes rigoureux. Ils écrivent :
«La conjoncture politique actuelle paraît constituer un climat favorable pour faire basculer l’opinion du pouvoir et l’amener à la fin à admettre que les militants appartenant aux «groupes de choc» ou à l’OS sont des soldats. Ce revirement peut être aidé et accéléré, si le militant adopte l’attitude classique d’un soldat révolutionnaire. Cette attitude que nous définirons schématiquement doit être générale et quasi uniforme pour marquer les esprits. «Le militant ayant accompli une mission qualifiée d’infraction criminelle par la loi coloniale devrait :
- décliner son identité, préciser son grade, dénier aux autorités policières et judiciaires françaises le droit de juger son action, invoquer la protection des conventions internationales de Genève, et alerter le Comité international de la Croix-Rouge ;
- invoquer l’ordre de l’autorité légitime du GPRA ;
- en second lieu, il est probable que cette attitude rendra plus scandaleuse, aux yeux de l’opinion française et internationale, l’exécution des condamnés à mort algériens ;
- pour créer des conditions favorables à ce revirement d’opinion que nous évoquons plus haut, il serait souhaitable que le GPRA définisse d’urgence un statut du combattant algérien(10) qu’il rendrait public. Ce texte, qui serait utilement invoqué auprès des tribunaux français, hâterait la reconnaissance du statut de réfugié politique algérien dans les pays limitrophes de la France et faciliterait l’action internationale ;
- à cet effet, le collectif considère qu’une nouvelle orientation de la défense est nécessaire et attend que vous lui précisiez la meilleure tactique à adopter en fonction des éléments d’appréciation que vous possédez(11).
En Algérie, le collectif est amené à assurer la défense auprès des juridictions militaires d’exception qui ont poussé comme palmiers nains sur les Hauts-Plateaux algériens. Un exemple parmi d’autres des difficultés rencontrées sur le terrain : le 23 juin 1960 s’ouvre à Sétif, devant le tribunal permanent des forces armées, le procès de douze accusés. Au cours des dix jours d’audience, maître Nicole Rein, avocate, membre du collectif parisien, substituant maître Maurice Courrégé dans la défense des accusés Kharchi et Guiddoum, a pu faire établir plusieurs points :
- la plupart des accusés avaient été torturés trente jours par l’électricité ;
- un médecin a constaté les traces de sévices ;
- les témoignages de l’accusation avaient été organisés par un commissaire de police ;
- les services du commissaire Dieterich procèdent à de nouveaux interrogatoires pendant plusieurs semaines (le délai normal de garde à vue étant de quarante-huit heures ), avant de les présenter au juge d’instruction ;
- M. de Verdilhac, commissaire du gouvernement, s’était vanté d’empêcher à l’avenir maître Courrégé, maître Vergès et maître Zavrian de plaider à Sétif : il avait même ordonné la saisie de leur correspondance avec leurs clients dont le secret est pourtant protégé par la loi ;
- le 2 juillet au matin, le commissaire Lafarge, commissaire principal aux renseignements généraux, enjoint à un inspecteur contractuel de prendre contact avec maître Nicole Rein, au prétexte de lui fournir des renseignements intéressants sur l’affaire dont elle s’occupe. Il l’entraîne dans un guet-apens où deux individus tentent de l’assassiner. L’avocate reconnaît l’un des policiers rencontré à l’hôtel de France où elle était descendue ;
- le 5 juillet, maître Courrégé, qui a pu se dégager de ses obligations professionnelles à Oran, se présente à la barre du tribunal pour assurer la défense de ses clients. En sa présence, et malgré son opposition et celle des accusés, des avocats d’office sont commis. Ceux-ci refusent de défendre Kharchi et Guiddoum.
- Le 6 juillet, Courrégé demande, par conclusions, un supplément d’informations. Les conclusions sont rejetées.
- le 7 juillet, après avoir, dans la chambre du conseil, refusé de serrer la main de maître Vergès, en présence du bâtonnier de Sétif, le commissaire du gouvernement de Verdilhac requiert à l’audience publique un an de suspension ferme contre maître Vergès, menaçant le tribunal de quitter son siège, si l’avocat n’était pas aussitôt condamné. Pendant cette même journée du 7, et au même instant, au monument aux morts, le préfet et le général commandant la zone s’associent à la protestation des policiers locaux contre la présence des avocats parisiens au tribunal permanent des forces armées de Sétif ;
- le 9 juillet, maître Courrégé et maître Vergès sont expulsés d’Algérie. Vergès est suspendu par jugement de défaut. Nicole Rein n’est ni entendue ni confrontée à ses agresseurs. Kharchi et Guiddoum sont condamnés à mort. L’audience est levée. Justice est rendue.
Dans la lettre du 17 février 1960 que nous avons évoquée plus haut, Jacques Vergès ajoutait : «Avec les confrères qui acceptaient comme nous cette tâche, nous avons voulu, sans souci des menaces précises, réitérées, anonymes, officieuses ou officielles(12), malgré les préjugés, les intérêts et l’horreur de cette guerre, que les accusés, quels que soient la qualification appliquée à leurs actes et le mépris dans lequel certains voudraient tenir leur idéal, puissent trouver, en face d’eux, des visages qui ne soient pas seulement ceux des juges, des procureurs, des policiers, des soldats et des bourreaux.» Ils trouvèrent effectivement auprès de cette centaine d’avocats des défenseurs dévoués, devenus souvent amis engagés et parfois frères de combat, pour la préservation de la dignité humaine dans l’acceptation de la liberté des peuples.
Malgré les menaces qui n’ont jamais cessé de planer sur sa tête, le collectif, conformément à la mission impartie, va poursuivre et amplifier la lutte politico-juridique de la dénonciation de cette guerre absurde et des horreurs qu’elle charrie. Le bureau de presse dont Vergès est la cheville ouvrière se dépense sans compter. Il va fournir aux revues telles que Les Temps modernes, ou à des périodiques comme Vérité et Liberté, ou Témoignages et Documents, la lettre de la Croix-Rouge internationale demandant l’ouverture des charniers de la villa Sésini et de la Corniche à Alger, de la Cité Ameziane à Constantine, des documents inédits sortis clandestinement des camps de Bossuet et de Paul-Cazelle en Algérie.
La Gangrène est diffusée sur le plan international. Elle est traduite en anglais, en allemand, en suédois, en arabe et en hongrois. Epuisée en France, la brochure est réimprimée en Suisse. D’importants extraits sont publiés dans divers journaux américains. Le bureau publie le Droit et la Colère, La Défense politique(13) ; Nuremberg pour l’Algérie provoque aussitôt l’inculpation de ses auteurs et sa saisie(14).
Un Nuremberg bis est aussitôt publié et transmis à Belgrade, à New York, au Mali. La revue Révolution de Cuba reproduit le numéro bis dans son intégralité.
Le bureau rassemble toute la documentation qui permettra à Paulette Péju de publier, chez Maspero, les Harkis à Paris, livre qui sera bien entendu saisi ; Marcel Péju publie de son côté des extraits de la sténographie du procès du réseau Jeanson. Lanzman rassemble, dans Les Temps modernes, en un article retentissant intitulé «L’humaniste et son chien», les informations fournies par le bureau de presse. Le bureau belge, de son côté, assure l’essentiel des travaux de préparation des deux colloques juridiques sur la guerre d’Algérie, tenus à l’initiative de la Fédération, les 18 et 19 mars 1961 à Bruxelles, et les 2, 3 et 4 février 1962 à Rome.
Jusqu’au cessez-le-feu, la lutte de l’émigration va s’intensifier, la répression durcir et grossir la détention algérienne. Aussi la douzaine d’avocats des années 1957-1958, attelée à une tâche de plus en plus lourde, va faire appel à tous les confrères de bonne volonté pour renforcer ses rangs. Le collectif finira par compter une centaine d’avocats, qui consacreront tout ou partie importante de leur temps à la défense des militants(15). Ainsi ont plaidé :
- à Paris : Beauvillard, Nahori, Glayman, Schulmacher, Lombrage, Pamier (surtout à Caen), Epelbaum, Viala, Souquière, Colombier, Likier, Lenoir, ainsi que six avocats du PSU ;
- à Lyon : Cohendy, Berger, Delay, Bouchet, Régine Bessou, André Bessou, Bonnard ;
- à Grenoble : M. et Mme Mathieu-Nantermoz ;
- à Marseille : Bernus, Gouin, Simon, Soigneren (à Grasse) ;
- à Avignon : Coupon et Serre ;
- en Belgique : Moureaux, de Kock, Draps, Merchies, Lallemand ;
- pour le Nord-Est : Zavrian, Tchang-Charbonnier, Portalet, Bellanger, Waro, Fenaux, Humbert, Roger, Netter ;
- à Versailles : Marie-Claude Radziewski, Nicole Rein et Bouchard ;
- en Algérie : Courrégé, Mme Courrège, de Felice, Jeager, Moutet, Aaron, Poulet, Routchewski, Allepot, Wallerand et bien d’autres encore qui apportaient leur aide occasionnelle.
Ainsi pendant des années, des avocats français ont assuré, en France et en Algérie, pour le plus grand honneur du barreau, la défense de dizaines de milliers d’Algériens qui leur ont accordé leur confiance. Ce n’est pas, alors, l’avis des services de police qui se demandent si leurs agissements «n’outrepassent pas le libre exercice des droits de la défense et s’ils ne constituent pas plutôt, par l’aide et l’assistance qu’ils apportent au FLN, une atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat». Pour ces mêmes services, «la dépendance sous laquelle des avocats se sont placés vis-à-vis du FLN pose problème de savoir s’ils peuvent être considérés encore comme auxiliaires de la justice ou de ceux qui sont en lutte contre la France(16).
Au moment où, précisément, la journée écoulée du 19 mars donne lieu de la part de certains à une guerre des mémoires, au moment où les plaies cinquantenaires devraient être pansées puis cicatrisées, l’engagement, les périls encourus, les sacrifices consentis par les avocats du collectif, dont plus d’une vingtaine ont été, il y a quelques années, dans ce même lieu, décorés de la médaille de la reconnaissance, ces avocats auront été en fait symboles de la compréhension et artisans de la réconciliation de part et d’autre de la Mare Nostrum. Dans ses Mémoires de guerre, le général de Gaulle écrivait :
«Je parle. Il le faut bien. L’action met les ardeurs en œuvre. Mais c’est la parole qui les suscite.»
La parole de nos avocats n’a pas suscité l’action du 1er Novembre. Elle l’a explicitée et justifiée sur le plan du droit naturel des peuples de décider de leur destin. Parmi eux, la voix de Vergès aura été des plus sonores. Et pour revenir au binôme salaud magnifique, nous en avons, certes, peu développé le premier terme.
«Salaud»... parfois, puisqu’il n’a guère épargné ses amis de la guerre d’indépendance, les traitant de «potiches» durant la décennie noire. «Magnifique»... toujours, par la puissance de son verbe,
le brio de ses répliques et le panache de ses discours.
…. Et pour longtemps encore, aux yeux de ceux qui l’ont côtoyé.
Je vous remercie de votre attention.
A. H.
Discours à l’occasion de la Journée nationale de l’avocat. Hôtel Aurassi - Lundi 23 mars 2015.
(1) Blaise Pascal - Pensées 1669.
(2) Dominique Schneider. Le Corps principal.
(3) Entretien avec maître Vergès, 8 juin 1984.
(4) C’est ce qu’exprime parfaitement Jean-Marie Domenach : «Quand on empêche les gens de voter, de parler, d’écrire comme ils l’entendent, ils finissent toujours par prendre le fusil.» Revue Esprit, 1955.
(5) Amokrane Ould-Aoudia, l’un des premiers membres du collectif, a été en mai 1959 abattu dans son cabinet, très vraisemblablement par les services spéciaux français au moyen d’un révolver silencieux. Sept autres avocats, membres du collectif, Michèle Beauvillard, Marie-Claude Radzieswki, Benabdallah, Courrégé, Oussedik, Vergès et Zavrian, recevaient également des menaces de mort. Voir l’article de France-Soir, 23 mai 1959.
(6) A partir de 1960, ces juridictions seront confiées au collectif belge, en particulier à Maîtres Moureaux, Merchies et Cécile Draps.
(7) Récit de ce procès dans Les Porteurs de valises d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, éditions Albin Michel, 1979 et éditions du Seuil, coll. «Points Histoire», 1982.
(8) L’Express, 16 novembre 1961.
(9) Mélange - Gallimard - 1941.
(10) En majuscules dans le texte du rapport.
(11) Rapport de la réunion du Collectif du 3 juillet 1960 adressé par «Belley» (Belkaïd ) à «Alain» (Haroun) et destiné au Comité fédéral. Celui-ci ne pouvait, sur ce point, prendre une décision qui dépassait sa compétence. Aussi cette proposition fut-elle adressée in extenso au GPRA, qui, pour des raisons que l’on ignore, n’a jamais promulgué les textes que l’on espérait.
(12) Elles s’étaient déjà traduites, au moment où cette lettre fut écrite, par : un assassinat, une arrestation suivie d’une radiation, deux internements au camp, une dizaine d’expulsions.
(13) Dont J.F Held du journal Libération dira : «Le titre est un programme, il définit la manière d’un groupe de jeunes avocats aux idées et à la conduite discutées mais incontestablement courageuses.»
(14) Vergès, poursuivi pour atteinte à l’intégrité du territoire, revendique devant le juge d’instruction sa responsabilité par une lettre du 10 juillet 1961 qui est un terrible réquisitoire contre la violence dont sont victimes l’Algérie et l’Afrique tout entière.
(15) Les honoraires étaient, en 1961, de 20 000 à 150 000 anciens francs par mois pour un avocat consacrant une partie ou la totalité de son temps au collectif. Leur modicité fait litière des accusations de la presse de droite ou du rapport de la DGSN du 2 mai 1960, selon lequel les avocats étaient mus par un unique intérêt matériel.
(16) Rapport de la DGSN, 2 mai 1960.
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De la colonisabilité à l’encanaillement
Contribution
17 Mai 2015
J'ai l'est déplacé ici
"Aâm aâm celui qui nous avait taxé de ghachis..." vue ce sujet n'est pas traité sur l'Islam.
De la colonisabilité à l’encanaillement
«Le tigre d’aujourd’hui est identique à celui d’il y a six mille ans, parce que chaque tigre doit recommencer à être tigre comme s’il n’y en avait jamais eu avant lui.
L’homme n’est jamais un premier homme ; il ne peut commencer à vivre qu’à un certain niveau de passé accumulé. L’important, c’est la mémoire des erreurs ; c’est elle qui nous permet de ne pas toujours commettre les mêmes. Le vrai trésor de l’homme, c’est le trésor de ses erreurs.»
(José Ortega y Gasset)
Dans les années soixante-dix, les Algériens regardaient au-dessus et autour d’eux pour estimer au jugé la distance qui les séparait des nations plus avancées qu’eux ou de niveau comparable. Il y en avait peu en Afrique, dans le monde arabe, notre voisinage et même le sud de l’Europe. Aujourd’hui, nous regardons au-dessous et derrière en nous demandant s’il y a plus bas sur les degrés de l’échelle ou plus retardataires pour fermer la marche du convoi humain en ce troisième millénaire. Il n’y en a pas, les peuples burkinabé et burundais, pauvres parmi les plus pauvres de la planète, étant passés devant. Les annales de l’Histoire témoignent du phénomène à travers les temps et les lieux : nul n’est prophète en son pays. Les vrais prophètes plus que les faux et les penseurs visionnaires, plus que les démagogues ont eu à le constater parfois au prix de leur vie. Mais si on a pu les bannir ou les tuer, on n’a jamais réussi à faire de même avec leurs idées qui ont fini par être reconnues comme vraies chez eux et ailleurs.
Le penseur algérien Malek Bennabi a utilisé pour la première fois la notion de «colonisabilité» dans son livre Discours sur les conditions de la renaissance algérienne paru à Alger en février 1949. Confondant entre analyse de la mécanique sociale et slogans politiques revendicatifs, les partis du mouvement national y ont vu une trahison de la cause nationale et dressé un bûcher à son intention. On retrouve les minutes du procès en sorcellerie ouvert jusque dans la Charte d’Alger de 1964.
Si tout le monde connaît la notion de «colonisabilité», peu en ont saisi la profondeur réelle à l’image de la «relativité» d’Einstein dont nombreux sont ceux qui en parlent et rares ceux qui peuvent l’expliquer. On croit même qu’elle est liée à une période révolue de l’histoire des peuples colonisés et qu’elle a disparu avec leur accession à l’indépendance. C’est vrai dans le cas des peuples burkinabé et burundais, faux dans le nôtre.
On n’est pas colonisé parce qu’on s’est trouvé au mauvais endroit et au mauvais moment comme aiment à dire les Américains, mais seulement si on est colonisable ; si on présente les signes avérés de la «colonisabilité» qui est une pathologie mentale, culturelle et sociale rendant une communauté éligible à la colonisation qui peut être durable et récurrente comme dans le cas algérien, ou ne pas avoir lieu par pur hasard comme dans le cas du Yémen, de l’Afghanistan ou des peuplades de la forêt amazonienne et de la savane africaine.
Il y a des séropositifs qui portent le virus du sida mais à l’état latent, et des constructions sociales et immobilières qui donnent l’impression d’être éternelles jusqu’à la première secousse sérieuse. On l’a plusieurs fois vu chez nous que ce soit en matière d’immeubles (tremblement de terre de Boumerdès) ou de systèmes sociaux (socialisme de Boumediene, libéralisme de Chadli, islamisme du FIS).
Le colonisateur n’est pas un chômeur de l’Histoire à la recherche d’une occupation lucrative ou un sadique faisant le mal pour le mal ; il ne va pas là où il y a des êtres colonisables mais uniquement là où il y a des richesses à piller ou une position stratégique à prendre. Jouant de malchance, nous avons toujours possédé les deux. Et comme pour nous punir de n’en avoir rien fait à notre propre usage à travers les âges, l’Histoire s’est souvent amusée à orienter vers nous les pas de congénères qui savent saisir les opportunités en se faisant payer directement sur la bête (Phéniciens, Romains, Turcs, Français) ou contre monnaie sonnante et trébuchante (entreprises et main-d’œuvre étrangères opérant dans notre pays).
Les Algériens se sont libérés du colonialisme à la faveur d’une conjonction de facteurs endogènes et exogènes après avoir connu le déshonneur d’être le premier pays arabo-musulman à être occupé par une puissance occidentale, l’unique à avoir connu une colonisation de peuplement, et le dernier à obtenir son indépendance. Le problème n’est plus là, certes, mais sommes-nous sûrs de ne pas être colonisés une autre fois, un jour, après les mandats de Boutef, le pétrole et le gaz de schiste ? En d’autres termes, sommes-nous guéris de notre «colonisabilité» comme peuvent s’en vanter les peuples burkinabé, burundais et d’autres ? Ceux-là sont guéris même s’ils restent pauvres car la psychologie du colonisé, du colonisable, de l’indigène est morte en eux, ils l’ont tuée ; ce sont désormais des citoyens.
Je n’ai pas mieux trouvé dans le savoir sociologique que le concept d’«encanaillement» forgé par le penseur espagnol José Ortega y Gasset pour résumer notre comportement depuis l’indépendance. Par le fait de notre seul génie et sans la moindre contrainte extérieure, nous avons développé un comportement qui tend de toute ses forces à reproduire à l’identique les conditions qui nous ont conduits à la colonisation entre l’époque de Massinissa et la Révolution du 1er Novembre 1954.
J’ai calqué le contenu de ce terme sur notre réalité dans un article paru dans le journal Liberté du 6 avril 1993 sous le titre «L’encanaillement du peuple algérien de 1926 à nos jours» et découvert qu’il nous allait sur mesure. J’ai alors écrit ces paragraphes (début de citation) : «Telle une société en faillite qui voit ses actionnaires se disperser, l’Algérie est en voie d’être réduite à sa plus simple expression : des richesses naturelles qui dépérissent, du temps qui s’écoule inutilement et des êtres humains qui déambulent dans la vie sans but ni raison. Vivre ? C’est, répond le philosophe, ‘‘se diriger vers quelque chose, c’est cheminer vers un but. Le but n’est pas mon chemin, n’est pas ma vie. C’est quelque chose à quoi je la dévoue’’. Pour que la marche des Algériens ait eu, dès 1962, une direction et leur vie une signification autre que zoologique, il eût fallu leur indiquer un but, leur fournir des raisons et des modalités pour qu’ils vivent les uns avec les autres, les uns des autres, à l’intérieur de normes économiques et sociales rationnelles et équitables. Il eût fallu leur proposer une ‘‘açabiya’’ nationale, provoquer en eux une ‘‘secousse psychique’’, leur injecter de nouveaux stimuli. Or, à part celui de devoir en toutes circonstances ouïe et obéissance à des dirigeants qui leur promettaient de devenir ce qu’un Belaïd Abdesselam (ancien Premier ministre algérien) appelait ‘‘la population à nourrir’’, aucun idéal commun, aucune liberté d’entreprendre, aucun rêve collectif n’ont été offerts aux Algériens. Sitôt fini le combat libérateur, on les déchargea de toute mission, on les délivra de tout embarras du choix, on les exonéra de toute contribution à la réflexion et aux décisions engageant l’avenir. On les adjurait régulièrement par contre de rester ‘‘durs de tête’’, ‘‘mendiants et orgueilleux’’, rebelles les uns aux autres, opposés à toute forme ‘‘d’exploitation de l’homme par l’homme’’… On les laissa dans une totale disponibilité mentale et culturelle jusqu’à ce qu’ils soient devenus les âmes vacantes que des illuminés sont venus un jour arracher de leurs gonds et précipiter dans la croyance au merveilleux, le reniement du moi national et la haine fratricide…» (fin de citation).
C’était en 1993. Et aujourd’hui ? A vous d’apprécier à travers la définition qu’en donne Ortega y Gasset lui-même : «L’encanaillement n’est rien d’autre que l’acceptation, en tant qu’état naturel et normal, d’une irrégularité, d’une chose qui continue de paraître anormale, mais que l’on continue d’accepter. Or, comme il n’est pas possible de convertir en une saine normalité ce qui, dans son essence même, est criminel et anormal, l’individu décide de s’adapter de lui-même à la faute essentielle et de devenir ainsi partie intégrante du crime et de l’irrégularité qu’il entraîne… Toutes les nations ont traversé des époques pendant lesquelles quelqu’un qui ne devait pas les commander aspirait pourtant à le faire. Mais un fort instinct leur fit concentrer sur-le-champ leurs énergies et expulser cette illégitime prétention. Elles repoussèrent l’irrégularité et reconstruisirent ainsi leur morale publique. Mais il en est qui font tout le contraire ; au lieu de s’opposer à être commandées par quelqu’un qui leur répugne dans leur for intérieur, elles préfèrent falsifier tout le reste de leur être pour s’accommoder de cette fraude initiale.» La «colonisabilité», c’est aussi le produit d’un rapport de forces et le peuple algérien s’est opposé comme il a pu à travers les siècles au fait colonial et sacrifié par millions les siens pour s’en libérer. Il lui avait manqué à chaque fois pour réussir le sens historique, le «common sense», le sens collectif, le sens de l’efficacité... Quand il les a enfin réunis, il ne lui a pas fallu plus de sept petites années pour réaliser son rêve millénaire. Mais qu’a-t-il fait juste après les larmes de joie et la liesse du 5 Juillet 1962 ? Ce que nous avons longtemps pris pour une vertu digne d’une grande nation civilisée, la sortie des Algériens en juillet 1962 pour scander «Sept ans ça suffit !», était en fait une funeste erreur. C’était une réaction affective, sentimentale, mais aussi une faute politique par laquelle nous avons entériné l’acte fondateur de notre «encanaillement» car les causes qui ont provoqué cette réaction étaient celles d’un coup d’Etat. Normalement, il aurait fallu s’y opposer mais, à la décharge de nos aînés, qui connaissait les tenants et les aboutissants du conflit opposant les clans qui se disputaient le pouvoir ?
En fait de conscience nationale, politique et civique, nous n’avions que celle tournée vers l’étranger pour nous en distinguer ou le combattre ; tel un robot programmé pour une tâche unique, nous ne savions pas reconnaître un mal venant de nos rangs ; en la matière nous étions des nouveaux-nés, nous héritions d’un vide génétique, nous étions de «premiers hommes», les premiers Algériens indépendants depuis trois mille ans, aussi étrangers à une vie nationale que des hominidés débarquant aujourd’hui à Genève.
Le peuple algérien n’était pas encore une société et il ne l’est toujours pas, de même que la conscience citoyenne n’était pas encore formée et ne l’est toujours pas. Sinon nous n’aurions pas accepté le coup d’Etat de 1962, celui de 1965, la violation de la Constitution en 2008 pour un troisième mandat et le quatrième mandat qui a débouché, comme prévu et annoncé, sur un Etat malade, absent, aphone, impotent et indifférent aux dérives qui sont en train d’emporter le pays, pour ne pas dire qu’il en est l’auteur résolu pour on ne sait quelles sataniques raisons.
C’est trop deux tares, «colonisabilité» et «encanaillement», pour un seul
peuple ? Bien sûr ! Mais pourquoi les avoir accumulées ? Pourquoi les perpétuer, pourquoi les mitonner chaque jour ? L’«encanaillement» est quelque chose de plus terrible, de plus horrible que la «colonisabilité» ; c’est une abdication totale devant le mal, un consentement à son propre avilissement. Nous vivons comme si tout allait de soi, comme si les jours se ressemblent invariablement et que le soleil luira éternellement aussi bien sur les bons que sur les méchants.
Quelles nouvelles aventures autoriseront dans le futur ces exemples sans exemple dans l’histoire des nations ? Nous ne les connaissons pas, je ne peux pas dire ce qu’elles seront, mais elles sont garanties, certaines.
Nous avons accepté ces viols, ces anomalies, comme on a accepté que le terrorisme soit combattu sur le terrain et toléré dans la vie sociale et médiatique. A son sujet aussi nous avons dit, avec la même insouciance, «une décennie noire ça
suffit ! Nous sommes tous des frères, il faut pardonner et oublier» et que, somme toute, «djabha chitan» ! Dans les trois cas nous avons oublié qu’il n’y a pas pire que les mauvais exemples pour détruire une nation et pas mieux que les fausses paix pour préparer les prochaines guerres, forcément plus féroces et plus coûteuses que les précédentes.
L’Europe l’a expérimenté à son détriment avec la Première et la Seconde Guerres mondiales. J’ai commencé à parler de l’auteur espagnol dans les années 1970 car j’avais découvert entre lui et Bennabi des affinités qui m’avaient frappé. Leurs concepts signifient à peu près la même chose et résultent des conclusions tirées de l’observation de leurs sociétés respectives.
Ils sont les deux faces d’une même médaille, et cette médaille constitue la pierre de Rosette qui a permis à l’un et à l’autre de déchiffrer les causes des tragédies connues par leurs pays.
Si les deux penseurs ressuscitaient aujourd’hui, le plus malheureux des deux serait assurément Bennabi car l’Espagne a renoué avec le développement et la démocratie, tandis que l’Algérie s’enfonce dans la régression mentale, culturelle et politique, seules les effluves des hydrocarbures cachant sa nudité sur le plan économique. Quelle ne fut ma joie quand, au cours d’un dîner offert à Valence en l’honneur de notre délégation par le chef de gouvernement espagnol de l’époque, José Maria Aznar, celui-ci répondit à une question que je lui avais posée sur Ortega y Gasset, la surprise peinte sur son visage : «C’est notre maître à penser !» Je crois que notre Président et les membres de notre délégation étaient encore plus surpris que lui : d’abord d’entendre ce nom, ensuite d’entendre le chef de gouvernement d’un pays qui a joué un rôle majeur dans l’histoire humaine déclarer avec fierté qu’il avait un «maître à penser».
A part Djouha, eux ne voyaient pas… Si cela devait nous consoler, les Français aussi se sont laissé gruger par deux putschistes appartenant à la même famille dans l’intervalle d’un demi-siècle : Napoléon le Grand qui a renversé la 1re République et instauré une dizaine d’années après la Révolution de 1789 le premier Empire, et Napoléon le Petit qui a renversé la IIe République, née de la Révolution de 1848, pour lui substituer le IIe Empire. Celui-là a trompé même Victor Hugo qui s’est vengé de lui en l’affublant de ce sobriquet qui lui est resté : Napoléon le Petit. Les deux coups d’Etat ont été suivis de grandes catastrophes pour les Français dont les répliques comptent parmi les causes des deux guerres mondiales (perte de l’Alsace-Lorraine). Ce n’est qu’après la défaite de Sedan (septembre 1870) et la chute de Louis Napoléon Bonaparte que la République (la IIIe) et la démocratie ont été définitivement instaurées en France.
Cette comparaison est cependant superficielle, de pure forme, car nous ne sommes pas la France. Nous n’avons ni son passé historique, ni ses traditions étatiques et sociales, ni ses penseurs et sa culture, ni ses universités et ses instituts de recherche, ni sa puissance économique et sa créativité technologique, ni son potentiel industriel et militaire, ni son environnement européen et son rayonnement mondial. Nous sommes orphelins de tout cela et devons tout reconstruire à partir de zéro pratiquement. Si l’occasion nous était donnée…
N. B.
Note : une erreur de manipulation lors de la mise en page a privé les lecteurs de la citation qui servait d’entrée en matière à la contribution «L’art de détruire» parue la semaine dernière. La voici : «A force de tout voir, on finit par tout supporter ; à force de tout supporter, on finit par tout tolérer ; à force de tout tolérer, on finit par tout accepter ; à force de tout accepter, on finit par tout approuver.» (Saint Augustin l’Algérien, cité par Olivier Clerc in Histoire de la grenouille qui ne savait pas qu’elle était cuite, reçue sur ma boîte email).