Si l’on est superstitieux à l’image de la majorité des Algériens il faut monter très haut dans les sphères célestes pour espérer trouver la réponse à une question qu’on se pose parfois, celle de savoir si notre destin a été déterminé avant notre apparition sur la terre, ou s’il n’est que le fruit de nos idées et de leur traduction en actes sociaux et faits historiques à travers les âges. C’est vers la première hypothèse que l’homo-religiosus en nous incline spontanément et la question devient : notre destin a-t-il été placé sous le signe d’une bénédiction ou d’une malédiction ?Car les Algériens, en bons « mselmin m’kettfin » qu’ils sont depuis qu’on leur a claqué au visage les portes de l’ijtihad et de la rationalité, aiment à penser que Dieu s’occupe d’eux un par un, voient Sa signature dans presque tous les actes et évènements de la vie quotidienne et, Le sachant Tout-puissant, n’imaginent pas qu’un bonheur ou un malheur collectif puisse les toucher sans qu’il en ait été décidé en haut lieu. Si ce n’est pas au sens propre, c’est-à-dire Dieu, c’est au sens figuré, c’est-à-dire le sommet de l’Etat.Il y a de quoi le supposer, en effet, quand on réalise que nous avons survécu à trois millénaires d’Histoire, réputée impitoyable envers les faibles, en vivotant au jour-le-jour, souvent de « garnina hafia », sans construire des villes, réaliser des inventions ou faire des choses dont la civilisation humaine et la science moderne auraient témoigné avec plaisir et enseignées.D’un autre côté, nous n’avons pas réglé le problème de notre développement ni avec le socialisme de Boumediene, ni avec le libéralisme de Chadli, ni avec la philosophie de « kach Bakhta » de Bouteflika malgré la pluie incessante de milliards de dollars qui s’est abattue sur nous et sous son règne pendant treize ans sans discontinuer et jusqu’à il y a quelques jours. On commence pourtant à trembler à la vue des premiers signes de sècheresse et à l’idée que le jour approche où…Apparemment, le Très-haut nous aurait successivement gratifiés de sa bénédiction durant trois millénaires et infligé une malédiction à l’indépendance sous forme d’importantes disponibilités d’or noir dont la vente en l’état a fait de nous des rentiers et des assistés ayant désappris à travailler et à se prendre en charge. Faut-il rappeler que le pétrole a été découvert par les Français entre la fin des années 1940 et le début de l’exploitation de Hassi Messaoud en 1956, ou cela n’est-il d’aucune utilité devant l’évidence de la suprématie divine en tout ?Etrangement, nous n’avons pas disparu à l’instar des peuples précolombiens ou amérindiens comme l’aurait voulu une logique de l’Histoire implacable, ni n’avons fait notre entrée parmi les pays développés comme le voudrait la logique économique au vu de nos incroyables atouts. Nous n’avons pas été immergés dans les flots de l’Histoire et délivrés une fois pour toutes de la mal-vie multiséculaire contre laquelle nous n’avons rien pu, ni n’avons émergé parmi les nations méritantes à la satisfaction de nos chouhada et pour la perpétuation de notre race.Nous sommes demeurés en suspens entre le « zalt » et le « tfar’îne », la pauvreté et la richesse, la réussite et l’échec, la démocratie et l’islamisme, exactement comme l’âne de Buridan qui, lui, en est mort en peu de temps conformément aux lois de la nature. Cette indéfinition, ce non-positionnement, ce flottement bizarres ne semblent pas avoir d’explication rationnelle ni de justification métaphysique mais en cherchant bien dans le grenier de notre sagesse populaire, je suis tombé sur une curiosité sous la forme de la pensée suivante : « Ma‘ândnach, wma ykhassnach ! » (Nous ne possédons rien et n’avons besoin de rien !) Se peut-il, messieurs-dames ?Au premier abord on pourrait estimer que cette sentence est une pieuse affirmation du sens de la frugalité et de la tempérance chez nos aïeux, dépourvus de tout mais plus fiers que Karûn, Crésus et Artaban réunis. Elle pourrait avoir été la réplique indignée d’un de nos ancêtres moustachu à une remarque blessante sur sa condition matérielle qui aurait frappé l’amour-propre national au point qu’il l’a gravée à jamais dans sa mémoire. En y regardant de près toutefois, on se demande si elle n’a pas un autre sens, si elle ne serait pas le pendant de la détestable et funeste formule de « Mendiants et orgueilleux », ce qui en ferait non pas une vertu à porter à notre actif, mais une tare de plus à inscrire à notre passif, un énième hymne à l’absurde dont on ne manquait pas dans notre capital d’idées fausses bien garni en la matière.Le peuple algérien charrie depuis plusieurs millénaires de fausses idées auxquelles il doit les vicissitudes de son histoire, sa non-constitution en société viable et fiable et explique l’extrême précarité de sa situation économique et institutionnelle présente. Il y a dans sa gibecière mentale beaucoup d’autres expressions populaires encore plus insensées mais auxquelles les gens croient dur comme fer et appliquent naturellement dans leurs comportements entre eux. Le langage courant est truffé de ces inepties héritées d’une vie primitive, tribale, rurale et anarchique. Le premier aventurier ou Djouha venu détecte facilement cette grande faille en nous et élève dessus rapidement son empire.Peut-on raisonnablement être dépourvu de tout et n’avoir besoin de rien ? Sensément non. Mais dans la mentalité algérienne, plus attachée à dissimuler la vérité quand elle est humiliante que de raisonnement logique, la forme compte plus que le fond et le subjectif plus que l’objectif. Cette sentence, les dirigeants actuels et responsables des conséquences de la crise qui est aux portes aimeraient bien la voir exhumée sous sa déclinaison fataliste en ces temps de péril mais ils ignorent, comme beaucoup d’autres choses, qu’elle est devenue une arme à double tranchant.Apparue aux époques de pauvreté généralisée et de frugalité forcée, cette sagesse de circonstance a perdu depuis belle lurette son cadre sociologique et avec lui ses motivations morales. Il n’y a aucune chance de voir les millions d’Algériens actuels, jeunes et moins jeunes, habitués à être pris en charge par leur famille ou l’Etat, la reprendre à leur compte pour imposer silence à leurs ventres criant famine. Pour eux, surtout depuis les grands scandales de corruption qui ont émaillé les quinze dernières années, c’est devenu «andna wi ykhassna ! », considérant en toute bonne foi que leur part de pétrole leur a été volée par des dirigeants indélicats et que leur avoir est de ce fait incomplet. Ceux-là ne se contenteront pas de patriotisme et d’eau fraiche le jour où la crise laminera le pouvoir d’achat des actifs et rendra la vie impossible aux inactifs et aux démunis. Ce jour approche et personne ne pourra l’arrêter.La deuxième question que de nombreuses gens n’éprouvent plus de pudeur, vraie ou fausse, à poser à la vue de la situation humiliante et ruineuse faite au pays, est si le peuple algérien existe, tant il est en apparence mort en de larges parties de son corps et de son âme. La dernière provocation en date faite à leur raison et à leur dignité est l’annonce de la transformation de l’ « armée islamique du salut » en parti politique légal promettant aux Algériens le « salut ».Pendant tout le temps où l’Algérie ployait sous l’humiliation du colonialisme français, il n’existait pas de chants patriotiques comme le célèbre et émouvant « min djibalina tala’â çaout-l-ahrar… » Les montagnes algériennes étaient là depuis des millions d’années et les Amazighs vivaient accrochés à leurs flancs depuis des millénaires mais ils n’étaient pas des « hommes libres » (sens du mot amazighs ; « ahrar » en arabe). Ils eurent souvent à vivre sous l’infamie et le moment n’était pas encore venu de les réveiller de leur résignation pour les précipiter dans les sacrifices du 8 mai 1945 et du 1er novembre 1954 afin qu’ils recouvrent liberté et dignité.Si ce peuple devait confirmer qu’il est encore vivant, il le prouvera en s’élevant contre la politique de faillite et d’avilissement qui lui est imposée avec de plus en plus d’impudence et de mépris. Il le prouvera en trouvant les formes d’expression pacifiques de ce refus et de ce rejet définitifs. Et s’il doit le faire, ce ne sera pas pour se venger d’un occupant étranger ou tout casser pour faire baisser les prix des produits de première nécessité mais pour mettre de l’ordre dans la maison, pour construire enfin la maison, l’ « Etat démocratique et social » pour lequel sont morts en vain des centaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes entre 1945 et 1962 et qu’il a été interdit à leurs enfants de construire, l’indépendance venue, par des aventuriers et des Djouhas infiltrés dans les bases-arrières de la Révolution.Le jour approche où… du sein de ce peuple leurré par les mythes et les mensonges dont on l’a abreuvé depuis le 5 juillet 1962 un nouveau 11 décembre 1961 surgira. On entendra ce jour-là un nouveau chant patriotique s’élever dans les airs, « min çoudourina tala’â çaout al-ahrar… » pour libérer l’Algérie du satanisme, de l’incompétence et de la mafia politico-financière qui l’ont prise dans leurs serres. Ce cri annoncera le début d’une nouvelle ère pour l’Algérie, pour les nouvelles générations, une ère telle qu’elle n’en a jamais connu au cours de son histoire tri-millénaire.Ce jour qui approche ne devra pas être un jour de catastrophe et d’anarchie suicidaire mais de renaissance de la nation algérienne à partir de la volonté générale et non de l’initiative d’une « avant-garde révolutionnaire » ou d’une « armée du salut » laïque ou islamique qui se muera fatalement en junte ou en nomenklatura religieuse.A la base de chaque évènement majeur de l’histoire des peuples du monde, à l’origine de chaque révolution politique, scientifique, économique ou technologique on trouve une idée nouvelle, une vision du monde nouvelle ou une ambition collective nouvelle. L’idée qu’on naît peuple et devient société au terme d’un processus d’éducation civique commence à être admise par les Algériens qui confondaient entre naissance démographique et naissance sociale. C’est après que cette prise de conscience se soit largement généralisée que nous nous mettrons à penser et à clamer ensemble : « ma ‘andnach wi ykhassna ! ».En le clamant, nous ne songerons pas à nos ventres, ni à notre « khchem », mais à l’indispensable accumulation de principes et de comportements civiques, de réalisations économiques, sociales et politiques qui nous faisaient défaut. Nous nous mettrons alors à réunir les matériaux, briques, sable, ciment, hommes et idées nécessaires à la nouvelle construction de notre nation et, ce faisant, de notre « Nous ».Il faut se préparer au jour du changement, du tournant historique, de la révolution morale, intellectuelle, politique et sociale menée par les nouvelles générations car il approche, l’œuvre de la biologie aidant. On ne sait pas avec certitude s’il sera un jour de malheur ou de bonheur, forcément suivi de décennies et de siècles du même cru. Tout dépendra des idées qui y présideront : si elles seront de nature régressive, nous irons rejoindre la Somalie, l’Afghanistan, le Yémen ou la Syrie ; si elles seront de nature réaliste, rationnelle et progressiste, nous ferons comme nos frères tunisiens. Dans ce dernier cas, nous écrirons une nouvelle constitution pour un nouvel avenir, un avenir en rupture définitive avec les siècles de « colonisabilité » qui ont rendu possible notre colonisation par divers occupants, et l’encanaillement qui a placé à notre tête des ignorants et des voleurs.Une constitution est pour un peuple ce que des statuts sont pour une entreprise. Entreprise économique et société humaine sont une seule et même chose de ce point de vue. Les deux résultent d’une initiative convenue, d’un travail collectif et de la convergence des efforts de chacun vers un objectif commun : bénéfices, réinvestissement, innovation, compétitivité, croissance… La constitution d’un pays et les statuts d’une entreprise définissent les droits et les devoirs des actionnaires (le peuple), désignent les organes de direction (présidence, gouvernement), précisent les attributions de chaque partie et prévoient des organes de contrôle (parlement, conseil constitutionnel, cour des comptes, cour d’Etat…).Le PDG d’une entreprise ou le président de la République, une fois désigné, ne doit pas pouvoir exciper de son mandat ou de ses attributions pour se substituer aux actionnaires, changer dans le sens de ses intérêts les attributions des autres organes de gestion et de contrôle afin de rester à son poste jusqu’à sa mort ou disposer des biens sociaux comme de sa fortune personnelle. Or c’est ce qui s’est passé avec nos gestionnaires politiques et économiques depuis le premier jour de l’indépendance, et continue de se passer dans le silence et la complicité de tous ou presque.Rien qu’en assimilant ces idées élémentaires et universelles, les Algériens enclencheront le processus de changement de leur situation psychologique, politique, sociale et historique. Or nous ne connaissons pas ces idées, nous n’en entendons parler que chez les autres, Américains ou Européens en particulier. Ce que nous savons de l’organisation politique d’une collectivité, c’est qu’elle doit être dirigée par 1 chef (« sinon le bateau coulera » comme dit l’adage) censé servir d’abord Dieu, puis les gens et le pays, s’il est « bon ». S’il est « mauvais », il ira en enfer où Dieu s’occupera de son cas.Telle est la philosophie politique sommaire, archaïque, anachronique, transmise par la tradition en pays arabo-amazigho-musulmans depuis avant l’apparition de l’islam. Elle repose sur des siècles de contes, légendes et prêches religieux au service des tenants du pouvoir: au ciel il y a un Dieu unique, et sur terre idem, qu’il s’appelle aguellid, calife, cheikh, roi, émir, zaïm, raïs ou… Djouha avec, à quelques prérogatives près, les mêmes attributions et les mêmes pouvoirs. Une fois la dévolution du pouvoir faite, c’est pour de bon, jusqu’à la mort du chef auquel sera due une obéissance inconditionnelle et qui sera supplanté soit par son héritier, soit par celui qui l’aura renversé ou assassiné. C’est sur ce canevas mental et culturel que s’est construit le despotisme dans les pays arabo-amazigho-musulmans et qu’il se maintient.Les idées de « contrat social », de « statuts sociaux», de « pacte d’actionnaires », de « souveraineté populaire », de « droit constituant du peuple », d’élections, de démocratie, de justice indépendante pour juger le cas échéant les actes des dirigeants, n’existent pas dans notre inconscient, dans notre culture, dans notre passé, dans notre histoire comme une nécessité vitale. S’approche-t-il le jour où cette idée figurera dans nos projets d’avenir comme une priorité ?Pour se libérer de cette conception d’essence théocratique il faut changer l’actuelle constitution, l’enseignement en vigueur, le discours politique, le mode de pensée populaire, le « ilm », la vision du monde de l’islam car dans ce domaine, plus que dans tout autre, religion et politique sont étroitement imbriquées, inextricablement associées. C’est pourquoi il faut s’atteler aux deux : réformer la pensée islamique et impulser une pensée algérienne moderne convergeant avec le sens du monde, ce que j’essaie de faire depuis plusieurs années.L’Algérie a disposé de quatre constitutions depuis la reconquête de sa souveraineté (1963, 1976, 1989 et 1996) mais aucune n’a émané de la volonté du peuple, de sa consultation sincère ou d’une assemblée le représentant. Toutes ont été conçues dans le secret, et les passages de l’une à l’autre ainsi que les amendements auxquels elles ont été soumises étaient motivés par des luttes occultes pour le pouvoir et non pour instaurer la souveraineté populaire, les libertés fondamentales, le fonctionnement démocratique et transparent des institutions ou le contrôle de l’utilisation des ressources publiques.La confusion volontaire et vicieuse entre deux notions capitales, le « pouvoir constituant » appartenant au peuple et l’ « initiative de la révision de la constitution » dévolue au président de la République, a rendu possible et facile ce détournement, cette confiscation du droit souverain du peuple qu’il n’a pas exercé une seule minute depuis la proclamation de l’indépendance. Le jour approche où il devra le recouvrer…
NB
Le Soir d'Algérie du jeudi 03/09/2015