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Discussion: Noureddine Boukrouh

Vue hybride

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    Par Nour-Eddine Boukrouh
    LE JOUR APPROCHE OU…

    Si l’on est superstitieux à l’image de la majorité des Algériens il faut monter très haut dans les sphères célestes pour espérer trouver la réponse à une question qu’on se pose parfois, celle de savoir si notre destin a été déterminé avant notre apparition sur la terre, ou s’il n’est que le fruit de nos idées et de leur traduction en actes sociaux et faits historiques à travers les âges. C’est vers la première hypothèse que l’homo-religiosus en nous incline spontanément et la question devient : notre destin a-t-il été placé sous le signe d’une bénédiction ou d’une malédiction ?Car les Algériens, en bons « mselmin m’kettfin » qu’ils sont depuis qu’on leur a claqué au visage les portes de l’ijtihad et de la rationalité, aiment à penser que Dieu s’occupe d’eux un par un, voient Sa signature dans presque tous les actes et évènements de la vie quotidienne et, Le sachant Tout-puissant, n’imaginent pas qu’un bonheur ou un malheur collectif puisse les toucher sans qu’il en ait été décidé en haut lieu. Si ce n’est pas au sens propre, c’est-à-dire Dieu, c’est au sens figuré, c’est-à-dire le sommet de l’Etat.Il y a de quoi le supposer, en effet, quand on réalise que nous avons survécu à trois millénaires d’Histoire, réputée impitoyable envers les faibles, en vivotant au jour-le-jour, souvent de « garnina hafia », sans construire des villes, réaliser des inventions ou faire des choses dont la civilisation humaine et la science moderne auraient témoigné avec plaisir et enseignées.D’un autre côté, nous n’avons pas réglé le problème de notre développement ni avec le socialisme de Boumediene, ni avec le libéralisme de Chadli, ni avec la philosophie de « kach Bakhta » de Bouteflika malgré la pluie incessante de milliards de dollars qui s’est abattue sur nous et sous son règne pendant treize ans sans discontinuer et jusqu’à il y a quelques jours. On commence pourtant à trembler à la vue des premiers signes de sècheresse et à l’idée que le jour approche où…Apparemment, le Très-haut nous aurait successivement gratifiés de sa bénédiction durant trois millénaires et infligé une malédiction à l’indépendance sous forme d’importantes disponibilités d’or noir dont la vente en l’état a fait de nous des rentiers et des assistés ayant désappris à travailler et à se prendre en charge. Faut-il rappeler que le pétrole a été découvert par les Français entre la fin des années 1940 et le début de l’exploitation de Hassi Messaoud en 1956, ou cela n’est-il d’aucune utilité devant l’évidence de la suprématie divine en tout ?Etrangement, nous n’avons pas disparu à l’instar des peuples précolombiens ou amérindiens comme l’aurait voulu une logique de l’Histoire implacable, ni n’avons fait notre entrée parmi les pays développés comme le voudrait la logique économique au vu de nos incroyables atouts. Nous n’avons pas été immergés dans les flots de l’Histoire et délivrés une fois pour toutes de la mal-vie multiséculaire contre laquelle nous n’avons rien pu, ni n’avons émergé parmi les nations méritantes à la satisfaction de nos chouhada et pour la perpétuation de notre race.Nous sommes demeurés en suspens entre le « zalt » et le « tfar’îne », la pauvreté et la richesse, la réussite et l’échec, la démocratie et l’islamisme, exactement comme l’âne de Buridan qui, lui, en est mort en peu de temps conformément aux lois de la nature. Cette indéfinition, ce non-positionnement, ce flottement bizarres ne semblent pas avoir d’explication rationnelle ni de justification métaphysique mais en cherchant bien dans le grenier de notre sagesse populaire, je suis tombé sur une curiosité sous la forme de la pensée suivante : « Ma‘ândnach, wma ykhassnach ! » (Nous ne possédons rien et n’avons besoin de rien !) Se peut-il, messieurs-dames ?Au premier abord on pourrait estimer que cette sentence est une pieuse affirmation du sens de la frugalité et de la tempérance chez nos aïeux, dépourvus de tout mais plus fiers que Karûn, Crésus et Artaban réunis. Elle pourrait avoir été la réplique indignée d’un de nos ancêtres moustachu à une remarque blessante sur sa condition matérielle qui aurait frappé l’amour-propre national au point qu’il l’a gravée à jamais dans sa mémoire. En y regardant de près toutefois, on se demande si elle n’a pas un autre sens, si elle ne serait pas le pendant de la détestable et funeste formule de « Mendiants et orgueilleux », ce qui en ferait non pas une vertu à porter à notre actif, mais une tare de plus à inscrire à notre passif, un énième hymne à l’absurde dont on ne manquait pas dans notre capital d’idées fausses bien garni en la matière.Le peuple algérien charrie depuis plusieurs millénaires de fausses idées auxquelles il doit les vicissitudes de son histoire, sa non-constitution en société viable et fiable et explique l’extrême précarité de sa situation économique et institutionnelle présente. Il y a dans sa gibecière mentale beaucoup d’autres expressions populaires encore plus insensées mais auxquelles les gens croient dur comme fer et appliquent naturellement dans leurs comportements entre eux. Le langage courant est truffé de ces inepties héritées d’une vie primitive, tribale, rurale et anarchique. Le premier aventurier ou Djouha venu détecte facilement cette grande faille en nous et élève dessus rapidement son empire.Peut-on raisonnablement être dépourvu de tout et n’avoir besoin de rien ? Sensément non. Mais dans la mentalité algérienne, plus attachée à dissimuler la vérité quand elle est humiliante que de raisonnement logique, la forme compte plus que le fond et le subjectif plus que l’objectif. Cette sentence, les dirigeants actuels et responsables des conséquences de la crise qui est aux portes aimeraient bien la voir exhumée sous sa déclinaison fataliste en ces temps de péril mais ils ignorent, comme beaucoup d’autres choses, qu’elle est devenue une arme à double tranchant.Apparue aux époques de pauvreté généralisée et de frugalité forcée, cette sagesse de circonstance a perdu depuis belle lurette son cadre sociologique et avec lui ses motivations morales. Il n’y a aucune chance de voir les millions d’Algériens actuels, jeunes et moins jeunes, habitués à être pris en charge par leur famille ou l’Etat, la reprendre à leur compte pour imposer silence à leurs ventres criant famine. Pour eux, surtout depuis les grands scandales de corruption qui ont émaillé les quinze dernières années, c’est devenu «andna wi ykhassna ! », considérant en toute bonne foi que leur part de pétrole leur a été volée par des dirigeants indélicats et que leur avoir est de ce fait incomplet. Ceux-là ne se contenteront pas de patriotisme et d’eau fraiche le jour où la crise laminera le pouvoir d’achat des actifs et rendra la vie impossible aux inactifs et aux démunis. Ce jour approche et personne ne pourra l’arrêter.La deuxième question que de nombreuses gens n’éprouvent plus de pudeur, vraie ou fausse, à poser à la vue de la situation humiliante et ruineuse faite au pays, est si le peuple algérien existe, tant il est en apparence mort en de larges parties de son corps et de son âme. La dernière provocation en date faite à leur raison et à leur dignité est l’annonce de la transformation de l’ « armée islamique du salut » en parti politique légal promettant aux Algériens le « salut ».Pendant tout le temps où l’Algérie ployait sous l’humiliation du colonialisme français, il n’existait pas de chants patriotiques comme le célèbre et émouvant « min djibalina tala’â çaout-l-ahrar… » Les montagnes algériennes étaient là depuis des millions d’années et les Amazighs vivaient accrochés à leurs flancs depuis des millénaires mais ils n’étaient pas des « hommes libres » (sens du mot amazighs ; « ahrar » en arabe). Ils eurent souvent à vivre sous l’infamie et le moment n’était pas encore venu de les réveiller de leur résignation pour les précipiter dans les sacrifices du 8 mai 1945 et du 1er novembre 1954 afin qu’ils recouvrent liberté et dignité.Si ce peuple devait confirmer qu’il est encore vivant, il le prouvera en s’élevant contre la politique de faillite et d’avilissement qui lui est imposée avec de plus en plus d’impudence et de mépris. Il le prouvera en trouvant les formes d’expression pacifiques de ce refus et de ce rejet définitifs. Et s’il doit le faire, ce ne sera pas pour se venger d’un occupant étranger ou tout casser pour faire baisser les prix des produits de première nécessité mais pour mettre de l’ordre dans la maison, pour construire enfin la maison, l’ « Etat démocratique et social » pour lequel sont morts en vain des centaines de milliers d’Algériens et d’Algériennes entre 1945 et 1962 et qu’il a été interdit à leurs enfants de construire, l’indépendance venue, par des aventuriers et des Djouhas infiltrés dans les bases-arrières de la Révolution.Le jour approche où… du sein de ce peuple leurré par les mythes et les mensonges dont on l’a abreuvé depuis le 5 juillet 1962 un nouveau 11 décembre 1961 surgira. On entendra ce jour-là un nouveau chant patriotique s’élever dans les airs, « min çoudourina tala’â çaout al-ahrar… » pour libérer l’Algérie du satanisme, de l’incompétence et de la mafia politico-financière qui l’ont prise dans leurs serres. Ce cri annoncera le début d’une nouvelle ère pour l’Algérie, pour les nouvelles générations, une ère telle qu’elle n’en a jamais connu au cours de son histoire tri-millénaire.Ce jour qui approche ne devra pas être un jour de catastrophe et d’anarchie suicidaire mais de renaissance de la nation algérienne à partir de la volonté générale et non de l’initiative d’une « avant-garde révolutionnaire » ou d’une « armée du salut » laïque ou islamique qui se muera fatalement en junte ou en nomenklatura religieuse.A la base de chaque évènement majeur de l’histoire des peuples du monde, à l’origine de chaque révolution politique, scientifique, économique ou technologique on trouve une idée nouvelle, une vision du monde nouvelle ou une ambition collective nouvelle. L’idée qu’on naît peuple et devient société au terme d’un processus d’éducation civique commence à être admise par les Algériens qui confondaient entre naissance démographique et naissance sociale. C’est après que cette prise de conscience se soit largement généralisée que nous nous mettrons à penser et à clamer ensemble : « ma ‘andnach wi ykhassna ! ».En le clamant, nous ne songerons pas à nos ventres, ni à notre « khchem », mais à l’indispensable accumulation de principes et de comportements civiques, de réalisations économiques, sociales et politiques qui nous faisaient défaut. Nous nous mettrons alors à réunir les matériaux, briques, sable, ciment, hommes et idées nécessaires à la nouvelle construction de notre nation et, ce faisant, de notre « Nous ».Il faut se préparer au jour du changement, du tournant historique, de la révolution morale, intellectuelle, politique et sociale menée par les nouvelles générations car il approche, l’œuvre de la biologie aidant. On ne sait pas avec certitude s’il sera un jour de malheur ou de bonheur, forcément suivi de décennies et de siècles du même cru. Tout dépendra des idées qui y présideront : si elles seront de nature régressive, nous irons rejoindre la Somalie, l’Afghanistan, le Yémen ou la Syrie ; si elles seront de nature réaliste, rationnelle et progressiste, nous ferons comme nos frères tunisiens. Dans ce dernier cas, nous écrirons une nouvelle constitution pour un nouvel avenir, un avenir en rupture définitive avec les siècles de « colonisabilité » qui ont rendu possible notre colonisation par divers occupants, et l’encanaillement qui a placé à notre tête des ignorants et des voleurs.Une constitution est pour un peuple ce que des statuts sont pour une entreprise. Entreprise économique et société humaine sont une seule et même chose de ce point de vue. Les deux résultent d’une initiative convenue, d’un travail collectif et de la convergence des efforts de chacun vers un objectif commun : bénéfices, réinvestissement, innovation, compétitivité, croissance… La constitution d’un pays et les statuts d’une entreprise définissent les droits et les devoirs des actionnaires (le peuple), désignent les organes de direction (présidence, gouvernement), précisent les attributions de chaque partie et prévoient des organes de contrôle (parlement, conseil constitutionnel, cour des comptes, cour d’Etat…).Le PDG d’une entreprise ou le président de la République, une fois désigné, ne doit pas pouvoir exciper de son mandat ou de ses attributions pour se substituer aux actionnaires, changer dans le sens de ses intérêts les attributions des autres organes de gestion et de contrôle afin de rester à son poste jusqu’à sa mort ou disposer des biens sociaux comme de sa fortune personnelle. Or c’est ce qui s’est passé avec nos gestionnaires politiques et économiques depuis le premier jour de l’indépendance, et continue de se passer dans le silence et la complicité de tous ou presque.Rien qu’en assimilant ces idées élémentaires et universelles, les Algériens enclencheront le processus de changement de leur situation psychologique, politique, sociale et historique. Or nous ne connaissons pas ces idées, nous n’en entendons parler que chez les autres, Américains ou Européens en particulier. Ce que nous savons de l’organisation politique d’une collectivité, c’est qu’elle doit être dirigée par 1 chef (« sinon le bateau coulera » comme dit l’adage) censé servir d’abord Dieu, puis les gens et le pays, s’il est « bon ». S’il est « mauvais », il ira en enfer où Dieu s’occupera de son cas.Telle est la philosophie politique sommaire, archaïque, anachronique, transmise par la tradition en pays arabo-amazigho-musulmans depuis avant l’apparition de l’islam. Elle repose sur des siècles de contes, légendes et prêches religieux au service des tenants du pouvoir: au ciel il y a un Dieu unique, et sur terre idem, qu’il s’appelle aguellid, calife, cheikh, roi, émir, zaïm, raïs ou… Djouha avec, à quelques prérogatives près, les mêmes attributions et les mêmes pouvoirs. Une fois la dévolution du pouvoir faite, c’est pour de bon, jusqu’à la mort du chef auquel sera due une obéissance inconditionnelle et qui sera supplanté soit par son héritier, soit par celui qui l’aura renversé ou assassiné. C’est sur ce canevas mental et culturel que s’est construit le despotisme dans les pays arabo-amazigho-musulmans et qu’il se maintient.Les idées de « contrat social », de « statuts sociaux», de « pacte d’actionnaires », de « souveraineté populaire », de « droit constituant du peuple », d’élections, de démocratie, de justice indépendante pour juger le cas échéant les actes des dirigeants, n’existent pas dans notre inconscient, dans notre culture, dans notre passé, dans notre histoire comme une nécessité vitale. S’approche-t-il le jour où cette idée figurera dans nos projets d’avenir comme une priorité ?Pour se libérer de cette conception d’essence théocratique il faut changer l’actuelle constitution, l’enseignement en vigueur, le discours politique, le mode de pensée populaire, le « ilm », la vision du monde de l’islam car dans ce domaine, plus que dans tout autre, religion et politique sont étroitement imbriquées, inextricablement associées. C’est pourquoi il faut s’atteler aux deux : réformer la pensée islamique et impulser une pensée algérienne moderne convergeant avec le sens du monde, ce que j’essaie de faire depuis plusieurs années.L’Algérie a disposé de quatre constitutions depuis la reconquête de sa souveraineté (1963, 1976, 1989 et 1996) mais aucune n’a émané de la volonté du peuple, de sa consultation sincère ou d’une assemblée le représentant. Toutes ont été conçues dans le secret, et les passages de l’une à l’autre ainsi que les amendements auxquels elles ont été soumises étaient motivés par des luttes occultes pour le pouvoir et non pour instaurer la souveraineté populaire, les libertés fondamentales, le fonctionnement démocratique et transparent des institutions ou le contrôle de l’utilisation des ressources publiques.La confusion volontaire et vicieuse entre deux notions capitales, le « pouvoir constituant » appartenant au peuple et l’ « initiative de la révision de la constitution » dévolue au président de la République, a rendu possible et facile ce détournement, cette confiscation du droit souverain du peuple qu’il n’a pas exercé une seule minute depuis la proclamation de l’indépendance. Le jour approche où il devra le recouvrer…

    NB
    Le Soir d'Algérie du jeudi 03/09/2015
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    ZsFa

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    Par Nour-Eddine Boukrouh

    PAYS, PEUPLES ET PROBLEMES DE DEMAIN

    Quelqu’un au monde sait-il où va le monde ? Quand on entendait dire autrefois que le monde changeait, ça ne se voyait pas de tous car le changement commence toujours petit, imperceptiblement. Les sceptiques concédaient que le changement est dans l’ordre des choses, les instruits le déduisaient des mesures des scientifiques et des courbes des prospectivistes, mais le commun des gens ne s’en rendait compte qu’une fois devenu une réalité qui, à peine formée, s’exposait à son tour à subir la loi du changement qui commence petit et finit gros.

    A l’ère des satellites, de la fibre optique, du numérique et du nanomètre, on peut déceler le changement dans les limbes avant d’être entériné par les transformations constatées dans le mode de vie, les idées ou les technologies. On peut le voir comme si on était équipé de lunettes grossissantes, télescopes ou microscopes, découvrant du même coup à quel point notre imagination peut être prise en défaut par une réalité improbable. On est alors doublement convaincu que le monde peut changer très vite : par ce qu’on a vu et par les moyens dont on l’a vu.

    Le tout n’est pas de voir le changement mais de se déterminer par rapport à lui. De grandes menaces planent sur le sort de l’espèce humaine venant du changement climatique, de la surpopulation, de la raréfaction des ressources, de la fragilité de l’économie mondiale, de la résurgence du fanatisme religieux et de la survivance de régimes politiques autocratiques, sans pour autant inciter les gouvernements du monde à des ripostes concertées.

    Qui fait l’Histoire : le monde ou les hommes ? Jusqu’à une certaine étape, c’était la planète, le monde, la nature qui dictait ses lois à l’Homme. Puis ce dernier est parvenu à renverser les rôles, s’affranchissant de cette dépendance et se rendant progressivement « maître et possesseur de la nature » selon les mots de Descartes. Depuis, il n’a plus lâché le gouvernail du changement et de l’Histoire grâce aux moyens dont l’ont progressivement doté son intelligence et son labeur. On considère que c’est vers la moitié du XXe siècle que la planète est entrée dans « l’anthropocène » (l’ère des humains) où « pour la première fois dans l’histoire, les activités humaines modifient profondément l’ensemble du système qui maintient la vie sur Terre » (Matthieu Ricard, généticien et moine tibétain).

    Or, ce qu’on constate dans les temps présents c’est que les affaires humaines semblent échapper à tout contrôle, soulevant de grandes inquiétudes qui peuvent devenir la source de nouveaux ennuis pour l’humanité. Les images qui nous arrivent d’Europe depuis quelques semaines, nous montrant ses pays, ses frontières, ses parcs, ses autoroutes et ses gares pris d’assaut par des vagues de migrants, est un signe que des choses déterminantes sont en train de se produire dont on ne connaîtra les conséquences que dans une ou plusieurs générations.

    Ces flots humains résolus à prendre pied en Europe ou à mourir en mer ou en route évoquent un tsunami balayant frontières, barrages, forces de l’ordre, lois nationales, procédures communautaires et usages, rappelant des prédictions lues jadis dans des livres signés de noms prestigieux comme Hegel, Nietzsche, Henri Massis ou José Ortéga Y Gasset sur l’ « ère des foules », la « révolte des masses », la « vengeance des damnés de la terre », l’ « invasion des barbares », la « peur des possédants »… C’est de la chancelière allemande que sont ces mots, « l’afflux de migrants va changer l’Allemagne ». Une fois encore ce pays a étonné le monde : les 4/5 de la population ont approuvé la décision de leur chancelière d’accueillir 800.000 réfugiés durant l’année en cours quand la France en accueillera 24.000 sur deux ans et la Grande-Bretagne 20.000 sur cinq ans.

    En suivant les reportages diffusés par les chaînes de télévision arabes et occidentales, il était difficile de ne pas établir un parallèle avec d’autres images diffusées par les deux networks, peut-être même dans la même journée : celles montrant « Daesh », la plus grande usine de production de migrants depuis la seconde guerre mondiale, en action dans plusieurs pays arabes. Avec la différence que les premiers sont armés de leur détermination à s’installer en Europe et que les seconds détruisent indistinctement vies humaines et vestiges historiques rencontrés sur leur chemin.

    Tout le monde a été un jour ou l’autre soit conquérant, spoliateur ou colonisateur, soit barbare, étranger, colonisé, « dhimmi », déporté, apatride, immigré, réfugié, exilé, « harraga », etc, et beaucoup d’hommes en vie ne savent pas sous quelle terre ou dans quelle mer ils finiront leurs jours. On émigre pour fuir la misère, la dictature, le fanatisme religieux, la guerre, la mort, et pourtant c’est à la mort presque certaine que l’on s’achemine quand on emprunte des embarcations de fortune pour parcourir des centaines de lieues en vue de rallier des destinations incertaines.

    Tous les pays sont nés un jour, aucun n’était là à l’apparition de l’Homme ; à la faveur des mutations géologiques, climatiques, biologiques, culturelles et historiques, l’espèce humaine s’est progressivement organisée pour sa survie en familles, hordes, tribus, cités, empires, civilisations puis, à l’ère moderne, en Etats nationaux. On délimitait les territoires et les idéologies comme font les animaux pour s’assurer d’un espace vital, et les guerres ont longtemps eu pour cause principale la possession de quelques kilomètres carrés ou le prosélytisme religieux ou idéologique.

    Les pays sont nés de la recherche des hommes d’un abri contre les intempéries, d’un refuge contre les bêtes féroces ou, au gré des vicissitudes de l’Histoire, de la conquête de terres fertiles, de la volonté de puissance ou d’une délibération internationale dont l’exemple le plus fameux est la Résolution No 181 de l’ONU partageant la Palestine en deux Etats. Les Israéliens ne veulent pas rendre aux Palestiniens la part qui leur a échu en 1948, estimant qu’elle fait partie de la terre « promise par l’Eternel », oubliant du coup la résolution onusienne, et Hamas ne rendra pas Gaza à l’Autorité palestinienne pour cause d’islamisme.

    Peu de peuples savent où ils étaient il y a quelques millénaires, d’où ils viennent avec certitude ni pourquoi ils sont là plutôt qu’ailleurs. N’ayant pas la prétention de le savoir, les pères-fondateurs de l’Union africaine ont posé avec la vague des indépendances de la fin des années 1950 un principe sage : l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. Des pays sont nés de l’émigration, comme les Etats-Unis d’Amérique, de guerres de libération ou d’accords entre les grandes puissances, comme beaucoup d’anciennes colonies africaines, de la scission de grands ensembles par suite de mésentente religieuse (Inde-Pakistan, Soudan-Sud-Soudan) ou idéologique (les deux Chine, les deux Allemagnes, les deux Corée, les deux Vietnam, les deux sous-territoires palestiniens…)

    Des regroupements créés sur des bases idéologiques, politiques ou linguistiques (URSS, Yougoslavie, Royaume-Uni quitté par l’Irlande et qu’a failli suivre l’Ecosse il y a peu) se sont défaits, et des Etats issus du démembrement de l’Empire ottoman sont en train d’être démantelés à leur tour à l’instar de l’Irak et de la Syrie. Parmi les frères séparés, il en est qui se sont réconciliés à l’image des deux Allemagne et des deux Vietnam, alors que les « frères » musulmans, eux, aspirent et travaillent à plus de divisions et de scissions à l’avenir (chiites-sunnites, wahhabites-non wahhabites, soudanais, palestiniens, libyens, syriens, irakiens, yéménites…)

    Les mutations géologiques, climatiques, culturelles et historiques qui ont façonné la planète sont toujours à l’œuvre et nous assistons de nos jours à la formation d’une nouvelle carte de l’occupation des terres émergées. Des territoires sont menacés de disparition sous l’effet de la montée du niveau des mers et des océans, condamnant leurs peuples à se retrouver sans pays, et des pays fertiles se vident de leur population pour des causes politiques ou religieuses.

    Que deviendront ces peuples sans terre et ces terres abandonnées par peur de dirigeants tyranniques ou de hordes fanatiques ? Qui accueillera les premiers ? Qui héritera des secondes ? Que deviendront les idéaux de patriotisme, de nationalisme, de civilisation, de tolérance et d’humanisme qui ont bercé la longue marche d’Homo erectus?

    Des pays louent leur pavillon maritime à des armateurs pour accroître leurs rentrées en devises et d’autres leurs terres agricoles à des multinationales; les deux-tiers de la population du Liban vivent hors des frontières de leur minuscule Etat dont presque la moitié de la population résidente est constituée de Palestiniens et de Syriens chassés de chez eux depuis 1948 pour les premiers et 2012 pour les seconds; de riches Etats du Golfe comptent plusieurs fois plus d’étrangers que leur population d’origine, et il y a aujourd’hui plus de raisons ou de prétextes à se séparer dans le monde arabo-musulman que de s’agglomérer.

    Y a-t-il une solution au phénomène de migration sauvage qui bouleverse le monde et le transfigurera culturellement à long terme ? Si la communauté internationale ne peut plus stopper le réchauffement climatique, s’y étant prise trop tard, elle peut agir sur les causes à l’origine des flux migratoires arabes dus aux despotismes locaux et à la stratégie de grandes puissances consistant à les livrer à l’islamisme pour mieux démanteler leurs pays. Tout le monde focalise sur la gestion des effets immédiats de la crise, personne sur ses causes. Pourquoi ?

    L’intrusion de l’Occident dans l’Asie confucéenne (Japon, Chine, Corée) a réveillé ces peuples qui sont aujourd’hui dans le peloton de tête de la croissance mondiale. La même intrusion dans les pays de l’Asie islamique non-arabe (Indonésie, Malaisie, Turquie) a eu des conséquences presque similaires. Mais, en Afghanistan et dans les pays arabes, elle s’est soldée par un chaos durable et fatal (Pakistan, Irak, Libye, Syrie, Yémen…). C’est à ce propos que le Dr Gustave Le Bon a écrit dans son livre « L’homme et les sociétés », paru en 1895, ces lignes prémonitoires : « Nous avons été semer la guerre et la discorde chez ces nations lointaines et troubler leur repos séculaire. C’est à leur tour maintenant de troubler le nôtre ».

    L’Europe cachait-elle des marges d’absorption d’une demande subite et pressante en postes de travail, logements et places pédagogiques ? Certainement non, elle qui cherche à répartir le fardeau entre ses 28 Etats-membres alors que les réfugiés ne l’entendent pas de cette oreille : ils sont intéressés par une poignée de pays seulement.

    Les opinions publiques des pays-membres (plus de 500 millions d’habitants) sont déchirées entre leurs sentiments et leur conscience quant à la fragilité de leur propre situation socio-économique : les uns, majoritaires pour l’instant, manifestent en faveur de l’accueil des migrants, les autres, skinheads et militants d’extrême droite, minoritaires pour l’instant, n’hésitent pas à les agresser. Qu’en sera-t-il dans quelques années ? C’est que l’émigration forcée peut être vécue par les pays qui la subissent comme une occupation par la contrainte de leur territoire et certains dirigeants, comme le Premier ministre hongrois, ne se sont pas privés de s’y opposer avec véhémence. Des murs en béton et des grillages électrifiés ont été construits, des blindés ont été déployés à certaines frontières, des flottes militaires surveillent les côtes, l’état d’urgence a été proclamé comme en Macédoine, et chaque pays s’évertue à passer la « patate chaude » au voisin…

    Il faut de nouveaux paradigmes pour gérer la donne issue d’une vie internationale non régulée par un droit universel de plus en plus indispensable, mais ces paradigmes n’existent pas encore alors que le phénomène migratoire lorgnant l’Europe n’ira pas en s’estompant mais en s’intensifiant. L’émigration sauvage se présente en effet comme une tendance lourde des prochaines années et décennies avec l’appauvrissement des peuples qui n’ont pas réussi à s’en sortir économiquement au cours du siècle dernier, le maintien de régimes despotiques, le terrorisme exercé par les groupes islamistes et les populations insulaires dont les terres seront englouties par les eaux comme dans le récit de Noé.

    Un entrepreneur israélien installé à San Francisco, Jason Buzi, a lancé en juillet dernier dans le « Washington post » une idée qu’il a présentée comme une solution à la crise mondiale des migrants : créer un nouveau pays où les populations fuyant leurs territoires pour un motif ou un autre fonderaient une « nation de réfugiés » où ils vivraient en sécurité et travailleraient comme « tout le monde » selon ses termes. La population de cet Etat pourrait s’élever à soixante millions de personnes, soit le nombre de personnes « déplacées » en 2014 selon les chiffres du HCR (Haut commissariat aux réfugiés, ONU).

    Probablement inspiré par la saga de son pays d’origine mais excluant une occupation par la force comme l’a fait Israël au détriment des Palestiniens, l’homme d’affaires a ouvert un site internet où il expose quatre options : demander à des Etats développés de léguer des parties de leurs terres non utilisées pour y installer les populations déplacées, acheter une île inhabitée, prendre en charge un pays existant mais peu peuplé, ou construire une île au milieu de quelque Océan. Il donne l’exemple de la Californie où 90% des quarante millions d’habitants vivent sur moins de 10% des terres de l’Etat, exactement les mêmes proportions que pour Algérie. Pour le financement du projet, il en appelle à la participation de gouvernements et d’investisseurs privés.

    Qu’en penser ? Il faut le demander d’abord aux migrants. Eux sont intéressés par des pays déjà faits, construits, civilisés, riches, charitables, aimant les droits de l’homme et les appliquant à tout être humain sans discrimination, et non par une terre vierge, un pays à construire de rien, un territoire sans peuple ou un Etat problématique. Sur quelles idées, quel modèle, serait fondée cette « nation de réfugiés », sachant qu’un grand nombre de migrants sont des musulmans ? Il faut aussi poser la question aux migrants non musulmans pour savoir sur quel « désir de vivre ensemble » ils aimeraient voir s’ériger cet Etat idyllique et quelles valeurs morales et institutions politiques il inscrirait dans sa constitution? N’est-ce pas pour des raisons d’ « incommodo » d’ordre religieux et politique que ces réfugiés ont quitté leurs terres ? Leur dénominateur commun - la migration – suffira-t-il pour les faire cohabiter jusqu’à devenir des compatriotes ? Le projet de Jason Buzi est irréaliste et irréalisable. Ce serait au mieux un laboratoire grandeur nature où serait testée la faisabilité du seul idéal qui n’est pas encore à la portée des hommes, mais seulement des automates et des robots qu’ils apprennent à construire.

    Sommes-nous, en tant qu’Algériens, concernés par le phénomène de la migration sauvage ? Oui, sous toutes ses facettes. Nous sommes un pays de transit pour les Africains voulant se rendre en Europe ; nous sommes une destination pour nos voisins africains et nos frères Syriens à qui nous ne saurions fermer la porte au nez ; nous sommes depuis longtemps un pays émetteur de « harragas » ; nous sommes depuis le début du siècle dernier un pays fournisseurs d’émigrés, surtout vers la France, tendance qui a connu un rebond durant la décennie de terrorisme, et notre diaspora compterait entre cinq et sept millions de personnes disséminées à travers le monde, sans préjudice de ce qui pourrait nous arriver à l’avenir compte tenu de notre précarité économique et politique. Les Algériens regardent, notent et n’exigeront pas moins de l’Union européenne, le jour venu, que ce qu’elle aura accordé aux Syriens.

    Serons-nous là demain, nous qui étions absents hier, qui sommes si souvent familiers de l’éclipse historique, du rôle de victime expiatoire, de chair à canon pour les guerres de l’occupant et d’auxiliaires de notre propre destruction (harkis pendant la Révolution, terroristes pendant les années 1990) ? Nous aussi nous pourrions être déstabilisés un jour : nous sommes encerclés de toute part, nous avons un « gouvernement kabyle » en exil, nos frères Touaregs sont à cheval entre plusieurs pays du Sahel, Ghardaïa était jusqu’à il y a quelques semaines un champ d’expérimentation, nous nous préparons à recourir de nouveau à l’endettement extérieur et l’islamisme fait des ravages dans la société… Les problèmes de demain sont ceux que poseront les pays et les peuples de demain dont nous, en premier lieu, si nous persistons dans l’aveuglement actuel.
    NB

    Le Soir d'Algérie du jeudi 10/09/2015









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    Post Peur sur le pays

    Par Nour-Eddine Boukrouh

    PEUR SUR LE PAYS

    Le Soir d'Algérie du jeudi 17/09/2015

    J’aimerais donner à lire ces lignes avant d’aller plus loin

    « Il n’y a pas qu’en Algérie que le pouvoir est la réalité et l’Etat la fiction. Un livre récent d’Anthony Summers (« Official and confidential : the secret life of John Edgar Hoover », traduit en français sous le titre de « Le plus grand salaud d’Amérique ») décrit l’incroyable pouvoir dont a disposé le patron du FBI durant quarante-huit ans (de 1924 à sa mort en 1972) dans la plus grande et la plus transparente démocratie du monde. Ayant survécu à huit présidents des Etats-Unis dont le premier souci en arrivant était de le limoger, il était plus puissant qu’eux, contrôlant les membres du Congress, les ministres, les élus, les universités, les juges, les journaux, les commissions d’enquêtes, les foules, la mafia… Ce que relate le livre défie l’imagination et bouleverse l’entendement, tant l’image donnée d’eux par les Etats-Unis d’Amérique contraste avec la série de faits crapuleux et de preuves accablantes exposés par l’auteur… » (Cf. N. Boukrouh, « L’Algérie entre le meilleur et le pire », Ed. Casbah, 1997).
    Les sentiments sont partagés au sein de la population algérienne après la décision prise par le président Bouteflika de mettre fin aux fonctions du général de corps d’armée Toufik à la tête du DRS et de le mettre à la retraite. Grosso mode, deux courants se dégagent : ceux qui y voient un « bien » et ceux qui y voient un « mal ».Les premiers trouvent naturel qu’un responsable, quel qu’il soit, doive quitter un jour ou l’autre son poste et que le Président exerce l’intégralité et la plénitude des pouvoirs que la constitution lui confère, considérant que le « bicéphalisme » a empêché le développement et la modernisation politique de l’Algérie et qu’il est temps que le pouvoir devienne réellement et entièrement civil. Ceux-là n’ont pas vu dans les mesures qui ont affecté le DRS depuis deux ans un démantèlement mais une restructuration ayant pour finalité sa sortie du jeu politique et son investissement à l’avenir dans les missions de sécurité intérieure et extérieure qui justifient son existence et exigent une concentration sur son métier de base. Ils ne veulent pas croire à la théorie de l’affrontement et inclinent vers une réorganisation du DRS venue en son temps et pilotée par son chef sur instruction du Président. Mais ne font-ils pas l’impasse sur quelques « couacs », quelques anomalies?Les seconds y voient pour leur part le dénouement d’un bras de force entre le général Toufik et le président Bouteflika apparu avec la révélation dans la presse de plusieurs affaires de corruption touchant les hautes sphères de l’Etat, révélations dont le but aurait été d’entraver le quatrième mandat et dont un des dommages collatéraux aurait été l’AVC qui a frappé le Président en avril 2013. C’est dans ce courant que se recrutent ceux qui nourrissent une grande peur pour le pays et son avenir, d’autant que la crise économique est déjà parmi nous. Une peur fondée sur une vieille vision binaire selon laquelle le pays étant « bicéphalement » dirigé, l’armée ne laisserait jamais faire un Président tenté par le despotisme familial, la subordination à des intérêts étrangers ou la prédation des richesses nationales.Or, estime-t-on dans ce courant, l’armée a été « neutralisée ». Le « clan présidentiel » aurait réussi à éliminer Toufik qui « ne commandait plus qu’un secrétaire et deux femmes de ménage », les grosses affaires de corruption ont été passées par pertes et profits au su et au vu de tous, plus personne n’est en mesure de s’opposer à ses desseins et il faut s’attendre à ce qu’il s’empare à brève échéance du pays pour en faire ce qu’il voudra : le saigner ou le vendre. Ceux-là n’ont pas été au bout de leur logique car si tel avait été le cas, il y aurait eu du grabuge quoique…Qui des deux courants est dans le vrai ? Laquelle des deux thèses correspond à la vérité, tant est que ce mot ait un sens ou une application en politique ? Sans oublier que nous ne sommes pas au pays de la transparence et de la rationalité mais en plein imbroglio algérien où l’art de la politique tient en quelques formules du genre : « Je te tiens, tu me tiens par la barbichette » ou « Jouons à nous embrouiller mutuellement… » Normalement, sur deux hypothèses, si ce n’est pas la première qui est la bonne, ce devrait être la seconde. Mais chez nous les choses ne sont pas aussi simples, droites et carrées. La vérité n’est pas toujours du côté qu’on suppose ni celui que suggère la logique ; elle peut être dans l’une et l’autre à la fois ou dans aucune, confirmant que le « dribblage » est la meilleure façon de garder un secret. Le nombre de ceux qui savent vraiment ce qui se trame ne doit pas dépasser quatre ou cinq.La thèse du premier courant l’aurait emporté si elle n’avait été entachée de « couacs » attirant sur elle des questions qui mettent en doute sa cohérence. Dès qu’on cherche à répondre à ces questions on se retrouve en train de glisser dans la seconde thèse : pourquoi a-t-il fallu que les seules attaques publiques et frontales jamais menées contre le chef du DRS viennent d’un homme qui venait d’entrer par effraction sur la scène politique ? Un homme sans fonctions officielles, qui n’a de « pouvoir » que celui de la parole, rare et brève chez lui, et qui constitue une cible idéale pour les critiques. Etait-il nécessaire de procéder de la sorte ? N’y avait-il que cet homme et cette façon d’opérer ?Elle l’aurait emporté si, par ailleurs, une anomalie outrageusement choquante ne discréditait, vidait de tout sens, les notions de « droits régaliens » et de «prérogatives constitutionnelles » du président. Cette anomalie qu’on a en apparence acceptée comme si elle était naturelle et qu’on fait mine de trouver « normale », c’est que l’homme qui se prévaut de cette qualité, de cette fonction et de ces droits n’en remplit plus les conditions et les devoirs depuis longtemps. Il ne devrait même pas se trouver là car il n’avait pas le droit de se présenter à son âge et dans sa condition d’handicapé à un quatrième mandat alors que la constitution, avant qu’il ne la viole en 2008, n’en permettait que deux. Tous ses actes devraient être frappés de nullité et dénoncés comme des atteintes à l’intérêt national et à la sécurité interne et externe du pays et pourtant personne ne le fait, préférant voir couler le pays.En réexaminant à la lumière du point de vue que je veux développer les faits ayant marqué la vie nationale ces dernières années, on ne peut nier les traces d’un désaccord qui, à un moment ou un autre, a été surmonté par un compromis qui a libéré la voie au quatrième mandat et à ce qui se profile derrière les chamboulements en cours. Le redéploiement du DRS, le remplacement de hauts responsables par leurs adjoints (Boustila et Toufik) et la suite, une suite qu’on ne connait pas mais qui a forcément à voir avec la succession de Bouteflika, attestent qu’un plan a été convenu et qu’il est en cours d’application. Ce qui me le fait dire ? Deux éléments : la lettre du président Zéroual de mars 2014 et le perpétuel renvoi de la révision de la constitution depuis 2011.S’agissant de la lettre de l’ancien président, j’en avais présenté ici-même une lecture qui s’harmonise avec ce que je soutiens aujourd’hui. Elle me semblait receler un mystère, d’où le titre donné à ma contribution : « Mystères et misères du 4e mandat » (LSA du 23 mars 2014). Le constat sévère que le président Zéroual dressait dans sa lettre au peuple algérien et les critiques voilées qu’il adressait à son successeur ne me paraissaient pas concorder avec l’optimisme avec lequel il appréhendait le quatrième mandat. Il y avait comme une incohérence entre l’état des lieux alarmant qu’il faisait et les perspectives rassurantes qu’il entrevoyait pour au moins une raison : c’est que l’homme qui était à l’origine de l’état des lieux décrié allait être l’architecte du « nouvel ordre politique » qu’esquissait Zéroual. J’en avais déduit que s’il avait choisi de parler à la manière de Nostradamus, c’était parce qu’il savait quelque chose que nous ne savions pas, qu’il n’était pas temps que nous sachions.Zéroual écrivait dans sa déclaration : « Indépendamment de ce qui va résulter du scrutin du 17 avril prochain, il faudra surtout retenir que le prochain mandat présidentiel est le mandat de l’ultime chance à saisir pour engager l’Algérie sur la voie de la transition véritable ». Ce qui donnait à penser qu’avec ou sans Bouteflika il y aura une « transition».Sur quoi reposait cette certitude ? D’où l’ancien présidait tenait-il que « le prochain mandat présidentiel doit s’inscrire dans le cadre d’un grand dessein national et offrir l’opportunité historique d’œuvrer à réunir les conditions favorables à un consensus national autour d’une vision partagée sur l’avenir de l’Algérie ; une vision partagée par les principaux acteurs de la vie nationale et que doit nécessairement couronner, en dernière instance, l’assentiment souverain de l’ensemble du peuple algérien ».On devine qu’il s’agit dans ces lignes de la Constitution. Or le projet de sa révision est entre les mains de Bouteflika qui le garde jalousement au secret comme on garde un testament ou un titre de propriété essentiel. Quelles en sont les raisons ? Que renferme de si important le projet de révision qui ne puisse être divulgué ? De tout ce qu’on a appris par les « fuites » dont se fait écho de temps à autre la presse, il n’y a pas de quoi fouetter la queue d’un chat et ne justifie aucunement les reports sine die. Va-t-il le libérer bientôt ou attendre quelque autre évènement d’importance que nous ignorons mais qui serait inscrit dans l’agenda ?L’ancien président poursuit dans son adresse au peuple algérien en mars 2014 : « Ce mandat-transition constituera la première étape sérieuse d’un saut qualitatif vers un renouveau algérien, plus conforme aux aspirations légitimes des générations postindépendance et en harmonie avec les grandes mutations que connait le monde. Il est temps d’offrir à l’Algérie la République qu’elle est en droit d’exiger de son peuple et de son élite éclairée ». Sur quoi s’appuyait son assurance ? Si mystère il y a, si, comme le laissent croire les insinuations de Zéroual, le 4e mandat se décline en deux volets dont nous ne connaissons que le premier, de nouvelles questions surgissent : n’y avait-il que ce chemin sinueux et périlleux pour aller vers une transition ? N’était-ce pas un pari dangereux que de miser sur un homme qui pouvait rechuter ou, à Dieu ne plaise, mourir avant l’arrivée des échéances prévues par le mystérieux scenario ?J’ai conclu mon analyse de la lettre de Zéroual en ces termes : « Le président Zéroual a aussi parlé de « contre-pouvoirs forts ». Où sont-ils, d’où vont-ils sortir dans l’état actuel du champ politique laminé par quinze ans de fermeture ? Est-il, comme Nostradamus, seul à voir ce que les autres ne voient pas ? Le seul contre-pouvoir dont personne n’a jamais douté de son existence est celui constitué par l’Armée qui, tout en étant la source du pouvoir, pouvait s’ériger en contre-pouvoir en cas de péril imminent, comme en 1992 quand elle a divergé avec Chadli. Or certains indices montrent qu’elle a tourné le dos à la politique et s’en lave les mains dorénavant, soulevant du même coup l’inquiétude des citoyens opposés au 4e mandat qui voient dans ce retrait le risque que la mafia politico-financière ne s’empare « démocratiquement » du pouvoir. C’est ce qui explique leur peur, mais aussi leur détermination à dénoncer et à s’opposer à une telle perspective. C’est ce qui déclencherait aussi un deuxième 1er Novembre ».A mon avis, il n’est pas possible de détacher les mesures ayant touché le DRS et son chef de l’agenda convenu avant le quatrième mandat. Ni le Président ni le général Toufik n’aurait accepté qu’un « autre » héritât, avec ou sans eux, des pouvoirs réunis par l’ex-chef du DRS au cours de sa carrière et en raison de circonstances exceptionnelles. Un peu comme Hoover aux Etats-Unis pendant la guerre froide.Tout comme il ne faut pas confondre entre mise à la retraite et mise en retrait définitif des affaires publiques. Un homme comme l’ex-chef du DRS ne peut pas être jeté comme un citron pressé ou une vieille chaussette, et il ne serait pas surprenant de le retrouver un jour dans un rôle civil en vertu de son capital-expérience auquel est en train de s’ajouter un capital-sympathie depuis qu’il passe pour un « mahgour ». Surtout en cas de gros problème.Les dernières figures de la génération de la révolution quittent le pouvoir l’une après l’autre, contraintes par l’âge ou la maladie. Le tour des retardataires encore en poste arrivera inéluctablement mais on ne sait pas s’ils continuent à ne penser qu’à eux-mêmes, à leurs proches et à leurs intérêts comme ils nous ont habitués, ou s’il leur arrive de penser à l’Algérie après eux, une Algérie qu’ils sont en train de quitter en la laissant sans relève, sans élite, sans société, sans économie, dans un monde où on voit de plus en plus de peuples disloqués fuir leurs pays pour aller là où on veut charitablement d’eux.Ce qui étonnerait un non-Algérien dans cette représentation de la réalité algérienne, c’est l’absence ahurissante, inexplicable, de la société du jeu politique, sa soumission aux jeux de coulisses, sa résignation au sort qu’on lui fait. L’assistanat appelle la dictature comme le clou qui dépasse appelle le marteau. Si notre destin est de vivre dans n’importe quel état, à n’importe quelle époque, indépendants ou colonisés, mendiants et orgueilleux, « ma ândnach wma ikhassnach », de mourir indifféremment sur terre ou en mer, de nous entretuer par haine ou par fanatisme, si vraiment tout se vaut, la vie comme la mort, alors tant pis pour nous car ni Dieu ni personne ne pourra rien pour nous.
    NB



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    Post Pensée de Malek Bennabi_«Témoignage pour un million de martyrs»

    Par Nour-Eddine Boukrouh
    Pensée de Malek Bennabi_
    «Témoignage pour un million de martyrs»


    A la veille de l’indépendance, Bennabi rédige au Caire, où il réside depuis 1956, un texte extrêmement téméraire dans lequel il s’en prend au GPRA et à l’état-major de l’armée des frontières qui se disputent le pouvoir. Il est daté du 11 février 1962. En raison de son contenu explosif, il ne sera publié qu’en 2000, lorsque le commandant Lakhdar Bouregaâ en fait paraître le contenu intégral dans une annexe de ses Mémoires(1). Il était destiné au Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) qui devait se réunir en mai 1962 à Tripoli (Libye) mais le «zaïm» à qui Bennabi l’a confié (Ben Bella) a préféré le garder par devers lui. Ce que constatant, il en remet une copie au Dr Ammar Talbi, alors étudiant au Caire, en le chargeant de le remettre au Dr Khaldi à Alger pour publication.
    Il était attendu de la réunion du CNRA dans la capitale libyenne qu’elle prépare la relève de l’Etat français par l’Etat algérien et qu’elle débatte de deux points principaux inscrits à l’ordre du jour : un projet de programme et la désignation d’un Bureau politique. La «Charte de Tripoli», qui prévoit la mise en place d’un parti unique et l’option socialiste, est votée à l’unanimité. Quant au second point, relatif à la structure du pouvoir à mettre en place, Ben Bella et Khider proposent le remplacement du GPRA par un bureau politique composé d’eux-mêmes, d’Aït Ahmed, Boudiaf, Bitat, Ben Alla et Mohammedi Saïd. Un témoin des débats, Saâd Dahlab, écrit dans ses Mémoires : «Ce fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres. Les passions se déchaînèrent autour de cette seule question parce qu’elle signifiait le pouvoir. Ben Bella et Khider jetaient le masque. Ils ne voulaient personne de l’ancienne équipe.»(2) Après dix jours de discussions, les membres du CNRA n’arrivent pas à un compromis sur le partage du pouvoir. Boudiaf et Aït Ahmed refusent de s’allier à Ben Bella et Khider, lesquels sont soutenus par l’état-major militaire dirigé par le colonel Houari Boumediene. Benkhedda, président du GPRA, quitte Tripoli et rentre à Tunis. Le 30 juin, le GPRA décide de destituer et de dégrader les membres de l’état-major ; le 1er juillet, le référendum a lieu à travers le territoire national ; le 3, les troupes de l’armée des frontières rentrent en Algérie ; le 6, Ferhat Abbas se prononce contre la destitution de l’EMG ; le 11, Ben Bella rentre en Algérie par Maghnia ; le 22, il proclame à Tlemcen la formation du Bureau politique (la liste proposée au CNRA moins Aït Ahmed et Boudiaf) ; Ferhat Abbas le soutient et le rejoint à Tlemcen. Le GPRA est éclaté : cinq de ses membres font partie du Bureau politique (Ben Bella, Bitat, Boudiaf, Khider et Mohammedi), deux ont démissionné et se sont retirés à Genève (Aït Ahmed et Dahlab), deux autres sont restés à Tunis (Boussouf et Bentobbal), alors que Krim Belkacem s’est retiré en Kabylie. Le 2 août, un arrangement est enfin trouvé sur la tenue d’élections pour désigner une Assemblée constituante. Boudiaf réintègre le BP ; le 3, les membres du BP font leur entrée à Alger ; le 21, les Oulamas proclament leur soutien à Ben Bella, suivis du Parti communiste algérien ; les wilayas sont divisées entre le soutien au GPRA et au BP ; des affrontements éclatent ; on dénombre des centaines de morts ; le 20 septembre se tient
    l’élection de l’Assemblée nationale constituante ; le 27, Ben Bella forme son gouvernement.
    Dans Témoignage pour un million de martyrs, Bennabi proclame sa volonté de dire au peuple algérien ce qu’il sait de la Révolution et de ses dirigeants : «Je me sens peut-être tenu par l’obligation de témoigner plus que les autres car je suis arrivé au Caire en 1956 avec l’intention de mettre ma personne et ma plume au service de la Révolution. Mais le destin m’a mis dans la position du témoin pour des raisons que je révélerai quand le peuple algérien demandera des comptes à tous ceux qui étaient au Caire durant cette période. Par conséquent, je m’acquitte de mon devoir de témoignage en étant conscient de mes responsabilités dans l’accomplissement de ce devoir. Je ressens ce devoir de façon plus particulière au moment où le peuple algérien va être appelé à accomplir son dernier et plus grave acte révolutionnaire, l’acte qui pourra soit consacrer tous les résultats de sa révolution soit l’exposer à sa perte...»
    Il commence par s’étonner que des personnages (dont il cite les noms) qui avaient été proches de l’administration coloniale se soient retrouvés à la «Voix de l’Algérie» ou en charge des finances de la Révolution. Il affirme que le peuple doit être éclairé sur les comportements et les responsabilités de chacun avant la tenue du référendum d’autodétermination : «Le peuple algérien doit connaître la vérité pour éviter à son édification politique et sociale de reposer après l’indépendance sur un terrain où les pieds s’enfonceraient dans la trahison, le stratagème et l’irresponsabilité…» Il propose au CNRA de convoquer à Alger un «Congrès extraordinaire du peuple algérien» qui formerait des commissions chargées d’enquêter sur un ensemble de questions avant la tenue de toute élection dans le pays. Il énumère ces questions :
    1) Circonstances dans lesquelles a été constituée, en avril 1955, une «direction séparée de celle de la Révolution basée dans les Aurès» sous le nom de Zone autonome d’Alger (ZAA).
    2) Circonstances de la mort de Ben Boulaïd, Abbas Laghrour, Zighoud Youcef, Larbi Ben M’hidi, le colonel Amirouche, le colonel Mohamed El-Bahi, Abdelhaï, Mostéfa Lakehal… Il y voit la main de la «trahison» et incrimine la direction qui s’était autoproclamée en 1955, lorsque le gouvernement français cherchait des «interlocuteurs valables» hors des rangs de l’ALN pour négocier avec eux. Pour lui, même le détournement d’avion qui a permis l’arrestation
    des «cinq» en 1956 résulte d’un acte de trahison.
    3) Comportement des dirigeants issus du Congrès de la Soummam face à l’édification de la ligne Morice qui n’a été ni entravée ni retardée, mais au contraire accompagnée d’une accalmie sur le front intérieur. Selon lui, le Congrès de la Soummam a été suivi d’une baisse d’intensité des combats et d’un transfert délibéré des unités combattantes vers les frontières Est et Ouest pour «laisser souffler» les forces françaises et en prélude à l’ouverture de négociations. Il estime que ces unités ont été transformées en unités de parade entre les mains des «zaïms».
    4) Circonstances dans lesquelles les déserteurs de l’armée française ont rejoint l’ALN
    et les raisons de leur nomination à des fonctions sensibles au sein de l’ALN.
    5) Assassinat de Allaoua Amira au siège du GPRA, au Caire, après qu’il eut mis
    en cause le GPRA dans certains contacts secrets avec la France.(3)
    6) Attitude des membres du GPRA envers les étudiants algériens à l’étranger.
    7) Gestion des finances par le GPRA et leur utilisation en dressant un état comparatif des dépenses effectuées au profit de l’ALN et de celles consacrées au fonctionnement du GPRA, dont les rémunérations allouées à ses membres.(4)
    8) Modalités de constitution du CNRA et sa représentativité.
    9) Initiative d’engager l’Algérie dans des pourparlers au sujet du Grand Maghreb sans consulter le peuple.
    Dans la lettre d’accompagnement de Témoignage pour un million de martyrs qu’il a adressée à Ben Bella le 18 juin 1962, Bennabi demande la réunion d’un Congrès «comme celui de 1936», c’est-à-dire regroupant le FLN-ALN, les Oulamas, l’UDMA, le PCA et même le MNA de Messali Hadj. Idée irrecevable pour ceux qui ont en main
    le pouvoir et qui ont déjà arrêté le principe du parti unique.
    Il ressort de cette demande que Bennabi envisageait pour l’Algérie un système démocratique fondé sur le pluralisme politique. En conclusion de son témoignage, il affirme qu’on ne peut pas s’engager dans des élections sans que le peuple connaisse la vérité sur la Révolution : «Les jours de deuil et de misère vécus par le peuple algérien pendant la Révolution ont été, pour les “zaïms”, les plus beaux de leurs jours qu’ils ont passés comme les émirs arabes
    du pétrole dans leurs palais des Mille et Une Nuits, écrit-il rageusement.
    Il déplore qu’aucun âlem ni intellectuel n’ait proféré le moindre mot pour condamner ces agissements ou en informer le peuple. Une telle liberté de ton pouvait faire craindre pour sa vie étant donné les mœurs politiques de l’époque. Si la lettre n’a été connue par un public forcément restreint qu’en 2000, son contenu est passé pour l’essentiel dans Perspectives algériennes (1964) et Le problème des idées dans la société musulmane. Ainsi est Bennabi : jamais il ne se tait ni ne renonce à sa liberté de jugement et d’expression. Les questions qu’il a soulevées sont, on s’en doute, gravissimes et laissent clairement entendre que la Révolution algérienne a été «détournée» quelques mois à peine
    après son lancement. Il n’a jamais fait mystère de cette conviction.
    Quoi qu’il en soit des œuvres publiques de Bennabi, c’est dans ses écrits inédits et ses Carnets que nous trouvons ses véritables sentiments et pensées sur les évènements et les hommes. Le 18 mai 1959 à 22h, il entame la rédaction d’un livre inédit portant le titre de Histoire critique de la Révolution algérienne. Dans la préface de six pages on peut lire : «La révolution algérienne a été une mise au banc d’essai de tout un peuple, la mise à l’épreuve de toutes ses valeurs humaines, de toutes ses catégories sociales. Et cette épreuve a montré la qualité des valeurs populaires de l’Algérie mais elle a mis à nu les tares incroyables de ce qu’on peut appeler une “élite” qui s’est révélée dénuée des qualités morales et intellectuelles qui font l’apanage d’une élite… La Révolution algérienne et le peuple algérien : un dépôt sacré entre des mains sacrilèges ou maladroites… La Révolution algérienne est l’œuvre d’un peuple qui n’a pas d’élite : l’historien y trouvera toutes les vertus populaires, mais aucune des qualités propres à une élite.» Toute l’histoire de l’Algérie au XXe siècle est dans ces lignes, de même que l’explication de la tragédie qu’elle a connue
    dans les années quatre-ving-dix et l’avilissement dans lequel elle vit aujourd’hui.
    Un peu moins de deux ans après le déclenchement de la Révolution, Krim Belkacem, Larbi Ben M’hidi et Abane Ramdane s’entendent pour réunir un Congrès en vue de donner à la Révolution algérienne une organisation, une direction et un programme. Celui-ci se tient effectivement le 20 août 1956 en Kabylie et dure vingt jours.
    Le Congrès dresse le bilan de la Révolution, décide d’une réorganisation de l’ALN sur le modèle des armées classiques, découpe le territoire national en six wilayas, érige Alger en Zone autonome, adopte une plate-forme politique (rédigée pour l’essentiel par Amar Ouzegane, un ancien responsable du Parti communiste algérien) et désigne une direction constituée d’un exécutif de 5 membres (le Comité de coordination et d’exécution-CCE), et une instance politico-législative de 34 membres (le Conseil national de la Révolution algérienne, CNRA).
    La proclamation du 1er Novembre 1954 avait assigné pour but à la Révolution «la restauration de l’Etat algérien souverain, démocratique et social dans le cadre des principes islamiques». Dans la «Plateforme de la Soummam», il est question d’«un Etat algérien sous la forme d’une République démocratique et sociale et non la restauration d’une monarchie ou d’une théocratie révolues». Deux mois après le Congrès, les quatre principaux membres de la Délégation extérieure(Ben Bella, Aït Ahmed, Khider, Boudiaf) sont arrêtés après le détournement de leur avion. Des six «historiques» qui ont déclenché la Révolution, Didouche Mourad, Mostefa Ben Boulaïd et Larbi Ben M’hidi sont morts ;
    Boudiaf et Bitat sont en prison ; il ne reste plus que Krim Belkacem vivant et en liberté.
    Abane Ramdane reprochait à la Délégation extérieure de ne pas alimenter les maquis en armes et à ses membres de s’être arrangés pour se mettre en lieu sûr après avoir «allumé la mèche». Mais lui-même ainsi que les autres membres du CCE ne vont pas tarder à quitter le front intérieur pour se réfugier à l’extérieur après l’arrestation de Larbi Ben M’hidi, et ce, en violation des décisions du Congrès de la Soummam qui avait consacré la primauté de l’intérieur sur l’extérieur.
    Yacef Saâdi, qui dénie au CCE tout rôle dans la Bataille d’Alger, est ulcéré quand il apprend leur décision de quitter le territoire national : «Ils ont choisi, à la faveur ou à cause de la grève, de prendre
    leurs jambes à leur cou et déserter le champ de bataille…
    Moins brillant qu’à son arrivée de la Soummam, le CCE était reparti en baissant la tête… Le précédent créé par le CCE se traduira par deux conséquences majeures : primo, à partir de cette date des milliers d’Algériens, fuyant la guerre, n’essaieront même pas de justifier leur acte auprès du FLN de l’intérieur… A l’abri de la frontière tunisienne et marocaine, on tentera de former avec les meilleurs d’entre eux ce qu’on appelle “l’armée des frontières” ; secundo, s’il est un homme dans l’histoire récente de notre guerre de libération qui perdra tout son poids à cause de ce départ irréfléchi à l’étranger, c’est bien Abane Ramdane qui, de chef de gouvernement révolutionnaire bénéficiant de la quasi-totalité des prérogatives pour conduire la guerre à bon port, est relégué au niveau de directeur de journal.»(5) Un des membres du CCE, Benkhedda, reconnaîtra quarante ans plus tard que la plus grande erreur de la Révolution a été de transférer à l’étranger sa direction : «Il s’est formé une bureaucratie politique et militaire coupée de l’intérieur et de ses réalités quotidiennes qui a ouvert la voie à l’arrivisme, à l’opportunisme, au népotisme et dont l’origine remonte à la sortie du CCE en 1957, une décision lourde de conséquences… C’est cet appareil forgé à l’extérieur qui prendra le pouvoir en 1962 et confisquera la Révolution à son profit. Beaucoup plus que pour le GPRA, l’état-major général siégeant à l’extérieur a été une aberration. L’ALN a été divisée en deux : celle des deux frontières et celle de l’intérieur,
    séparées l’une de l’autre par la ligne Morice.»(6)
    Lorsque les membres de la Délégation extérieure du FLN au Caire reçoivent les procès-verbaux et les résolutions du Congrès de la Soummam, ils s’aperçoivent qu’ils ont été exclus de la direction de la Révolution. Ils contre-attaquent en reprochant au Congrès de ne pas être représentatif et d’avoir «remis en cause le caractère islamique des futures institutions politiques» et en rejetant ses décisions. Quant à la composition du CCE, ils récusent la nomination de Benkhedda et de Dahlab, anciens «centralistes». L’initiateur du Congrès, Abane Ramdane, est sévèrement critiqué. On pense qu’il veut prendre le pouvoir et écarter les «historiques» et les chefs de l’extérieur. La réunion au Caire du CNRA en août 1957 annule les décisions de la Soummam ; un nouveau CCE de 9 membres est désigné ;
    Abane est marginalisé : on lui confie la direction du journal El-Moudjahid.
    Le 27 décembre 1957, quelque part à Tétouan, au Maroc, Abane Ramdane, attiré dans un guet-apens, est assassiné. Plus tard, Ferhat Abbas mettra cet assassinat sur le compte de «la haine que les analphabètes vouaient à ceux qui savaient lire et écrire. La jalousie et l’envie ont été les deux maladies de l’insurrection algérienne… Au cours de son histoire, le Maghreb a toujours décapité la société en supprimant ses élites pour recommencer du début. C’est pourquoi il a stagné sans jamais progresser».(7) Avant d’être tué, Abane aurait été jugé en son absence, selon le témoignage de Krim Belkacem. L’accusation retenue contre lui aurait été de s’être livré à un travail fractionnel
    et d’avoir comploté avec un commandant de l’ALN pour renverser le nouveau CCE.(8)
    Abane avait des idées marxistes et laïques et ne s’en cachait pas. Il était de caractère difficile, cassant, autoritaire, méprisant. Cela, tous ceux qui ont écrit sur lui le confirment(9). Le diplomate Khalfa Mameri raconte par le menu détail les très difficiles relations que Abane avait avec la plupart des dirigeants, à commencer par celui qui l’a recruté au PPA, Omar Oussedik, celui qui l’a nommé à la tête d’Alger, Krim Belkacem (qu’il a un jour publiquement traité d’«aghioul» (âne)), les membres de la Délégation extérieure (surtout Ben Bella qu’il a accusé d’être un «traître») et les colonels de la Révolution (Boussouf, Boumediene, Bentobbal, Amirouche, qu’il lui est arrivé de qualifier de «voyous»). Il pensait qu’il était le plus qualifié pour diriger la Révolution, ce qui a suscité chez les autres prétendants une terrible méfiance à son égard. Mameri n’hésite pas à s’attarder sur les zones d’ombre de sa vie qui ont justement servi à alimenter la terrible accusation qui a pesé sur lui(10). Saâd Dahlab qui était très proche de Abane et à qui il devait son ascension politique écrit : «Il nous mettait souvent devant le fait accompli… Rien n’irritait davantage Krim et Ben M’hidi que de le voir “jouer au chef”.» Il y a quelques années, le nom de Malek Bennabi a été mêlé, dans un livre sur Abane Ramdane, à une querelle dans laquelle il n’a rien à voir, comme il n’avait rien à faire dans la galerie de photos ornant la couverture du livre en question où apparaissent Ahmed Ben Bella et Ali Kafi. Si ces deux personnalités ont été effectivement des rivaux et des contradicteurs de Abane, Bennabi, lui ne l’a jamais rencontré, ne lui a disputé aucune position dans la direction de la lutte de Libération nationale et ne s’est intéressé à lui qu’accessoirement, dans le cadre d’une thèse sur les processus révolutionnaires dans l’histoire. On ne grandit pas un homme en rabaissant un autre et je ne voudrais pas tomber dans le travers que je dénonce. Il s’agit ici de deux grandes figures de l’Algérie du XXe siècle, l’une dans le registre de la pensée universelle, l’autre dans l’action révolutionnaire. Du reste Bennabi n’a besoin de personne
    pour être grandi, son œuvre le faisant largement pour lui.
    Je connais depuis le début des années 1970 les jugements de Bennabi sur la révolution algérienne et ses dirigeants, puisqu’il lui arrivait d’en parler dans ses séminaires, chez lui. Alors âgé d’une vingtaine d’années, j’étais bouleversé par ce que j’apprenais comme doivent l’être les générations postindépendance qui sont scandalisées et traumatisées par ce qu’elles entendent à longueur d’année sur l’histoire de leur Révolution, entachée par les accusations de trahison de part et d’autre et les assassinats ayant pour mobile la prise du pouvoir. L’œuvre écrite de Bennabi est ample ; dans cette production foisonnante, un seul paragraphe de quatre ou cinq lignes, selon le format du livre, a été consacré à Abane Ramdane (en même temps que Georges Habache) pour illustrer un raisonnement sur les processus révolutionnaires algérien et palestinien. Ce paragraphe se trouve dans son livre Le problème des idées dans la société musulmane paru pour la première fois en arabe au Caire en 1970. C’est à mon initiative et avec une préface de moi qu’il est sorti pour la première fois en langue française en 1991. Et il ne comporte pas le paragraphe où Bennabi parle de Abane Ramdane et de Georges Habache car j’ai pris sur moi, sans en référer à quiconque, de «censurer» ce passage. Pourquoi ? Parce j’estimais que des dirigeants de l’envergure de Abane et de Habache ne pouvaient être jugés aussi lapidairement et parce qu’il allait de soi à mes yeux que ce retrait ne nuirait aucunement à sa pensée.
    Ce que Bennabi a pu dire dans ses Mémoires ou ses inédits de Abane Ramdane, Larbi Tébessi, Ferhat Abbas, Moufdi Zakaria, Lamine Debaghine et beaucoup d’autres ne représente rien par rapport à la valeur et à la portée de son œuvre. Qu’il ait raison ou tort, que ses appréciations sur les hommes soient fondées
    ou non, confirmées ou infirmées, est une autre affaire.
    Il revient à l’Histoire de juger les uns et les autres à travers les témoignages, les investigations des historiens et les archives qui, tôt ou tard, s’ouvriront aux chercheurs. Le domaine de la pensée est une chose, les démêlés d’un auteur avec son environnement social et politique une autre. Bennabi en avait assurément avec les leaders du Mouvement national et plus tard avec les dirigeants de la Révolution mais ces divergences n’ajoutent ni ne retranchent rien à sa pensée et à son œuvre. Ce n’est pas ce que l’Histoire a retenu de lui, ce n’est pas ce qui l’a fait connaître dans le monde, ce n’est pas à ses opinions sur la révolution algérienne qu’il doit sa renommée et ce n’est pas pour son apport sur ce plan que des centaines d’écrits lui ont été consacrés et le seront encore à l’avenir. Larbi Tébessi a connu la prison et est mort en martyr de la Révolution ; Bachir El-Ibrahimi a été enfermé dans les geôles coloniales, mis en résidence surveillée et exilé ; Abane Ramdane a fui l’Algérie pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi mais a été finalement étranglé par celles de ses frères ; Ferhat Abbas a été incarcéré de multiples fois et réduit au silence par l’Algérie indépendante… Toutes ces grandes figures ont servi leur pays selon leur notion des choses, avec leurs moyens, leurs qualités et aussi leurs faiblesses. Humain, Bennabi ne pouvait être exempt de défauts et avait les siens mais ils étaient largement compensés par sa droiture et son génie.
    Bennabi n’a pas pris le fusil et n’a pas tiré un seul coup de feu contre l’ennemi. Abane non plus, pas plus que l’écrasante majorité de ceux qui ont dirigé la Révolution et le pays depuis l’indépendance. Lui a pris la plume du début à la fin de sa vie et pour la gloire de la pensée algérienne dont il est le représentant le plus connu dans le monde, qu’on le sache ou non, qu’on l’admette ou non. Je dis bien «pensée», et non littérature. L’indépendance a été acquise après sept ans de guerre mais trente ans après exactement une autre guerre s’ouvrait entre Algériens qui dura plus longtemps que la Révolution. C’est dire que ce à quoi s’est consacré Bennabi n’était pas moins valeureux ou crucial que l’acte révolutionnaire de libérer le pays. Pour mener un combat physique, armé, ayant pour finalité la libération du pays ou l’instauration d’un «Etat islamique», il y a toujours assez de monde. Mais des siècles et des millénaires peuvent s’écouler sans qu’un peuple mette au monde un seul penseur. Dans ses Carnets figure cette pensée dont il dit qu’elle était gravée dans le marbre au fronton du palais du vice-roi à Delhi : «La liberté ne descend pas vers un peuple ; un peuple doit s’élever jusqu’à la liberté.» C’est le contraire qu’on a cru en Algérie.
    Ce sont ces idées, cette pensée, cette œuvre qu’il fallait enseigner et propager pour éduquer les citoyens, les doter de représentations justes, leur faire prendre conscience des pré-requis d’une œuvre de civilisation et, en définitive, les immuniser contre le charlatanisme et le nihilisme. Pris par les tâches dites de construction nationale, happé par les idées soi-disant progressistes, l’Etat algérien a méprisé et dédaigné cette pensée. Conséquence : les idées fausses ont défait ce qui a été fait au titre de la libération du pays ou de la «construction nationale».
    N. B.


    Jeudi prochain : PENSÉE DE MALEK BENNABI
    «La lutte idéologique»

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    NOUREDDINE BOUKROUH
    DIMANCHE 27 DÉCEMBRE 2015


    LA PAIX DES CIMETIERES

    Le Soir d’Algérie du dimanche 27/12/2015
    Depuis que je possède une page facebook, je n’ai pas connu d’expérience semblable à celle que j’ai vécue dans la nuit de jeudi à vendredi derniers après avoir posté sur mon mur un mot de quelques lignes où j’avais écrit : « Aït Ahmed aura été original même dans sa mort. Opposant intraitable au "système" de son vivant, il est parti en lui infligeant un dernier camouflet: être l'unique "historique" à refuser d'être enterré au cimetière officiel d'al-Alia pour s'en démarquer jusqu'à la fin des temps. Cohérent avec lui-même, seigneurial et humble à la fois, il a préféré à cet "honneur" douteux car souillé par le crime (assassinat de Abane, krim, khider, etc) et l'imposture (faux moudjahidin qui y reposent), le voisinage pur des gens du peuple de Aïn al-Hammam. Dors en paix brave homme! »
    Tout de suite les chiffres liés à la fréquentation de ma page se sont envolés et les compteurs affolés : les « j’aime », « partager » et « commenter » se sont multipliés à une vitesse jamais enregistrée. Ebranlé par ce débordement d’émotions témoignant de l’aura populaire dont bénéficie « Da Lho », Allah irahmou, je me suis mis à lire les commentaires et à répondre à quelques uns d’entre eux. C’est alors que je ressentis le besoin d’ajouter quelque chose à mon mot pour l’éclairer, ce qui donna ceci : (Début de citation): « J'ai écrit il y a un moment à l'intention des amis de la page un petit texte que m'a spontanément inspiré le dernier grand acte politique de Mr Hocine Aït Ahmed dont il est difficile de parler au passé si peu de temps après qu'il eut quitté les petites histoires algéro-algériennes pour rejoindre la grande Histoire où règne le silence définitif et où les polémiques ne servent plus de rien. Je n'ai pas vu dans son souhait d'être mis en terre au milieu des humbles de sa terre natale une concession aux traditions maraboutiques, comme l'a pensé ici quelqu'un dans un post, ni un geste de dédain envers les martyrs qui gisent à Dar al-Alia, comme voudront bientôt le lui reprocher d'aucuns à lui ou à ses proches. J'y ai vu personnellement et sans engager quiconque un choix cornélien tranché depuis longtemps en son âme et conscience, dans la douleur et le déchirement, entre le compagnonnage des martyrs tombés sous les balles ennemies pour la grande cause qui les a unis de leur vivant ou ignoblement assassinés par leurs frères d'armes, et la compagnie de ceux qui ont ordonné leur assassinat pour de misérables considérations de pouvoir qui ne leur ont été d'aucune utilité en fin de compte. Oui, la vie est malheureusement faite pour la guerre et, selon le mot d'Homère, "la guerre est l'affaire des hommes" mais, nous rassure la Bible,
    "il y a un temps pour la guerre et un temps pour la paix".

    Kant est l'auteur de l'expression "la paix des cimetières" par laquelle il visait la paix perpétuelle, la paix éternelle. Qu'elle règne donc aussi bien à Aïn al-Hammam qu'à al-Alia ou n'importe quel autre cimetière de notre vaste terre d'Algérie sans égard pour son statut officiel ou officieux. La paix de Dieu les recouvre tous car ils sont les antichambres du tribunal divin et de la demeure éternelle où nous finirons tous soit au chaud, soit dans la fraîcheur. Voici les beaux passages que nous propose "l'Ecclésiaste" (la Bible du semeur, équivalent en islam du livre de Solayman) : "Il y a un temps pour tout et un moment pour toute chose sous le soleil. II y a un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour planter et un temps pour arracher le plant, un temps pour tuer et un temps pour soigner les blessures, un temps pour démolir et un temps pour construire. Il y a aussi un temps pour pleurer et un temps pour rire, un temps pour se lamenter et un temps pour danser, un temps pour jeter des pierres et un temps pour en ramasser, un temps pour embrasser et un temps pour s'en abstenir. Il y a un temps pour chercher et un temps pour perdre, un temps pour conserver et un temps pour jeter, un temps pour déchirer et un temps pour recoudre, un temps pour garder le silence et un temps pour parler, un temps pour aimer
    et un temps pour haïr, un temps pour la guerre et un temps pour la paix » (fin de citation).

    S’ensuivit une autre vague de réactions saluant la mémoire du défunt et ses dernières volontés et engendrant en moi un nouveau besoin de clarification. Dans la foulée, quelques unes ont complété mon information sur les grandes figures de la Révolution non enterrées au cimetière d’al-Alia : Khider, Mohand Oulhaj, Benkhedda, Mehri et certainement d’autres. Etait-il dans mes vues de déclencher une guerre des cimetières en opposant l’un aux autres ? De cliver les héros de la Révolution en vrais et faux martyrs, en victimes et en bourreaux ? De prendre prétexte des problèmes actuels pour raviver les conflits du passé et cristalliser de nouvelles haines?
    Un ami de la page a résumé mon intention dans un commentaire que je lui emprunte : « Je m’étonne que de son vivant on ne lui a jamais consacré une heure de mérite, et que mort on lui consacre huit jours de deuil ». Oui, le “système” a sa conception de la reconnaissance du mérite et des hommages, une conception à base de ruses réelles et de bigoterie feinte car il ne croit en rien qui transcende ses mesquineries et ses intérêts. Il lamine les hommes de valeur de leur vivant et ne s’incline devant eux dans un moment de faux recueillement que lorsqu’il les sait définitivement morts. Tout le monde connaît le proverbe relatif à la datte salutaire dont on prive quelqu’un de son vivant et qu’on lui sert à profusion lorsqu’il n’est plus, il fait partie de nos « valeurs et constantes nationales ». Il ne sert à rien de frapper un mort, le critiquer ou lui monter un « dossier », il suffit qu’il se taise et s’en aille à jamais. Tout ce qu’on fait semblant de faire alors pour honorer sa mémoire ne l’est que pour célébrer son départ ; c’est un « Ouf ! » discret caché derrière le deuil décrété, un « Bon débarras ! » de soulagement dissimulé derrière les haies d’honneur et la levée des couleurs.
    Qui est encore dupe de cette incessante comédie qui dure depuis 1962 ?

    Nos dirigeants nous y ont habitués depuis l’indépendance : de leur vivant, ils se haïssent ; à la mort de l’un ou de l’autre, ils font semblant d’être contrits, inconsolables, se dépensant en éloges intarissables sur leurs ennemis ou victimes d’hier rentrés le plus souvent d’exil dans un cercueil. Les jeunes générations regardent tout cela en se demandant pourquoi ceux qui leur sont présentés comme étant des “historiques”, des “pères fondateurs”, des “héros”, ce qu’il y a de meilleur dans le pays, ne sont pas ceux qu’ils ont connus à la tête des institutions du pays. A leur place, ce sont des personnages sans passé, sans aura, sans niveau intellectuel, sans compétence, sans morale, sans rien d’autre que la force et l’ignorance, qui ont la plupart du temps trôné aux hautes fonctions de l’Etat, utilisant le pouvoir usurpé et la fraude à faire essentiellement du mal car ils ne savent ni n’aiment faire le bien.
    Le mal n’est pas le contraire du bien, c’est l’incapacité de faire le bien.

    Que peut être le sort d’un pays dirigé par sa lie au lieu de son élite? Exactement celui que nous subissons depuis l’indépendance sous le nom de « système » : une lente déchéance nationale, politique, économique, civique, morale, culturelle et historique masquée par l’argent du pétrole. La lie actuelle héritera de plus lie qu’elle. Le problème de l’Algérie avant même d’accéder à son indépendance était dans son pouvoir. Celui-ci n’a jamais été choisi, il a été imposé par ceux qui détenaient la force. Ni il a été légitime, ni il a été compétent. La force a tenu lieu de légitimité et la ruse a pris la place de la compétence.
    Comment rendre le pouvoir légitime et compétent ? Comment rétablir la confiance entre le peuple et l’Etat ? Que devons-nous faire pour y arriver faute de quoi nous avons énormément de chances de finir nos jours comme les Syriens, les Irakiens, les Yéménites, les Afghans ou les Somaliens ? Seul le peuple peut imposer la solution mais il n’en a ni conscience, ni la culture, ni la volonté ni les moyens. Il a eu un certain engouement pour l’activité politique et le militantisme entre 1989 et 1992 puis ce fut la débandade, la dérive dans la violence, la falsification du jeu politique, l’usage systématique de la fraude pour créer une scène politique fantasmagorique, artificielle, irréelle… Les cadres organisationnels qui s’offrent à lui aujourd’hui ne l’intéressent pas, il n’y croit pas. Il ne veut pas mourir pour les « autres », l’opposition, la constitution, la démocratie ou les libertés. Pour Dieu, la chariâ ou l’Etat islamique peut-être ;
    ils sont encore quelques millions à en rêver en secret.

    Les passagers du paquebot présumé insubmersible, le fameux « Titanic », évoluaient dans une parfaite ambiance de sérénité avant de se retrouver de nuit et en moins de trois heures dans les eaux glacées de l’atlantique où les deux-tiers d’entre eux laissèrent rapidement la vie. Supposons que le commandant de bord et l’équipage avaient été prévenus à l’avance du risque de collision qui allait entraîner le naufrage : auraient-ils continué leur trajectoire, ignorant le danger et cachant la vérité aux passagers, ou auraient-ils changé immédiatement de cap pour s’éloigner du danger et mis en branle les moyens de secours pour le cas où ?
    L’Algérie est dans le cas du « Titanic » à la différence qu’elle s’approche dangereusement de la zone de péril dans un tintamarre d’alertes et de sirènes que l’équipage préfère ignorer pour ne pas avoir à déranger le commandant de bord enfermé dans sa cabine. Le pays s’achemine obstinément vers l’impasse, une impasse économique et politique qui mettra à rude épreuve la cohésion de la nation, la sécurité de l’Etat, l’intégrité du territoire et l’avenir du pays.

    NB





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    Jeudi 07 JANVIER 2016


    Le Soir d’Algérie du jeudi 07/01/2016
    Pensée de Malek Bennabi
    La renaissance (nahda)


    Par Nour-Eddine Boukrouh
    [email protected]
    Le jeune homme bien instruit des choses qu’est devenu Bennabi entre les années 1920 et 1930 s’intéresse à l’action islahiste que développe à Constantine même Abdelhamid Ben Badis. C’est entre 1914 et 1922 que l’idée de nahda est arrivée en Algérie avec le retour de Tunis, du Caire ou du Hedjaz des étudiants comme Ben Badis, al-Okbi, Tébessi, al-Ibrahimi, al-Mili et d’autres, mais aussi avec l’apparition de la presse arabophone et l’entrée des livres de Abdou, al-Kawakibi, Tantawi Jawhari, etc. La lecture des journaux paraissant en français le met au contact d’une autre approche du réveil portée par la tendance moderniste formée à l’école française. Elle revendique des droits, demande l’assimilation des Algériens et le rattachement de l’Algérie à la France. Ce phénomène dual n’était pas spécifique à l’Algérie. La renaissance s’est présentée dans les pays arabes, en Afrique du Nord et dans le sous-continent indien sous ce double visage, celui du réformisme d’essence religieuse d’une part et du modernisme d’essence séculière, d’autre part, tendances restées à ce jour les principaux protagonistes du débat intellectuel et politique dans les pays musulmans.
    Dans les années 1930, Bennabi est le seul à poser dans le contexte algérien une franche distinction entre la nature politique et la nature civilisationnelle des problèmes, ce qui va être à l’origine d’un immense malentendu entre lui et le mouvement national dans sa triple composante (oulamas, assimilationnistes et nationalistes). Là où lui voyait une nécessité de réformer les idées et d’éduquer socialement les individus, les animateurs du mouvement national ne voyaient que des droits politiques à revendiquer. Pour lui le problème était de nature psychologique, mentale, culturelle, éducationnelle et requérait une approche qui devrait viser à transformer la mentalité de l’homme colonisé et «indigénisé» en mentalité d’homme de civilisation, tandis que pour eux le tout était de réclamer et d’obtenir des droits qui déboucheraient sur l’indépendance, laquelle réglerait automatiquement tous les problèmes.
    Pour lui, la renaissance ne peut résulter de prêches religieux ou de discours revendicateurs mais d’une mutation psychique, d’un bouleversement des mentalités, d’une révolution sociale qui doivent être l’objet prioritaire de toute action politique. Il la décrit comme «le passage solennel dans un processus de l’histoire de l’inertie anarchique des êtres et des choses à la phase de l’organisation, de la synthèse et de l’orientation… Il s’agit d’éliminer dans les usages, les habitudes, le cadre moral et social traditionnel ce qui est mort ou mortel afin de faire place à ce qui est vivant et vital» ; il prône un esprit nouveau, «une métanoïa pour rompre l’équilibre traditionnel, l’équilibre de la décadence d’une société qui cherche un équilibre nouveau, celui de la renaissance» (Les conditions de la renaissance, 1949). Mais les hommes politiques de son temps ne voient pas la profondeur du problème et pensent qu’ils peuvent le résoudre par l’imitation de l’Occident sur le plan technique, sur le plan des «choses». On lit dans la mouture 1960 du Problème des idées : «Initialement, notre renaissance n’a pas porté, comme celle du Japon, sur une révision fondamentale de nos idées intégrées pour les réadapter, d’une part, à nos archétypes héréditaires, et pour les adapter, d’autre part, aux archétypes de l’Occident. Il n’était pas dans nos dispositions mentales héritées de la décadence de le faire. En conséquence, notre renaissance n’a pas préludé par un débat sur les idées, mais sur les choses. Elle a commencé vaguement avec l’idée — répandue dans le monde musulman vers le milieu du XIXe siècle — que l’Europe nous dépassait avec les choses : la banque, l’usine, le laboratoire, l’école, les canons, les fusils…
    Nous n’avions pas compris qu’elle nous dépassait par ses conceptions, sa philosophie sociale, c’est-à-dire, en un mot, par la puissance du soubassement idéologique qui soutenait son monde des choses.»
    Même aujourd’hui, les musulmans n’ont pas encore compris cette nuance.

    Quand il entame l’exposé de sa vision de la renaissance dans Les conditions de la renaissance, Bennabi reprend les choses depuis le moment où le monde musulman est entré en décadence : «Le peuple algérien n’est pas en 1948 mais en 1368, c’est-à-dire au point de son cycle où toute son histoire est encore une simple virtualité. Le fait est d’ailleurs commun à tous les peuples de l’islam. Le problème est celui d’une civilisation à sa genèse, aggravé par les séquelles d’une décadence.» Il prend alors le verset coranique («Dieu ne change rien à l’état d’un peuple…») qui sert de fondement à la nahda et le soumet à un double questionnement : est-ce que le verset est historiquement vrai ? Est-ce qu’il est applicable au cas algérien ? Puis il répond : «L’efficacité bio-historique d’une religion est permanente et ne constitue pas une propriété exceptionnelle particulière à son avènement chronologique. Son avènement psychologique peut se renouveler et même se perpétuer si l’on ne s’écarte pas des conditions compatibles avec sa loi.» Mais comment s’y prendre ? Par où commencer ? Bennabi apparaît alors pour ce qu’il est : un planificateur de civilisation, un manager de ressources humaines à une méga-échelle. Tandis que ses prédécesseurs ou contemporains se limitaient pour la plupart à un langage théologique, littéraire, voire purement politique, lui va tenir un langage de «mécanicien» de l’histoire. Il va élaborer un système de pensée dédié à la mise en œuvre du hadith selon lequel «le dernier de cette nation ne sera réformé que par ce qui a réformé son premier» car son postulat de base est que c’est par l’islam que les musulmans peuvent se refaire.
    Le pays étant occupé, il n’est pas possible de compter sur les institutions coloniales pour qui l’Algérie est un champ d’investissement, le sol un gisement de ressources et l’«indigène» une main-d’œuvre presque gratuite. Bennabi prend alors la place d’un gouvernement et trace un programme d’action à long terme qui postule une politique de formation des ressources humaines (l’homme), une utilisation économique des richesses naturelles (le sol),
    et une organisation industrielle du travail (le temps).

    Le mouvement de renaissance apparu dans le monde musulman et connu sous le nom de «Nahda» ne remonte pas à la révolte des Cipayes qui a éclaté en Inde en 1858, mais, pour sa composante religieuse, à une époque plus éloignée. Au XIVe siècle déjà, Ibn Taïmiya avait appelé à une «réforme des gouvernants et des gouvernés» sous le nom d’«Islah». Entre 1309 et 1314, il compose le célèbre ouvrage qui est encore à ce jour une référence : Kitab as-siyassa chariya fi islah ar-raï wa raïya que Henri Laoust a cru devoir traduire en 1948 sous le titre de Traité de droit public d’Ibn Taïmiya.(1) Quatre siècles plus tard, Mohamed Ibn Abdelwahhab (1703-1792) ressuscite les idées d’Ibn Taïmiya
    dont il découvre la pensée en Syrie où il a fait ses études.

    Prédicateur en Arabie puis en Iraq et en Iran, il prêche le retour au «salaf» (devanciers) et l’abandon des «bida‘» (innovations) et s’oppose au maraboutisme, aux confréries et aux traditions fatalistes. Il trouve en la personne du chef d’une tribu de Dir’iyya, Mohamed Ibn Séoud, un protecteur et un disciple. Leur alliance conduit à la conquête de tout le Najd puis de la Mecque et de Médine. Après sa mort, la dynastie issue de Séoud (qui a épousé une fille du cheikh) adopte sa doctrine et en fait la base de son Etat. Mais ce premier royaume saoudite est détruit par Ibrahim Pacha (le fils de Méhémet Ali) en 1818 à la demande des Ottomans. A la même époque apparaît en Inde un courant réformateur de caractère moderniste mené par Shah Wali Allah (1703-1762) qui incite au rapprochement entre les valeurs islamiques et les valeurs occidentales. Les deux mouvements entrent en relation et confrontent leurs thèses, notamment à l’occasion du pèlerinage à La Mecque et des séjours d’études des étudiants arabes à Delhi. Sur le plan organisationnel, les Ottomans sont les premiers à mettre en branle un train de mesures visant à rétablir leur niveau par rapport aux Européens.
    En Égypte, province ottomane depuis 1517, une flotte de guerre française dirigée par un général de vingt-neuf ans, Bonaparte, débarque en 1798 à Alexandrie. Son but est de couper aux Anglais la route de l’Inde. Ceux-ci le comprennent et attaquent les positions françaises. Les Ottomans et les Mamelouks prêtent main-forte aux Anglais. En août 1799, Bonaparte abandonne le commandement à l’un de ses adjoints et rentre en France. Battus par la coalition anglo-ottomane, les Français quittent l’Égypte en 1801. Ceci pour les faits militaires. Sur le plan culturel, l’expédition de Bonaparte a, pour la première fois, mis en contact les deux civilisations et provoqué un bouleversement dans l’esprit de l’élite égyptienne. Mohamed Ali ayant accédé au pouvoir en 1804 avec l’aide des Mamelouks se retourne contre les Turcs et les Anglais et engage son pays à partir de 1810 dans un mouvement de modernisation. En 1812, il s’attaque aux Wahhabites et s’empare de Médine, Djeddah, La Mecque et Taïf. Séduit par la civilisation française et admirateur de Bonaparte, il veut faire de l’Égypte un Etat moderne et indépendant. Il règnera pendant quarante-quatre années au cours desquelles il jettera les bases de l’Egypte moderne.
    Son fils, Ibrahim Pacha, étend l’œuvre de modernisation à la Syrie, au Liban et à la Palestine. Il y établit l’égalité entre les trois religions (islam, christianisme, judaïsme). Ayant conquis le Yémen et la Crète, il se tourne vers le cœur de l’Empire ottoman, s’empare de Konya et arrive à cent kilomètres de la capitale quand son père le somme de s’arrêter et de revenir sur ses pas. Mohamed Ali avait les moyens de déposer le sultan Mahmoud II qui avait crû son heure venue, mais il ne se résolut pas à le faire en dépit de l’insistance de son fils qui piaffait d’impatience de parachever l’œuvre entamée. C’est alors qu’Istanbul signe des traités de défense avec la Russie et l’Angleterre auxquels
    elle accorde d’importantes concessions pour la protéger.

    En 1839, l’armée ottomane tente de reprendre la Syrie mais Ibrahim Pacha la défait. Mahmoud II s’éteint. Son fils Abdulmadjid, âgé de dix-sept ans, lui succède. En 1840, une coalition composée de la Prusse,
    de la Russie et de l’Angleterre attaque le Liban et la Syrie et les soustrait à la souveraineté de l’Égypte. Vaincue, celle-ci redevient vassale d’Istanbul. En 1848, Mohamed Ali décède à l’âge de quatre-vingt ans. Son fils Ibrahim étant mort quelques mois avant lui, c’est le fils de ce dernier, Abbas 1er, qui accède au trône et défait en peu de temps ce que son grand-père avait réalisé en une vie. Influencé par les milieux religieux, il ferme les grandes écoles fondées par son illustre prédécesseur, arrête la politique des grands travaux et chasse les coopérants étrangers.
    L’enseignement public périclite et l’Égypte se met alors à marquer le pas(2).

    En Turquie, le sultan Abdulmadjid 1er inaugure les «Tanzimat», politique de modernisation inspirée des idées politiques européennes. En 1839, un décret instaure l’égalité de tous les sujets de l’Empire (musulmans, chrétiens, juifs) devant la loi ; un code pénal éloigné de la «charia» (loi religieuse) est adopté en 1840, en même temps qu’est créée la Banque ottomane ; une nouvelle loi commerciale est édictée en 1850 ; en 1856, le sultan décrète l’abolition de la «jizya» (impôt spécifique aux non-musulmans). Une «fetwa» s’opposant à ces réformes est lancée à La Mecque,
    appelant à la révolte contre le pouvoir ottoman.
    Une frénésie de modernisation s’empare
    des sphères dirigeantes des Etats musulmans, donnant l’espoir d’une véritable renaissance. L’imprimerie est introduite en Turquie et en Égypte, ce qui favorise
    la circulation des connaissances et des idées.
    La presse écrite apparaît en 1828 en Egypte, en 1832 à Istanbul, en 1847 à Alger, en 1848 à Téhéran, en 1855 à Beyrouth, en 1868 en Iraq, en 1875 au Yémen... Les missions religieuses chrétiennes s’installent en pays d’islam, des étudiants musulmans sont envoyés en Europe, un mouvement de traduction de livres prend son essor en Turquie, en Égypte, en Iraq… En 1861, le sultan Abdulaziz promulgue un nouveau code civil
    et fonde la «Ligue de Galatasaray» pour l’enseignement du français.

    En 1866, le Khédive égyptien installe une Assemblée consultative de soixante-quinze membres élus au suffrage indirect. Cette dynamique de réformes est interrompue en 1871 chez les Ottomans sous la pression des milieux religieux.
    La même année, le bey de Tunis promulgue une Constitution instituant un conseil de soixante membres puis nomme Kheireddine Pacha Premier ministre. Ce dernier, qui est considéré comme le fondateur de la Tunisie moderne, crée le collège Sadiki où sont enseignées pour la première fois les sciences exactes et les langues étrangères et d’où sortiront les générations qui animeront le mouvement de libération de la Tunisie et construiront son Etat indépendant.
    En 1876, le sultan Abdulhamid II institue un Parlement à deux chambres. Les premières élections d’un Parlement dans le monde musulman ont lieu en 1877, revendiquées par un mouvement intellectuel, «Les jeunes Ottomans», qui cherche à concilier l’islam et les idées occidentales. En Inde, Sir Sayyid Ahmed Khan Bahador (1817-1890), disciple de Shah Wali Allah, introduit les premières réformes inspirées du modèle britannique et fonde l’Anglo-Oriental College d’Aligarth en 1875. Il critique les traditionalistes qui l’accusent en retour de matérialisme. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont on retrouve l’influence dans l’œuvre de Abderrahman al-Kawakibi. En Perse, le Shah Nasr-Eddin (1848-1896)
    ouvre son pays à l’Occident et visite plusieurs fois l’Europe.

    C’est toutefois le Perso-Afghan Djamel-Eddin al-Afghani qui va réveiller les consciences dans le monde arabo-musulman et susciter le courant que vont représenter Abdou, Ridha, Arslan et Ben Badis. Jusque-là, la modernisation avait été le fait des Etats et visé les institutions. Maintenant, elle va devenir l’affaire des intellectuels et des élites politiques formées dans l’ambiance du «réveil». Arrivé en Egypte en 1872, al-Afghani fait la connaissance, à Khan Khalili, du jeune Mohamed Abdou alors en pleine crise mystique. Conquis par al-Afghani, Abdou prend conscience de la caducité du modèle traditionaliste et se passionne à partir de là pour la recherche d’un nouveau modèle alliant les principes de l’islam et la rationalité moderne. Il s’initie au français et commence à lire des ouvrages européens. A la création du journal al-Ahram en 1876,
    il est l’un de ses collaborateurs.
    En 1879, al-Afghani est expulsé d’Égypte par le khédive Tewfik. A son tour,
    Abdou est interdit de presse et assigné à résidence dans son village natal. Un an après, il retrouve sa liberté de mouvement et est nommé directeur du journal officiel qu’il dirige pendant un an et demi. Il milite pour un régime constitutionnel et la modernisation de l’éducation en Égypte. En 1882, éclate la révolte du colonel Orabi contre la mainmise des Anglais sur l’Etat égyptien. Abdou soutient le mouvement. Il est jugé et condamné à l’exil. Il s’installe pendant quelques mois à Beyrouth avant de rejoindre al-Afghani à Paris. Les deux penseurs sont une nouvelle fois séparés en 1884. Abdou retourne au Liban où il restera jusqu’en 1889. C’est là qu’il entame la rédaction de Rissalat attawhid. Rentré en Égypte, il est nommé au conseil d’administration d’al-Azhar et au Conseil législatif. En 1899, il est élevé à la dignité de muphti.

    Rissalat attawhid est publié en 1897. Abdou y développe une conception libérale et rationnelle de l’islam et déplore que «la vie des musulmans soit devenue une manifestation contre leur propre religion». Dans ce petit livre d’une centaine de pages, il se propose de libérer l’esprit musulman de l’enseignement dogmatique et scolastique : «La religion peut nous révéler certaines choses qui dépassent notre compréhension, elle ne peut nous en enseigner aucune qui soit en contradiction avec notre raison.» Il pose que la seule source authentique de l’islam est le Coran et un nombre très réduit de hadiths, et en déduit que c’est à la raison qu’il revient d’examiner la preuve des dogmes religieux et des règles de conduite pour déterminer s’ils émanent vraiment de Dieu et note : «En cas de conflit entre la raison et la tradition, c’est à la raison qu’appartient le droit de décider.» Allant plus loin, il considère que «les prophètes jouent vis-à-vis des peuples le même rôle que l’intelligence par rapport aux individus ; leur envoi répond à un besoin de la raison». Il rejette le principe d’imitation aveugle des anciens, le taqlid : «L’imitation peut s’exercer sur le vrai aussi bien que sur le faux ; elle peut aussi avoir pour fruit l’utile comme le nuisible ; elle constitue donc un égarement que l’on pardonne à l’animal mais qui ne convient pas à l’homme.»(3) C’est de lui que vont se réclamer Rachid Ridha, Chakib Arslan, Ben Badis et ceux qui, après lui,
    voudront tenter une percée contre le modèle traditionaliste.

    Au départ donc, la renaissance était un mouvement politique qui aspirait à libérer la nation musulmane de la domination mongole à l’époque d’Ibn Taïmiya, ottomane à l’époque d’Abdelwahhab et européenne au XXe siècle. Au milieu du XIXe siècle, un courant intellectuel apparaît en Syrie, opposé à la domination ottomane. Il est animé par des associations et des journaux à dominante chrétienne et prône l’union arabe et la laïcité. On trouve parmi ses principaux animateurs appelés les «Nahdaouis» : Selim Ramadhan, Hussein Bihem, Hounaïn al-Khoury, Selim Boutros al-Boustani, Ibrahim al-Yazidji… L’Emir Abdelkader aurait fait partie de l’une de ces associations aux côtés de Iskander Alazar et Adib Ashak… C’est dans cette ambiance intellectuelle que s’est formé un grand visionnaire de la réforme du mode de pensée islamique, Abderrahman al-Kawakibi. Jeune, il avait été marqué par un article d’al-Boustani intitulé «Limadha nahnou fi taâkhour» («Pourquoi sommes-nous arriérés ?») dans lequel le confessionnalisme et les différences ethniques sont désignés comme les causes du retard arabe. Ce mouvement met en avant la renaissance «arabe» et connaîtra son apothéose entre les années cinquante et soixante-dix sous le nom de «baâth al-arabi». La renaissance arabe s’éloigne des sources islamiques et se mâtine de marxisme. Elle a pour objet l’unité du monde arabe et prend dès lors ses distances de la Turquie et de la Perse. Le Nassérisme sera l’une de ses expressions, mais c’est surtout le parti socialiste Baâth, créé par les Syriens Michel Aflak et Salah-Eddin Bitar, qui va incarner cette idéologie laïque en Syrie et en Irak.
    Il faut noter que Bennabi ne mentionne pas comme efforts de renaissance les programmes de modernisation lancés par Mohamed Ali, les Ottomans, les Persans ou les Afghans. Pour lui, la nuit couvre tout l’espace temporel qui va d’Ibn Khaldoun à Djamel-Eddin al-Afghani. Tout comme il n’accorde aucun intérêt à la «renaissance timouride», il n’en accordera pas davantage à la «renaissance arabe». De la même manière, il ignore superbement le fossé qui sépare les sunnites des chiites. Il assigne à la renaissance une double et difficile mission : rattraper le retard sur la pensée coranique et sur la pensée scientifique moderne. Il écrit : «Si la décadence est un décalage, inversement la renaissance est l’effort du monde musulman sur le plan psychologique, le mouvement de sa conscience pour rattraper son retard sur la pensée coranique et la pensée scientifique moderne» (Vocation de l’islam). Selon lui, on ne peut changer l’homme qu’en agissant sur son psychisme, ses croyances : «Au point de départ de toute transformation sociale, une réforme religieuse est nécessaire.» Il attend de la renaissance qu’elle «renouvelle l’homme conformément à la véritable tradition islamique et à l’expérience cartésienne» (Vocation de l’islam). Il s’agit donc de la réalisation d’une double révolution mentale : sortir de l’influence des écoles doctrinales qui se sont accommodées au fait accompli de Siffin, et créer les conditions d’une libération de l’esprit qui conduirait à un épanouissement scientifique et au développement économique. Mais comment faire concrètement pour «dépouiller le texte coranique de sa triple gangue théologique, juridique et philosophique» ? Il ne le dit pas frontalement, mais on trouve d’innombrables allusions à la nécessité de refonder l’enseignement dans les pays musulmans et de s’émanciper de la culture musulmane traditionnelle qui exerce toujours son emprise sur
    les esprits dans le monde musulman et dont l’islamisme actuel n’est qu’un avatar.

    Bennabi a très tôt compris que ni le courant réformiste ni le courant moderniste n’allait tirer le monde musulman de sa décadence. La première cause de l’échec de la renaissance à ses yeux réside dans l’absence d’unité au départ entre les deux courants. S’étant présentés sous forme de deux mouvements distincts, ceux-ci n’allaient pas donner lieu à une démarche cohérente mais à deux voies différentes. La voie réformiste proposait un retour au passé, sans réaliser que ce passé était lui-même problématique, tandis que la voie moderniste préconisait l’adoption d’idées
    et de modèles sans résonance dans le psychisme musulman.

    De son point de vue, la première offrait en guise de solutions des idées mortes, et la seconde des idées mortelles. Non seulement les deux tendances ne convergeaient pas, mais allaient s’employer à se neutraliser mutuellement, laissant finalement le problème entier. La seconde cause de l’échec est liée à la question du choix du modèle, un choix que la Nahda n’a pas fait de peur de heurter la culture traditionnelle et qui donnera au mouvement de renaissance les aspects d’un entassement, d’un choséisme, d’un syncrétisme. Il écrit : «Le monde musulman n’a pas encore fait le choix ni de la méthode ni du modèle. En raison de ses affinités méditerranéennes, on pouvait s’attendre à le voir se tourner vers l’Occident tout en apportant son originalité à corriger le modèle occidental, ou plutôt à l’adapter à sa propre évolution en tenant compte, d’une part, de son retard et, de l’autre, des méthodes d’accélération de l’histoire qui ont déjà montré leur efficacité ailleurs… On sent vaguement, dans un examen sommaire, que la renaissance musulmane a pour maître l’Occident. Mais en voulant tailler sur ce «patron», on a suivi vaguement les coups de ciseau du maître. Quand on veut tailler dans la matière de l’histoire, il faut se connaître et connaître son modèle pour savoir prendre à son égard les libertés nécessaires pour être soi-même et non le sosie de quelqu’un... Il ne s’agit pas de décalquer une évolution, mais de
    la résumer dans ce qu’elle a d’essentiel, d’universel» (L’afro-asiatisme).

    La troisième cause de l’échec de la Nahda réside dans le fait que les deux tendances ont manqué à la fois de l’inspiration nécessaire et de l’orientation systématique : «La cause commune de l’erreur des modernistes et de celle des réformateurs est dans le fait que ni les uns ni les autres ne sont allés à la source même de leur inspiration. Les réformateurs ne sont pas réellement remontés aux origines de la pensée islamique, non plus que les modernistes aux origines de la pensée occidentale. Sur le plan psychologique, une discrimination est toutefois indispensable : le “salafiste” porte individuellement la notion de la renaissance. S’il n’en réalise pas méthodiquement les conditions pratiques,
    du moins n’en perd-il pas de vue l’objectif essentiel.

    Il a conscience de son milieu au point de n’y revendiquer que des “devoirs”, laissant les “droits” aux modernistes... Chez le moderniste par contre, c’est cette notion même de renaissance qui fait défaut ou qui devient secondaire : le moderniste ne s’est engagé dans la vie de son pays que sur le plan politique… Pour lui la question n’est pas, avant tout, de régénérer le monde musulman, mais de le tirer de son embarras politique actuel… Le mouvement moderniste ne reflète en fait aucune doctrine précise : il est indéfinissable dans ses moyens comme dans ses buts.
    C’est qu’en réalité il ne cristallise qu’un engouement» («VI»).
    N. B.
    Prochain : PENSÉE DE MALEK BENNABI : 23) L’échec de la nahda.


    1) Ed. Enag, Alger 1990.
    2) Cf : Gilbert Sinoué : Le Dernier Pharaon, Ed. Pygmalion, Paris 1997.
    3) Op.cité

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    NOUREDDINE BOUKROUH
    Vendredi 15 2016

    Entretien avec N. Boukrouh, disciple de Malek Bennabi

    "La colonisabilité est restée intacte dans
    un grand nombre de pays arabo-musulmans"


    Disciple de Malek Bennabi, Noureddine Boukrouh est également un intellectuel de premier plan en Algérie où il se distingue par des écrits pointus et des interventions dans les médias d'une grande hauteur de vue. Dans cet entretien accordé à Oumma.com, dont nous diffusons la première partie, il rend hommage à la personnalité de Malek Bennabi en révélant des anecdotes personnelles. Il revient sur le concept de "colonisabilité" créé par le grand penseur, analyse les causes de la décadence du monde musulman, ainsi que la pauvreté du discours religieux de certains Oulamas.
    Vous avez été un disciple de Malek Bennabi. Au-delà du grand penseur qu’il a été, quelle image gardez-vous de l’homme?

    J’ai eu la chance et l’honneur de connaître Malek Bennabi chez lui, au 50 Avenue Roosevelt, à Alger, entre 1969 et 1973. Je l’avais vu pour la première fois au lycée Amara Rachid, à Ben Aknoun, en décembre 1968 où il était venu donner une conférence dans le cadre des travaux du premier séminaire sur la pensée islamique. J’ai incidemment appris par la suite qu’il animait chez lui des causeries à l’intention des étudiants et c’est ainsi que j’ai fréquenté
    cette « école » jusqu’à la fin de sa vie en octobre 1973.

    Il avait fait de son appartement le siège d’un « centre d’orientation culturelle » officieux où il recevait chaque samedi, de 16h à 19h, des étudiants et quiconque d’autre voulait bien venir entendre ses exposés. On y entrait comme dans un moulin, c’est-à-dire sans formalités, sans même décliner son identité. On s’asseyait sur une chaise vide, s’il on en trouvait, ou restait debout, si c’était le plein dans un coin du hall d’entrée
    de l’appartement (environ 20 m2) où se déroulait le séminaire.

    Bennabi se tenait assis ou debout à côté d’une table sur laquelle se dressait un tableau où il aimait illustrer ses raisonnements, en s’aidant de formules algébriques ou de figures géométriques. L’homme était affable, austère et modeste à la fois. Son appartement était humble, manquant de meubles et de décor et lui-même était toujours habillé en tenue d’intérieur, un burnous blanc souvent jeté sur les épaules. Il avait une voix forte et riait volontiers.
    Je garde de lui l’image d’un homme bon, innocent, qu’habitait un esprit systématique puissant, une véritable machine d’intelligence. Il m’apparaissait tel un sage de l’Antiquité : haute stature, cheveux blancs, debout au milieu de son auditoire, respirant le savoir et la sagesse et répondant avec douceur aux questions. J’ai eu le privilège de le présenter au public en deux occasions, en 1971-72, et je me demande à ce jour comment j’ai fait pour m’en sortir. Quand il découvrit que j’écrivais dans « El-Moudjahid », dont un article sur Maxime Rodinson qui fit beaucoup de bruit à l’époque, il s’intéressa à moi et c’est ainsi qu’il me proposa un jour de préfacer un de ses livres intitulé « Le problème de la culture ».
    Pouvez-vous expliciter le concept de « colonisabilité » développé par Malek Bennabi qui a souvent été incompris?
    Bennabi a utilisé pour la première fois cette notion dans « Les conditions de la renaissance » (1949) pour désigner la somme des conséquences mentales, sociales, économiques, politiques et militaires découlant de la « décadence ». C’est quand elle entre en décadence qu’une civilisation à bout de souffle, qu’une société fatiguée, démotivée, désarticulée, sécrète la colonisabilité, c’est-à-dire la résignation à la défaite, à la conquête, à l’occupation, au colonialisme. Dans le cas islamique, l’image est saisissante. Un grand nombre de pays musulmans ont été colonisés, placés sous protectorat, mandat ou protection extérieure au cours des derniers siècles et même jusqu’à aujourd’hui, alors qu’ils avaient été les places fortes, les villes célèbres et des empires où avait brillé la civilisation.

    Appartenant à l’école du « cycle de civilisation » inaugurée par Ibn Khaldoun (XIVe siècle) et formulée sous forme de philosophie de l’histoire par Gambattista Vico (XVIIIe siècle), selon laquelle les civilisations se réalisent en trois étapes, la genèse, l’expansion et le déclin chez le premier, ou l’âge divin, l’âge héroïque et l’âge humain chez le second, Bennabi a opéré un glissement du sens historique au sens politique qui lui a valu les critiques qu’on sait. On a failli le faire passer pour un « traître ». S’il s’en était tenu à l’emploi du terme « décadence » au lieu de lui donner pour synonyme la « colonisabilité », il n’aurait pas déchaîné la foudre contre lui comme ça été le cas en Algérie à la fin des années 1940, alors que le pays se préparait à entrer en guerre contre le colonialisme français.
    Aujourd’hui, le colonialisme n’existe presque plus alors que la colonisabilité est restée intacte dans un grand nombre de pays arabo-musulmans et africains, donnant a posteriori raison à Bennabi. Autant il était difficile d’accepter cette notion en temps de guerre, de lutte de libération, autant il n’y a plus qu’elle pour rendre compte de la réalité de beaucoup de pays. Aujourd’hui, des Etats précédemment colonisables et colonisés volent carrément en éclats, disparaissent, se suicident car leurs peuples n’ont pas été capables de fonder des Etats de droit durables, des sociétés de citoyens, des économies fonctionnelles et des armées performantes… Toutes les guerres menées contre Israël ont été perdues de 1948 à 1973 et pourtant ce n’est pas en Israël qu’existe le grade de maréchal,
    mais dans les pays arabes. Des maréchaux-ferrants en réalité…
    Peut-on situer historiquement et avec précision le début de cette décadence
    et quelles en sont les principales causes ?

    Pour Bennabi, la civilisation musulmane a connu très tôt, prématurément, la première cassure dont allaient dériver toutes les autres et dont les effets se manifestent à ce jour. Cette cassure était de nature politique et s’est exprimée physiquement sous la forme du conflit pour la dévolution du pouvoir qui a éclaté après la mort du troisième calife, Othman, assassiné par des insurgés venus de plusieurs provinces pour cause de népotisme
    et pour avoir ordonné la recension du Coran, tel qu’on le connaît aujourd’hui.

    Ali avait été désigné calife par la communauté mais le clan des Banu Omeyya (les futurs Omeyyades) refusa de le reconnaître et prit les armes contre lui, à l’instigation de Moawiya ibn Abi Sofiane qui était gouverneur de Syrie. L’affrontement armé se solda par plusieurs dizaines de milliers de morts (45.000 selon Tabari) mais sans dégager un vainqueur. C’est alors qu’un arbitrage frauduleux attribua le pouvoir à Moawiya. Tout de suite, le conflit passa de la dimension militaire à la nature idéologique et religieuse.
    Les rangs des musulmans se divisèrent aussitôt en sunnites, chiites et kharédjites, division qui prévaut à ce jour. Moawiya, usant de la force, de la ruse et de la corruption, allait aggraver les choses une quinzaine d’années plus tard en introduisant pour la première fois dans la fraîche histoire de l’islam et la longue histoire des Arabes le principe de la transmission héréditaire du pouvoir, alors que cette forme de gouvernement n’avait de fondements ni dans le Coran, ni dans la tradition des quatre premiers califes, ni dans les usages arabes antérieures à l’islam.
    Les Oulamas sunnites de l’époque durent chercher dans le Coran et la sunna les arguments justifiant cette entorse et ces viols successifs de la conscience islamique. Comme ils ne s’y trouvaient pas, ils y allèrent de leur « tafsir », de leur exégèse et de leur jurisprudence. Bennabi en a conclu que l’histoire de ce qu’on appelle la civilisation islamique n’est en fait que l’histoire d’une imposture, de l’adaptation des textes religieux au fait du prince ayant suivi la bataille de Siffin, lieu où se sont affrontées les troupes de Ali et de Moawiya. Le pouvoir des Omeyyades durera un siècle et s’achèvera sur un massacre ethnique et politique à grande échelle.
    Les Abbassides leur reprendront le pouvoir pour cinq siècles et le partageront avec les Perses avant de le perdre au profit des non-Arabes, entraînant la désagrégation du califat central et unitaire, ainsi que son morcellement en plusieurs califats et tawaifs ne se reconnaissant pas les uns les autres et se querellant sans cesse pour un motif ou un autre. Sous les Abbassides, les lumières scientifiques, artistiques et littéraires de l’islam ont illuminé le monde mais l’énergie créatrice allait petit à petit être étouffée par le « ilm » traditionnaliste, rétrograde et fataliste, jusqu’à son extinction définitive à l’époque d’Ibn Khaldoun.
    Les Croisades, la Reconquista puis la colonisation allaient l’une après l’autre s’emparer des lambeaux de la civilisation islamique dépecée par les siens. C’est de la chute de l’empire almohade que Bennabi date historiquement le déclin du monde musulman. Les causes en sont : le remplacement de l’esprit démocratique (consultation) par les intérêts dynastiques, l’asservissement des Oulamas aux volontés du despotisme, la démotivation des croyants, l’alliance avec l’étranger pour vaincre ses rivaux intérieurs, le démantèlement des structures unitaires, le triomphe du conservatisme et du salafisme sur l’esprit critique et créatif…
    Comment expliquez-vous que le discours sur l’islam de la part de ses prédicateurs, voire de ses savants, se réduise le plus souvent à des discours sur la norme avec une obsession du « haram et du halal » ?
    C’est la conséquence lointaine de l’accommodation du Coran et du hadith à ce qui arrange les affaires du pouvoir despotique et dynastique. Il s’agissait à l’époque et aujourd’hui encore de réduire l’islam à une somme de rites et de pratiques éloignant les musulmans de l’esprit critique, du libre arbitre et des affaires publiques pour en faire des « mselmin mkettfin », des individus fatalistes, littéralistes, colonisables et despotisables à merci.

    Le croyant a été ainsi subrepticement mis sous une double tutelle : celle du calife, de l’Emir, du roi, du gardien des lieux saints, de l’imam infaillible ou du président de la République à vie d’un côté, et de l’autre celle du « alem », de l’imam, du mufti, du da’iya, du télécoraniste et du cheikh de la rue. Le glaive et la sabha se sont partagé les rôles pour confiner les musulmans dans la peur de l’enfer, de l’au-delà, de la transgression des ordres du détenteur du pouvoir assimilé au Prophète et parfois à Dieu,
    et les réduire ainsi au rang de bêtes de somme, taillables et corvéables à merci.

    Le premier au moyen de la répression, le gourdin et les armes, les seconds avec le Coran, les hadiths et le « ilm » auxquels ils font dire ce qu’ils veulent, ce qui plaît au souverain, ce qui maintient l’ordre social archaïque et théocratique. Il n’y a pas mieux que l’argument du « respect de la tradition et du salaf » pour endormir et asservir une nation. Le salafisme et le wahhabisme sont des incitations à ramener les musulmans au mode de vie pratiqué par les musulmans de la première époque, jugée sacrée et à jamais emblématique, et au savoir d’Abu Hurayra. Tout ce qui en sort, tout ce qui dépasse est qualifié de déviance, d’innovation blâmable et d’apostasie passible de la peine de mort.
    A suivre...



    Dernière modification par zadhand ; 15/01/2016 à 22h28.
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