De la colonisabilité à l’encanaillement
Contribution
17 Mai 2015
J'ai l'est déplacé ici
"Aâm aâm celui qui nous avait taxé de ghachis..." vue ce sujet n'est pas traité sur l'Islam.
De la colonisabilité à l’encanaillement
«Le tigre d’aujourd’hui est identique à celui d’il y a six mille ans, parce que chaque tigre doit recommencer à être tigre comme s’il n’y en avait jamais eu avant lui.
L’homme n’est jamais un premier homme ; il ne peut commencer à vivre qu’à un certain niveau de passé accumulé. L’important, c’est la mémoire des erreurs ; c’est elle qui nous permet de ne pas toujours commettre les mêmes. Le vrai trésor de l’homme, c’est le trésor de ses erreurs.»
(José Ortega y Gasset)
Dans les années soixante-dix, les Algériens regardaient au-dessus et autour d’eux pour estimer au jugé la distance qui les séparait des nations plus avancées qu’eux ou de niveau comparable. Il y en avait peu en Afrique, dans le monde arabe, notre voisinage et même le sud de l’Europe. Aujourd’hui, nous regardons au-dessous et derrière en nous demandant s’il y a plus bas sur les degrés de l’échelle ou plus retardataires pour fermer la marche du convoi humain en ce troisième millénaire. Il n’y en a pas, les peuples burkinabé et burundais, pauvres parmi les plus pauvres de la planète, étant passés devant. Les annales de l’Histoire témoignent du phénomène à travers les temps et les lieux : nul n’est prophète en son pays. Les vrais prophètes plus que les faux et les penseurs visionnaires, plus que les démagogues ont eu à le constater parfois au prix de leur vie. Mais si on a pu les bannir ou les tuer, on n’a jamais réussi à faire de même avec leurs idées qui ont fini par être reconnues comme vraies chez eux et ailleurs.
Le penseur algérien Malek Bennabi a utilisé pour la première fois la notion de «colonisabilité» dans son livre Discours sur les conditions de la renaissance algérienne paru à Alger en février 1949. Confondant entre analyse de la mécanique sociale et slogans politiques revendicatifs, les partis du mouvement national y ont vu une trahison de la cause nationale et dressé un bûcher à son intention. On retrouve les minutes du procès en sorcellerie ouvert jusque dans la Charte d’Alger de 1964.
Si tout le monde connaît la notion de «colonisabilité», peu en ont saisi la profondeur réelle à l’image de la «relativité» d’Einstein dont nombreux sont ceux qui en parlent et rares ceux qui peuvent l’expliquer. On croit même qu’elle est liée à une période révolue de l’histoire des peuples colonisés et qu’elle a disparu avec leur accession à l’indépendance. C’est vrai dans le cas des peuples burkinabé et burundais, faux dans le nôtre.
On n’est pas colonisé parce qu’on s’est trouvé au mauvais endroit et au mauvais moment comme aiment à dire les Américains, mais seulement si on est colonisable ; si on présente les signes avérés de la «colonisabilité» qui est une pathologie mentale, culturelle et sociale rendant une communauté éligible à la colonisation qui peut être durable et récurrente comme dans le cas algérien, ou ne pas avoir lieu par pur hasard comme dans le cas du Yémen, de l’Afghanistan ou des peuplades de la forêt amazonienne et de la savane africaine.
Il y a des séropositifs qui portent le virus du sida mais à l’état latent, et des constructions sociales et immobilières qui donnent l’impression d’être éternelles jusqu’à la première secousse sérieuse. On l’a plusieurs fois vu chez nous que ce soit en matière d’immeubles (tremblement de terre de Boumerdès) ou de systèmes sociaux (socialisme de Boumediene, libéralisme de Chadli, islamisme du FIS).
Le colonisateur n’est pas un chômeur de l’Histoire à la recherche d’une occupation lucrative ou un sadique faisant le mal pour le mal ; il ne va pas là où il y a des êtres colonisables mais uniquement là où il y a des richesses à piller ou une position stratégique à prendre. Jouant de malchance, nous avons toujours possédé les deux. Et comme pour nous punir de n’en avoir rien fait à notre propre usage à travers les âges, l’Histoire s’est souvent amusée à orienter vers nous les pas de congénères qui savent saisir les opportunités en se faisant payer directement sur la bête (Phéniciens, Romains, Turcs, Français) ou contre monnaie sonnante et trébuchante (entreprises et main-d’œuvre étrangères opérant dans notre pays).
Les Algériens se sont libérés du colonialisme à la faveur d’une conjonction de facteurs endogènes et exogènes après avoir connu le déshonneur d’être le premier pays arabo-musulman à être occupé par une puissance occidentale, l’unique à avoir connu une colonisation de peuplement, et le dernier à obtenir son indépendance. Le problème n’est plus là, certes, mais sommes-nous sûrs de ne pas être colonisés une autre fois, un jour, après les mandats de Boutef, le pétrole et le gaz de schiste ? En d’autres termes, sommes-nous guéris de notre «colonisabilité» comme peuvent s’en vanter les peuples burkinabé, burundais et d’autres ? Ceux-là sont guéris même s’ils restent pauvres car la psychologie du colonisé, du colonisable, de l’indigène est morte en eux, ils l’ont tuée ; ce sont désormais des citoyens.
Je n’ai pas mieux trouvé dans le savoir sociologique que le concept d’«encanaillement» forgé par le penseur espagnol José Ortega y Gasset pour résumer notre comportement depuis l’indépendance. Par le fait de notre seul génie et sans la moindre contrainte extérieure, nous avons développé un comportement qui tend de toute ses forces à reproduire à l’identique les conditions qui nous ont conduits à la colonisation entre l’époque de Massinissa et la Révolution du 1er Novembre 1954.
J’ai calqué le contenu de ce terme sur notre réalité dans un article paru dans le journal Liberté du 6 avril 1993 sous le titre «L’encanaillement du peuple algérien de 1926 à nos jours» et découvert qu’il nous allait sur mesure. J’ai alors écrit ces paragraphes (début de citation) : «Telle une société en faillite qui voit ses actionnaires se disperser, l’Algérie est en voie d’être réduite à sa plus simple expression : des richesses naturelles qui dépérissent, du temps qui s’écoule inutilement et des êtres humains qui déambulent dans la vie sans but ni raison. Vivre ? C’est, répond le philosophe, ‘‘se diriger vers quelque chose, c’est cheminer vers un but. Le but n’est pas mon chemin, n’est pas ma vie. C’est quelque chose à quoi je la dévoue’’. Pour que la marche des Algériens ait eu, dès 1962, une direction et leur vie une signification autre que zoologique, il eût fallu leur indiquer un but, leur fournir des raisons et des modalités pour qu’ils vivent les uns avec les autres, les uns des autres, à l’intérieur de normes économiques et sociales rationnelles et équitables. Il eût fallu leur proposer une ‘‘açabiya’’ nationale, provoquer en eux une ‘‘secousse psychique’’, leur injecter de nouveaux stimuli. Or, à part celui de devoir en toutes circonstances ouïe et obéissance à des dirigeants qui leur promettaient de devenir ce qu’un Belaïd Abdesselam (ancien Premier ministre algérien) appelait ‘‘la population à nourrir’’, aucun idéal commun, aucune liberté d’entreprendre, aucun rêve collectif n’ont été offerts aux Algériens. Sitôt fini le combat libérateur, on les déchargea de toute mission, on les délivra de tout embarras du choix, on les exonéra de toute contribution à la réflexion et aux décisions engageant l’avenir. On les adjurait régulièrement par contre de rester ‘‘durs de tête’’, ‘‘mendiants et orgueilleux’’, rebelles les uns aux autres, opposés à toute forme ‘‘d’exploitation de l’homme par l’homme’’… On les laissa dans une totale disponibilité mentale et culturelle jusqu’à ce qu’ils soient devenus les âmes vacantes que des illuminés sont venus un jour arracher de leurs gonds et précipiter dans la croyance au merveilleux, le reniement du moi national et la haine fratricide…» (fin de citation).
C’était en 1993. Et aujourd’hui ? A vous d’apprécier à travers la définition qu’en donne Ortega y Gasset lui-même : «L’encanaillement n’est rien d’autre que l’acceptation, en tant qu’état naturel et normal, d’une irrégularité, d’une chose qui continue de paraître anormale, mais que l’on continue d’accepter. Or, comme il n’est pas possible de convertir en une saine normalité ce qui, dans son essence même, est criminel et anormal, l’individu décide de s’adapter de lui-même à la faute essentielle et de devenir ainsi partie intégrante du crime et de l’irrégularité qu’il entraîne… Toutes les nations ont traversé des époques pendant lesquelles quelqu’un qui ne devait pas les commander aspirait pourtant à le faire. Mais un fort instinct leur fit concentrer sur-le-champ leurs énergies et expulser cette illégitime prétention. Elles repoussèrent l’irrégularité et reconstruisirent ainsi leur morale publique. Mais il en est qui font tout le contraire ; au lieu de s’opposer à être commandées par quelqu’un qui leur répugne dans leur for intérieur, elles préfèrent falsifier tout le reste de leur être pour s’accommoder de cette fraude initiale.» La «colonisabilité», c’est aussi le produit d’un rapport de forces et le peuple algérien s’est opposé comme il a pu à travers les siècles au fait colonial et sacrifié par millions les siens pour s’en libérer. Il lui avait manqué à chaque fois pour réussir le sens historique, le «common sense», le sens collectif, le sens de l’efficacité... Quand il les a enfin réunis, il ne lui a pas fallu plus de sept petites années pour réaliser son rêve millénaire. Mais qu’a-t-il fait juste après les larmes de joie et la liesse du 5 Juillet 1962 ? Ce que nous avons longtemps pris pour une vertu digne d’une grande nation civilisée, la sortie des Algériens en juillet 1962 pour scander «Sept ans ça suffit !», était en fait une funeste erreur. C’était une réaction affective, sentimentale, mais aussi une faute politique par laquelle nous avons entériné l’acte fondateur de notre «encanaillement» car les causes qui ont provoqué cette réaction étaient celles d’un coup d’Etat. Normalement, il aurait fallu s’y opposer mais, à la décharge de nos aînés, qui connaissait les tenants et les aboutissants du conflit opposant les clans qui se disputaient le pouvoir ?
En fait de conscience nationale, politique et civique, nous n’avions que celle tournée vers l’étranger pour nous en distinguer ou le combattre ; tel un robot programmé pour une tâche unique, nous ne savions pas reconnaître un mal venant de nos rangs ; en la matière nous étions des nouveaux-nés, nous héritions d’un vide génétique, nous étions de «premiers hommes», les premiers Algériens indépendants depuis trois mille ans, aussi étrangers à une vie nationale que des hominidés débarquant aujourd’hui à Genève.
Le peuple algérien n’était pas encore une société et il ne l’est toujours pas, de même que la conscience citoyenne n’était pas encore formée et ne l’est toujours pas. Sinon nous n’aurions pas accepté le coup d’Etat de 1962, celui de 1965, la violation de la Constitution en 2008 pour un troisième mandat et le quatrième mandat qui a débouché, comme prévu et annoncé, sur un Etat malade, absent, aphone, impotent et indifférent aux dérives qui sont en train d’emporter le pays, pour ne pas dire qu’il en est l’auteur résolu pour on ne sait quelles sataniques raisons.
C’est trop deux tares, «colonisabilité» et «encanaillement», pour un seul
peuple ? Bien sûr ! Mais pourquoi les avoir accumulées ? Pourquoi les perpétuer, pourquoi les mitonner chaque jour ? L’«encanaillement» est quelque chose de plus terrible, de plus horrible que la «colonisabilité» ; c’est une abdication totale devant le mal, un consentement à son propre avilissement. Nous vivons comme si tout allait de soi, comme si les jours se ressemblent invariablement et que le soleil luira éternellement aussi bien sur les bons que sur les méchants.
Quelles nouvelles aventures autoriseront dans le futur ces exemples sans exemple dans l’histoire des nations ? Nous ne les connaissons pas, je ne peux pas dire ce qu’elles seront, mais elles sont garanties, certaines.
Nous avons accepté ces viols, ces anomalies, comme on a accepté que le terrorisme soit combattu sur le terrain et toléré dans la vie sociale et médiatique. A son sujet aussi nous avons dit, avec la même insouciance, «une décennie noire ça
suffit ! Nous sommes tous des frères, il faut pardonner et oublier» et que, somme toute, «djabha chitan» ! Dans les trois cas nous avons oublié qu’il n’y a pas pire que les mauvais exemples pour détruire une nation et pas mieux que les fausses paix pour préparer les prochaines guerres, forcément plus féroces et plus coûteuses que les précédentes.
L’Europe l’a expérimenté à son détriment avec la Première et la Seconde Guerres mondiales. J’ai commencé à parler de l’auteur espagnol dans les années 1970 car j’avais découvert entre lui et Bennabi des affinités qui m’avaient frappé. Leurs concepts signifient à peu près la même chose et résultent des conclusions tirées de l’observation de leurs sociétés respectives.
Ils sont les deux faces d’une même médaille, et cette médaille constitue la pierre de Rosette qui a permis à l’un et à l’autre de déchiffrer les causes des tragédies connues par leurs pays.
Si les deux penseurs ressuscitaient aujourd’hui, le plus malheureux des deux serait assurément Bennabi car l’Espagne a renoué avec le développement et la démocratie, tandis que l’Algérie s’enfonce dans la régression mentale, culturelle et politique, seules les effluves des hydrocarbures cachant sa nudité sur le plan économique. Quelle ne fut ma joie quand, au cours d’un dîner offert à Valence en l’honneur de notre délégation par le chef de gouvernement espagnol de l’époque, José Maria Aznar, celui-ci répondit à une question que je lui avais posée sur Ortega y Gasset, la surprise peinte sur son visage : «C’est notre maître à penser !» Je crois que notre Président et les membres de notre délégation étaient encore plus surpris que lui : d’abord d’entendre ce nom, ensuite d’entendre le chef de gouvernement d’un pays qui a joué un rôle majeur dans l’histoire humaine déclarer avec fierté qu’il avait un «maître à penser».
A part Djouha, eux ne voyaient pas… Si cela devait nous consoler, les Français aussi se sont laissé gruger par deux putschistes appartenant à la même famille dans l’intervalle d’un demi-siècle : Napoléon le Grand qui a renversé la 1re République et instauré une dizaine d’années après la Révolution de 1789 le premier Empire, et Napoléon le Petit qui a renversé la IIe République, née de la Révolution de 1848, pour lui substituer le IIe Empire. Celui-là a trompé même Victor Hugo qui s’est vengé de lui en l’affublant de ce sobriquet qui lui est resté : Napoléon le Petit. Les deux coups d’Etat ont été suivis de grandes catastrophes pour les Français dont les répliques comptent parmi les causes des deux guerres mondiales (perte de l’Alsace-Lorraine). Ce n’est qu’après la défaite de Sedan (septembre 1870) et la chute de Louis Napoléon Bonaparte que la République (la IIIe) et la démocratie ont été définitivement instaurées en France.
Cette comparaison est cependant superficielle, de pure forme, car nous ne sommes pas la France. Nous n’avons ni son passé historique, ni ses traditions étatiques et sociales, ni ses penseurs et sa culture, ni ses universités et ses instituts de recherche, ni sa puissance économique et sa créativité technologique, ni son potentiel industriel et militaire, ni son environnement européen et son rayonnement mondial. Nous sommes orphelins de tout cela et devons tout reconstruire à partir de zéro pratiquement. Si l’occasion nous était donnée…
N. B.
Note : une erreur de manipulation lors de la mise en page a privé les lecteurs de la citation qui servait d’entrée en matière à la contribution «L’art de détruire» parue la semaine dernière. La voici : «A force de tout voir, on finit par tout supporter ; à force de tout supporter, on finit par tout tolérer ; à force de tout tolérer, on finit par tout accepter ; à force de tout accepter, on finit par tout approuver.» (Saint Augustin l’Algérien, cité par Olivier Clerc in Histoire de la grenouille qui ne savait pas qu’elle était cuite, reçue sur ma boîte email).
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