Au delà de l’approche purement scientifique, qui pourrait être réductrice et mécanique, on a affaire à une tournure plus pratique, plus terre à terre, loin des catégorisations alarmistes systématiques, dignes des « territoires perdus de la république ». Car à l’opposé des intellectuels télévisuels autorisés, qui s’agissant de l’intégration de l’islam, sont le plus souvent pessimistes, le livre est fondamentalement optimiste et se veut réaliste. Son titre est assez évocateur « enjeux et réussites », comme si l’intégration de l’islam en France ou en Europe était déjà un fait établi et qu’il fallait plutôt parler de la façon dont la France est aussi « devenue la fille aînée de l’Islam » [1].
Olivier Roy, en préface, met d’emblée le doigt sur ce qui fait mal au citoyen européen : « Si les débats autour des populations musulmanes de France et d’Europe sont si passionnels, ce n’est pas seulement en raison de l’intérêt que suscite leur avenir. C’est aussi, en creux, parce qu’ils mettent en jeu l’identité française, européenne et occidentale. » [2]
Effectivement, un des thèmes principaux de ces présidentielles a été celui de l’identité nationale. Même si son exploitation politique par Nicolas Sarkozy a été quelque peu laborieuse, c’est en vérité un des piliers même de l’Europe de demain. Une Europe, qui après avoir été liée économiquement, s’assemble politiquement et aspire à un ensemble de valeurs. Pour anecdote, cela nous renvoie à ce lapsus révélateur d’un des rédacteurs de la constitution européenne, Valéry Giscard d’Estaing qui voulait que l’Europe soit un club chrétien. Thème repris par la suite par le Vatican, « l’Europe sera chrétienne ou ne sera pas ».
La polémique atteint son apogée lors du référendum sur la constitution européenne, lorsque le refus d’intégrer la Turquie en Europe -décrite alors comme une pseudo-démocratie islamique- devient un paradigme même de la pensée conservatrice. J’irais plus loin dans mon scepticisme quant à l’Union Européenne des valeurs et des droits de l’Homme, en disant que le massacre de Bosnie Herzégovine qui a eu lieu au cœur de l’Europe, il y a à peine une dizaine d’années, n’a pas suscité suffisamment de mobilisation européenne. Il n’y a pas si longtemps, Dominique de Villepin se félicitait des "60 ans de paix en Europe". A-t-on déjà oublié ? Où est-ce un hymne au nom de cette désolidarisation de l’autre identité, ou la matérialisation d’un rejet contre un virus dans le corps sain européen ? Qui sommes nous au juste ? Les mots d’Egdar Morin sont frappants :
« Mais, de même que j’ai ressenti la chute de Barcelone en 1939 comme le plus sinistre avertissement pour l’Europe, je ressens depuis l’an dernier un choc de la même violence et aussi lourd de funestes présages dans la décomposition de la richesse polyéthnique de la Bosnie-Herzégovine et dans le siège de Sarajevo. La Bosnie-Herzegovine n’était elle pas déjà en elle-même la préfiguration de l’Europe que nous souhaitions ? N’était-elle pas à la fois laïque et polyreligieuse ? Cet assassinat de la Bosnie-Herzegovine frappe au coeur l’idée d’Europe et la possibilité d’Europe » [3]
Il a fallut quelques années avant que ne soit définitivement entériné l’idée de la pluralité religieuse, en témoigne les efforts de Romano Prodi, en créant une commission allant dans ce sens :
« Toute réflexion sur l’avenir de l’Europe se doit d’aborder la question des dimensions spirituelle, religieuse et éthique. Je suis en effet convaincu, je le répète, que l’Europe a besoin d’une pensée et d’une âme. [...]
Reconnaître cet héritage ne revient pas à transmettre un message de rejet et d’exclusion. En effet, c’est sa capacité de brassage et d’assimilation d’influences et de cultures très différentes qui constitue la véritable force de l’Europe. Comment mettre entre parenthèses le christianisme, le judaïsme ou l’islam dans une Europe que nous voulons pluraliste, ouverte et tolérante ? » [4]
Pour en revenir au livre : la première idée reçue que balaie nos deux auteurs est celui de la prétendue « bombe démographique musulmane » à forte charge politique. Après avoir expliqué les difficultés de faire des statistiques avec un ensemble aussi hétérogène et complexe que les « musulmans », ils donnent des détails intéressants en vue d’invalider les projections alarmistes. Pour cela ils s’intéressent sur les évolutions des mœurs de la principale population musulmane en France, à savoir les marocains et les algériens :
« Ainsi les algériennes et les marocaines arrivées dans les années 1990 présentaient en 1999, un indicateur de fécondité de 4,08 et 4,31 respectivement, mais pour celles arrivées dans les années 1980, les chiffres étaient de 2,66 et 2,91 seulement. Leur taux de fécondité est inversement corrélé à leur durée de séjour et, avec le temps, il se rapproche de celui des femmes nées en France. » [5]
Loin de ces stéréotypes, les auteurs se livrent alors à une série d’études statistiques qui établissent des faits objectifs. La principale cause de cette « non-intégration » des populations musulmanes est plutôt dans ce constat d’échec d’intégration économique : les chiffres du chômage, les discriminations à l’embauche, la concentration et la ghettoïsation qui augmente le sentiment de délaissement et de marginalisation, la non représentation des minorités au parlement. Puis valeur symbolique même de la prison dans la prison, s’ils ne sont pas déjà prisonniers dans leurs quartiers, ils « représentent jusqu’à 70-80% de la population carcérale en zone urbaine » selon le sociologue Farhad Khosrokhavar.
Autre moment important et à haute valeur ajoutée pour certains moralistes républicains : le fameux « Mais est-ce qu’ils se sentent Français ? » On se souvient du "tristement" célèbre match France-Algérie le 6 octobre 2001, qui sonna comme « la preuve de la faillite ultime de l’intégration des jeunes générations de musulmans et de leur mépris pour la France ». Tellement choquant que Ségolène Royal avait fait du respect du drapeau et de l’hymne national des arguments électoraux à l’adresse de ces mal-élevés. Cependant, la réalité est beaucoup plus nuancée, car des statistiques montrent que les musulmans sont non seulement attachés à leur pays d’adoption, mais ils sont parfois plus optimistes que la population sur des sujets comme : la confiance en la justice, la police, sur l’avenir de la France et même la laïcité !
Les deux chercheurs démontrent aussi l’inexistence d’un vote musulman. Il découle directement de la spéculation faite autour du nombre de musulmans en France et du risque d’une réislamisation de la France par le vote communautaire, une des thèses du Front National, qui a toujours défendu les hypothèses les plus extravagantes pour nourrir la peur et gagner des voix. On notera aussi par la même occasion que la bonne récupération des thèses de l’immigration "subie" et la création d’un ministère dédié à l’immigration ont sans doute été à l’origine de la victoire de Nicolas Sarkozy.
Le livre ouvre aussi certaines questions, sans pourtant les éluder, comme ce mystérieux retour au religieux et cette réislamisation de la jeunesse. Comme totem de cette peur, il évoque les dernières affaires du foulard. Un retour sur la commission Stasi : la politique volontariste de l’Etat dans la gestion de cette affaire qui aboutit à une loi, une sorte de retour de bâton pour les musulmans et leurs revendications, devenues excessives aux yeux de l’audimat. Comme le montre, un des sondages, les affaires du foulard à l’école a provoqué un ras le bol général. Y compris chez les musulmans. Mais nous avons espoir que ces incompréhensions ne durent pas et l’avenir montrera assez rapidement l’inutilité même de cette loi, qui ne touche en réalité qu’une centaine de personnes. Nous voyons plutôt une possible politique de marginalisation, en dehors de l’école, car cette question a été abusivement utilisée pour diaboliser le symbole même du foulard, dans les entreprises et dans la société en général.
Comme vision positive de cette manifestation nouvelle, l’affaire des otages français Chesnot et Malbruno en Irak a eu un effet heureux, les musulmans français eux, ayant été pris en otage idéologiquement par l’"odieux chantage" (Tariq Ramadan) ont donc été solidaire de cette cause, au moment même de la crispation concernant la loi sur les signes ostensibles à l’école. Cela a eu un impact positif : une communion nationale a contribué à apaiser les soupçons concernant les musulmans français, qui ont démontré leur allégeance à la France et en ses concitoyens.
Il est important de mentionner que ce livre n’a pas omis de parler des acteurs musulmans sur le terrain. Le rôle des fédérations concurrentes dont celui de l’UOIF ou de la Mosquée de Paris et de la naissance difficile et controversée du CFCM y est détaillé ainsi qu’un bref aperçu de la soi-disante politique arabe de la France. Des personnages incontournables comme Tariq Ramadan ou Youssef Al Qaradawi y sont mentionnés comme des clefs de compréhension de cette réislamisation au niveau de la pensée et l’UOIF comme la fédération ayant eu le plus d’influence dans l’ébauche de l’institutionnalisation de l’islam de France. Entre aménagements, revendications et adaptations. De part et d’autre.
Autre aspect de l’étude, sur la délicate évidence de l’antisémitisme arabo-musulman, les auteurs montrent qu’ils existent des facteurs externes, qui ne justifient pas ce racisme mais qui peuvent en partie l’expliquer : la recrudescence des actes antisémites lors des violences en Palestine, l’assimilation du juif aux différents stéréotypes du riche, déjà existants depuis le début du siècle, avant même la présence des musulmans. Et la touche finale optimiste à retenir est la suivante et elle résume, au fond tout le livre :
« Finalement, la cause la plus profonde de l’antisémitisme chez les musulmans, nous l’avons montré, reste l’absence d’une intégration socio-économique. C’est pour cela que l’antisémitisme se manifeste surtout dans les quartiers les plus défavorisés, où les musulmans se trouvent nombreux à vivre.
Confronté à ce terrible défi, l’Etat doit intensifier ses politiques d’intégration et encourage le dialogue et la connaissance mutuelle autant que le strict respect des principes républicains. Lorsque Claude Lanzmann vint représenter dans les lycées de Seine-Saint-Denis son film de référence sur la Shoah, au printemps 2004, il fut surpris du vif intérêt qu’a suscité son travail chez les élèves issus de l’immigration maghrébine. Il a déclaré simplement au journaliste du Monde : « Les élèves, il faut leur parler, il faut leur parler. » [6]
Serait-il possible que la France, devienne cette seconde Andalousie, tant rêvée par Jacques Berque ?
"J’appelle à des Andalousies toujours recommencées, dont nous portons en nous à la fois les décombres amoncelés et l’inlassable espérance." (Andalousies-Babel)
Une chance aussi bien pour la France et les musulmans ? Espérons-le !
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