Benyoucef Mellouk revient à la charge

« Magistrats faussaires »
27.07.2016 11:00

Les polémiques sporadiques sur la guerre de Libération nationale, comme celle qui
vient de s'ouvrir avec la publication de la traduction du livre de Ted Morgan,
« Ma bataille d'Alger », n'ont presque jamais cessé. « Bleuite », liquidation de chefs
de guerre par leurs frères d'armes, officiers engagés dans l'armée française et ayant
rejoint les ranges de l'ALN, attribution de qualité de moudjahid à de faux combattants,
et d'autres séquences aussi sensibles les unes que les autres, ont largement alimenté
l'imaginaire collectif et les discussions au sein des familles algériennes.



Ces controverses n’ont accédé à la presse qu’au début des années 1990,
avec la création de titres indépendants. C’est d’ailleurs grâce à un de ces
jeunes titres de l’époque, à savoir « Le Nouvel Hebdo », dirigé par feu
Abderrahmane Mahmoudi, qu’un fonctionnaire du ministère de la Justice,
responsable du bureau du contentieux, en l’occurrence Benyoucef Mellouk,
a pu rapporter le cas de ceux qu’il avait appelés les « magistrats faussaires »,
c’est-à-dire des magistrats qui auraient frauduleusement obtenu des attestations communales d’anciens moudjahidine, afin de bénéficier des privilèges que permet
une telle qualité.L’ancien fonctionnaire en question est Benyoucef Mellouk.
Il revient, dans un entretien accordé au quotidien Liberté, édition du mardi 26 juillet,
sur les péripéties d’une affaire qui, depuis sa révélation publique en 1992 sur les
pages du « Nouvel Hebdo », a pris pour lui les contours d’un cauchemar. Il ne
cesse de dénoncer ce qu’il considère comme un harcèlement moral et judiciaire
qui s’abat sur lui, pour avoir osé recueillir et répertorier les noms de
« faux moudjahidine » ayant exercé ou exerçant au ministère de la Justice.
Depuis, le ciel lui est tombé sur la tête.

« Je ne regrette rien »
Benyoucef Mellouk rappelle, en introduction, que « c’est le même problème qui
rebondit depuis 1992, avec son lot de représailles. Je subis des menaces et des intimidations régulièrement pour avoir divulgué le scandale des magistrats faussaires.
Avec cette affaire, les masques sont tombés. Des magistrats encore en fonction ont
usurpé la qualité de membres de l’ALN ». Il dit ne pas regretter le combat mené
pendant près d’un quart de siècle maintenant, « même si j’ai perdu 24 ans de
ma vie », précise-t-il. Il rend hommage à la presse, en avouant que c’est grâce à la
presse indépendante qu’il est encore en vie. Il explique que, de 1992 à 2016, son
dossier est « toujours pendant parce qu’il n’y a pas de justice et il n’y en aura pas
avec ce régime. C’est le règne du mensonge sur la Révolution et sur notre histoire ».

Le dossier des faux moudjahidine a été, dès le début des années 2000, renforcé par
les déclarations du colonel Ahmed Bencherif, ancien commandant de la Gendarmerie nationale, dans lesquelles il affirmait que, dans sa seule wilaya d’origine, à savoir
Djelfa, il y aurait pas moins de 1.000 faux moudjahidine. Il s’était employé à monter
une coordination nationale pour identifier les faux moudjahidine à l’échelle nationale.
Il avait même proposé que le ministère des Moudjahidine et l’Organisation nationale
des Moudjahidine soient dissous. Des pressions politiques auraient été exercées sur
lui pour qu’il mettre fin à ses investigations et à…ses déclarations.

La qualité d’ancien moudjahid « monnayée »
Mais, la vox populi a toujours colporté dans la rue certaines des dérives comme les
« combattants de la 25e heure ou du 19 mars », les fausses attestations communales,
les privilèges indus,…- qui ont affecté l’image et la symbolique de la guerre de
Libération, au lendemain de l’Indépendance du pays. Le constat le plus grave et le plus inquiétant était celui du nombre d’anciens combattants qui croissait chaque année davantage, au lieu qu’il diminue du fait de la fatalité biologique. Cette exploitation
éhontée de la rente symbolique de la guerre de Libération et de la rente matérielle des privilèges qu’elle procure aux survivants, a froissé l’image de la révolution de
novembre 54 auprès d’une jeunesse livrée au chômage, à la médiocrité de la formation
et à la marginalisation.
Pourtant, l’évolution générationnelle est bien visible d’abord dans
le détenteur actuel du poste de ministre des Moudjahidine, Tayeb Zitouni. Il s’agit d’un
fils de chahid. C’est la première fois, depuis 1962, qu’un tel poste n’est pas revenu à ancien moudjahid. Zitouni a déclaré en 2014: « La reconnaissance de la qualité de membre de l’ALN et du FLN, qui a fait couler beaucoup d’encre, a été arrêtée en 2002
sur décision de l’Organisation nationale des moudjahidine (ONM), et nous ne pouvons rouvrir ce dossier aujourd’hui, 53 ans après l’Indépendance », en précisant, cependant
que plusieurs recours ont été déposés auprès du ministère des Moudjahidine.
Mais, ajoute-t-il, « je ne pense pas que le dossier sera rouvert à large échelle ».

« Je ne vais pas me taire »
Sur les étapes de ses déboires avec la Justice, Benyoucef Mellouk, qui a fait éclater l’affaire des « magistrats faux moudjahidine », rappelle qu’il en est à son 5ème procès.
« J’ai été condamné une fois à trois ans de prison ferme, puis à un sursis et ensuite à
4 mois de prison. C’est toujours le circuit de l’usure du système. Celui qui s’oppose à lui
est jeté en prison, complètement détruit ou liquidé sur le dos du terrorisme ». Mellouk mesure bien le danger: « Je sais, en parlant ainsi, que je risque ma vie. Mais je ne vais
me taire qu’une fois qu’on me mettra deux balles dans la tête ».
Il explique un tel
« danger » par le fait l’affaire qui le lie à la justice « concerne des personnalités
puissantes du régime. Elle a éclaboussé même d’anciens chefs de l’Etat. Si on ouvre
ce dossier dans le fond, la machine va engloutir tout le monde », continue-t-il en
indiquant que, d’après les informations en sa possession, que « les faux moudjahidine
ont infiltré le corps de la magistrature, l’armée et même les services de sécurité ».
Il revient ainsi sur les harkis qui ont exercé dans l’administration coloniale et qui
seraient rentrés des frontières pour « prendre le pouvoir de force contre le peuple ».

Lorsque, en 1992, Mellouk publie dans Le Nouvel Hebdo une liste de magistrats faux moudjahidine, le syndicat national de la magistrature -dirigé à l’époque par l’actuel
ministre du de la Justice, Garde des sceaux, Tayeb Louh, et le magistrat Kharroubi
a déposé plainte contre Mellouk et contre feu Abderrahmane Mahmoudi, directeur du journal. Le premier a écopé d’une dizaine de jours de prison et le second de 15 jours. C’était alors sur un ordre du président Boudiaf, expliquait Mellouk en 2007, qu’ils ont
été libérés. Lui, il écopera par la suite de trois ans de prison avec sursis.

Trahison
Benyoucef Mellouk maintient sa position et ses déclarations, presque un quart de siècle après l’éclatement de l’affaire. Il dira que, dans l’entretien accordé à Liberté, que « les magistrats faussaires existent jusqu’à l’heure actuelle. Ils ont la poigne sur toute la justice en Algérie ». Pourtant, poursuit-il, « l’Etat de droit commence par la justice. Or, elle-même est impliquée. Ils sont entre 4.000 et 5.000 magistrats. Ils auraient pu se prononcer
devant le peuple pour soulager leur conscience. Par n’importe quel moyen : marche,
grève, communiqué, etc. Ils ont prêté serment, mis la main sur le Coran, c’est grave
de trahir. Eux-mêmes reconnaissent, à travers leur syndicat, qu’ils font l’objet de
pressions et fonctionnent au téléphone. C’est une trahison envers toute une nation ».

Les preuves contre les magistrats faussaires, Mellouk déclare les détenir toujours et
les « garder en lieu sûr ». Il cite un certain nombre de noms de magistrats connus et de responsable dans l’administration de la Justice qui, dit-il, « savent que je dis vrai », en ajoutant: « Le régime se sert des magistrats. Ils sont tombés dans le piège des
avantages et intérêts (…) Pour moi, ce ne sont pas des magistrats, mais des auxiliaires des services de sécurité. Ils sont impliqués dans des affaires de corruption ou ont laissé faire ».
Il dit avoir été contacté par les hautes autorités du pays et la présidence de la République pour leur remettre les preuves écrites. Il a remis des copies au général Larbi Belkheir, ancien chef de cabinet à la présidence. Mais, ajoute-t-il : « celui qui m’a trahi tout au début, moi et Abderrahmane Mahmoudi, à l’époque directeur de l’Hebdo Libéré, c’est l’ancien président de l’association des condamnés à mort, Meziane Cherif pour un poste
de ministre de l’Intérieur, puis d’ambassadeur et ensuite de consul. Tous les documents que je lui ai remis ont atterri chez Toufik. C’est à ce moment-là que la machine judiciaire s’est déclenchée et on s’est retrouvés moi et Mahmoudi, qui a été le premier journaliste
à parler de cette affaire, en prison ».

Nécessité d’une décision politique
Mellouk avoue subir des « représailles » jusqu’à présent. Il révèle des déboires qu’ont subis des membres de sa famille (femme, sœur, enfants) dans leur vie professionnelle
ou scolaire. Lui-même, vivant de sa pension d’ancien moudjahid, se dit être privé de ses droits civiques. Mais, déplore-t-il, « ce qu’il m’a le plus touché, c’est l’attitude des vrais moudjahidine. Ils ne m’ont à aucun moment soutenu dans cette affaire. J’ai été pourtant
les voir un à un J’ai vu Réda Malek, Mechati, le colonel Hassan, Ali Kafi, Lakhdar Bouregaâ et Hadj Lakdar de Batna… »
Benyoucef Mellouk estime que, dans le cas de
son affaire, « c’est une décision politique qu’il faut », devant venir de « quelqu’un de courageux qui veut assainir le secteur de la justice et les appareils de l’Etat de la
corruption et de l’injustice (…) Mon problème sera réglé, j’en suis persuadé, le jour où
la famille révolutionnaire disparaîtra. C’est elle qui a divisé le peuple », assure-t-il en envoyant un message d’espoir: « Il y a une porte ouverte, une nouvelle génération qui essaye de comprendre, des gens dans la presse qui se battent. Il faut tenir bon ».

A.N.M