Vincenzo Nibali, nouveau roi du Tour
Gamin, en Sicile, c'était « Enzo ». Puis un ami de son père l'a surnommé « la Puce des Pyrénées » et, bien vite, la puce est devenue « le Requin du détroit » (« Squalo dello stretto ») – celui de Messine, sa ville natale. En 2005, lors du Tour de Suisse, il était « le coureur de la Fassa Bortolo » dans la bouche de l'Américain Chris Horner, qui l'avait fustigé devant les caméras pour n'avoir pas collaboré dans une échappée, mais ne connaissait pas son nom.
Neuf ans plus tard, ce nom, Vincenzo Nibali, s'est inscrit au palmarès de la plus grande course cycliste du monde.
PERSONNAGE DISCRET
A 29 ans, l'Italien est, dimanche 27 juillet, le septième coureur transalpin à remporter le Tour de France, le premier depuis Marco Pantani, en 1998. Ce personnage discret en profitera pour faire une entrée fracassante dans l'histoire de son sport, en devenant le sixième homme seulement à s'imposer dans les trois grands tours cyclistes – France, Italie, Espagne –, aux côtés de ces monuments du vélo que sont Jacques Anquetil, Felice Gimondi, Eddy Merckx, Bernard Hinault et Alberto Contador. L'époque semble bien loin où Ivan Basso, son ancien coéquipier, disait de lui :
« Tout le monde aime Nibali parce qu'il ne gagne pas. »
L'incontestable victoire que le Sicilien est sur le point de s'offrir, au terme d'un Tour qui n'aura presque été qu'une promenade de 3 664 km à travers la France (avec des détours par le Royaume-Uni, la Belgique et l'Espagne), est la plus large du XXIe siècle – si l'on excepte celles obtenues, avant de lui être retirées, par Lance Armstrong. En plus du jour du départ, où nul ne le porte, Vincenzo Nibali n'aura passé que deux étapes sans le maillot jaune sur les épaules (la 2e et la 10e). Le reste du temps, la tunique dorée aura recouvert le drapeau vert-blanc-rouge de champion d'Italie imprimé sur son maillot turquoise de l'équipe Astana.
L'ART DE LA DESCENTE
Comme l'a constaté le Français Thibaut Pinot en cours de Tour, « il y a Nibali, et les autres ». Il y a de bons coureurs, et un coureur hors catégorie. Cycliste élégant, doté d'une technique et de réflexes bien au-dessus de la moyenne, l'Italien est, de l'avis général, l'un des plus fameux équilibristes du peloton, et probablement le meilleur spécialiste de la descente, qu'il a su transformer en une forme d'art. En cela, il est le digne successeur de son compatriote Paolo Savoldelli, dont on dit que c'est dans les descentes qu'il remporta à deux reprises le Giro (2002, 2005).
Vincenzo Nibali, lui, a gagné le Tour de France 2014 un peu partout. Dans les rues de Sheffield, où il s'empare du maillot jaune après une attaque éclair à deux kilomètres du but. Sur les pavés trempés et boueux du Nord, où le fait d'être venu deux fois reconnaître le parcours avant le Tour lui permet de prendre deux minutes à tout le monde alors qu'il n'a jamais couru Paris-Roubaix. Dans les Vosges (la Planche des Belles-Filles), dans les Alpes (Chamrousse), et dans les Pyrénées (Hautacam), où il remporte l'étape à chaque fois.
Vincenzo Nibali endosse le maillot jaune après avoir remporté la deuxième étape du Tour de France, le 6 juillet à Sheffield.
Evidemment, Nibali a aussi remporté le Tour parce que Christopher Froome (5e étape) et Alberto Contador (10e étape) l'ont perdu sur chute, lui ouvrant une autoroute déserte vers la victoire. On ne saura jamais si l'Italien aurait pu rivaliseren montagne avec le Britannique (vainqueur en 2013) et l'Espagnol (lauréat en 2007 et 2009), qui l'avaient dominé lors de la répétition générale du Tour qu'est le Critérium du Dauphiné, en juin.
LA QUESTION DU DOPAGE
Tout au long de la Grande Boucle, le soupçon de victoire au rabais aura plané au-dessus du champion d'Italie, contraint de répéter que les chutes faisaient partie du vélo, et de souligner qu'il aurait quand même été difficile à rattraper après son coup d'éclat sur les pavés. Cette année, comme Froome et Contador, Nibali avait fait du Tour sa priorité. L'affiche était alléchante. Il faudra attendre un an pour voirle film.
Autre fil rouge ayant accompagné les performances de Vincenzo Nibali pendant trois semaines : la question du dopage, certes moins récurrente que le doute permanent qui avait gâché le plaisir de Chris Froome en 2013. L'Italien y a répondu poliment, mais à chaque fois un peu plus las, en assurant que le cyclisme avait« changé ».
Une chose est sûre : Vincenzo Nibali ne sort pas de nulle part, et brillait déjà avant d'intégrer en 2013 Astana, l'équipe la plus controversée du peloton. Tour d'Espagne en 2010 et d'Italie en 2013, au terme d'une édition marquée par sa victoire épique au milieu d'une tempête de neige lors de l'avant-dernière étape.
Pour son premier grand tour (Giro 2007), Nibali avait fini 19e. Lors des onze suivants, il n'a jamais été moins bien classé.
Sa défaite idiote à Liège-Bastogne-Liège en 2010 (2e) avait valu à l'Italien ce commentaire d'Eddy Merckx :
« Ce Nibali ne manque pas de talent, mais c'est un piètre stratège, et c'est dommage, car le cyclisme a besoin de ce genre de tempérament. »
L'implacable victoire sur le Tour contredit ce jugement, mais il est vrai qu'à l'heure où bon nombre de ses confrères roulent les yeux rivés sur leur capteur de puissance ou de pulsations cardiaques, Vincenzo Nibali représente un cyclisme d'instinct, plus « romantique », diront les nostalgiques, admirateurs de son illustre aîné Fausto Coppi : « J'ai toujours aimé attaquer, je n'ai pas d'autre choix, dit Nibali. Je suis prêt à saisir la moindre occasion. »
Et à mordre, tel le requin qui orne le cadre de son vélo.