C'est l'une des adresses les plus authentiques de Marseille, et pourtant, malgré ses vingt ans d'existence, le guide Michelin ne l'a jamais visitée. Ce restaurant, qui porte le nom du club nautique que le bâtiment abrite - Le Cercle de l'aviron de Marseille (CAM) -, se trouve dans le quartier de l'Estaque, à 12 km au nord-ouest du Vieux-Port. Dans la première moitié du XXe siècle, ce quartier était à la fois populaire et bourgeois, les pêcheurs de sardines, les ouvriers italiens et les notables de Marseille s'y retrouvaient le dimanche pour assister aux joutes nautiques en mangeant des "chichis fregi" (longs beignets frits) et des panisses (galettes à la farine de pois chiche), toujours fabriqués aujourd'hui dans des baraques en bois.

Au milieu des bateaux de plaisance, la rotonde blanche des années 1940 du CAM attire les regards. C'est là que Michel Béjeannin et son épouse, Véronique, ont posé leurs valises au début des années 1990. Lui, originaire du Jura, elle, de Haute-Savoie. Rapidement, ils ont été surnommés "les Suisses" par les habitants du quartier qui les ont adoptés : "Ce soir, on va chez les Suisses déguster une bouillabaisse !"
Il faut dire que leur cuisine de la mer est d'une fraîcheur exceptionnelle. Certains des meilleurs vignerons de France ne s'y sont d'ailleurs pas trompés, acceptant de vendre leurs vins (par ailleurs rationnés) à ce restaurant méconnu, tels André Ostertag (Alsace), Jean-François Ganevat (Jura), Dominique Hauvette (Provence) et Jean-Charles Abbatucci (Corse). Vous trouverez même à la carte du Château-Rayas 2000 à 139 euros la bouteille, trois fois moins cher que chez les cavistes de Paris. Rien que pour ça, on court à l'Estaque...
Tôt le matin, donc, Michel Béjeannin se rend chez l'un des derniers petits pêcheurs de la côte, baptisé "Barracuda" à cause de ses gros bras tatoués. "C'est lui qui m'apporte les petits poissons de roche pêchés au filet, à l'aube, et non dragués au chalut. D'une dizaine de variétés différentes, ils apportent au bouillon un parfum exceptionnel. Je me contente d'ajouter de la tomate fraîche, du fenouil, du safran, du laurier, du sel et du poivre."
Après avoir mijoté doucement trente minutes, le bouillon, qui est la base de la bouillabaisse, va permettre de cuire les poissons nobles, également du jour : la baudroie, le saint-pierre (en voie de disparition en Méditerranée), le chapon (dit aussi "grosse rascasse", la daurade, le rouget grondin (ou "galinette") et le congre.
"Contrairement aux chaluts, les petits bateaux ont l'avantage de ne pas ratisser les fonds marins et les poissons ne sont pas écrasés dans les filets. Un poisson abîmé ne peut pas entrer dans la bouillabaisse, c'est une règle d'or."
Faire mariner dans une bonne huile d'olive
Avant de les plonger dans le bouillon écumant, Michel Béjeannin écaille et vide les poissons. Il peut aussi les faire mariner quelques heures dans une bonne huile d'olive des Baux-de-Provence, avec de l'ail, du safran et un zeste d'orange. La cuisson dure de vingt à vingt-cinq minutes, pas plus. Chez Michel Béjeannin, la bouillabaisse est proposée en deux services. On commence par déguster le bouillon mixé et onctueux comme une entrée, avec de la rouille faite maison (ail, sel, jaune d'oeuf, piment, huile d'olive, fumet de poisson, safran), des croûtons aillés et, éventuellement, de l'emmenthal râpé.
Puis viennent les poissons découpés servis avec des pommes de terre pochées et farcies au fenouil, le tout couvert de bouillon... Un grand plat provençal au goût fin et iodé !
Pour l'accompagner, essayez le vin de Cassis blanc du domaine Saint-Louis Jayne, cuvée "Cassus Belli" 2009 (38 € la bouteille) : un vin racé à la fois très minéral et très gras, aux notes de coings et de pierre à fusil. Osez aussi un accord avec les vins rouges. Ce même domaine propose une rare cuvée "Les Oratoires" 2007 (55 €) à base de grenache, de mourvèdre, de carignan et de cinsault. Un superbe vin plein de fraîcheur et d'épices qui se marie bien avec les notes iodées de la bouillabaisse.
Discrets et passionnés, Michel et Véronique Béjeannin forment un couple attachant. Ils ont su donner une âme à leur restaurant. On vient ainsi de loin pour leurs petits farcis provençaux, leurs beignets à l'anémone de mer, leur homard bleu rôti aux épices dans sa coque et leur mille-feuille à la brousse du Rove. Quant au guide Michelin ? " Notre clientèle est fidèle et c'est ça qui compte au final", balaie Michel Béjeannin.