Le tribunal de grande instance de Paris (TGI) a tranché : Twitter devra communiquer à cinq associations luttant contre le racisme et l'antisémitisme les informations en sa possession sur les auteurs présumés de messages haineux. Et surtout, l'entreprise américaine devra mettre en place un système de signalement des messages contraires à la loi, en français et aisément accessible.

La société américaine, qui édite un service de micromessages devenu en quelques années un outil utilisé dans le monde entier, était assignée en justice par plusieurs associations, dont l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) et J'accuse.

Courant octobre 2012, des utilisateurs avaient publié des séries de messages à caractère antisémite, raciste, ou négationniste sur Twitter. Quelques dizaines d'utilisateurs du service – sur plusieurs millions de comptes ouverts en France – ont lancé plusieurs "concours" de plaisanteries haineuses. Ils s'appuyaient sur le système des "hashtags" ("mots-dièse"), des mots-clefs qui permettent de rassembler sur une même page des messages ayant trait à un même sujet. #unbonjuif avait ainsi rassemblé des centaines de messages antisémites, du type "#unbonjuif doit être cuit à point". Ce premier mot-clé avait été suivi d'autres à connotation raciste, homophobe ou sexiste, comme #simafilleramèneunnoir, #simonfilsestgay ou #prénomdepute.

Des associations avaient alors demandé à Twitter de leur fournir des informations permettant d'identifier les auteurs des tweets, pour la plupart publiés sur des comptes utilisant un pseudonyme. L'entreprise avait refusé.

Les associations avaient alors assigné Twitter en référé, demandant à la fois l'accès à ces informations et la mise en place d'un système de signalement qui permette aux internautes de notifier à Twitter des messages à caractère manifestement illégal. Le tribunal leur a donné raison, jeudi 24 janvier, sur les deux points. Contacté par Le Monde, Twitter n'a pas donné suite à nos sollicitations.

Une loi française s'applique-t-elle à une entreprise américaine ?

C'était la ligne de défense de Twitter dans ce procès : société américaine basée en Californie, Twitter ne dépendrait que de la loi californienne – une posture classique pour la plupart des services Web américains. Faux, a considéré le tribunal, qui note en particulier que "les utilisateurs dont l'identification est recherchée sont justiciables de la loi pénale française (...), l'infraction étant 'réputée commise sur le territoire de la République dès lors qu'un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire'".

En se basant sur ce constat, le tribunal a rejeté les arguments de l'entreprise, qui considérait que sa filiale française ne jouait qu'un simple rôle "d'accompagnant commercial". Dès lors, les auteurs des tweets visés ne sont pas protégés par la loi américaine, qui conçoit la liberté d'expression de manière bien plus large que la loi française. Aux Etats-Unis, où le premier amendement de la Constitution garantit de manière presque absolue la liberté d'expression, les propos négationnistes ne sont par exemple pas contraires à la loi. Sur le fond, la décision du tribunal n'est pas particulièrement surprenante, "les messages étant manifestement destinés à un public francophone, note l'avocat Bruno Anatrella, spécialisé dans les questions de droit liées à Internet."

La demande de mise en place d'un dispositif de signalement – surprenante dans le cadre d'une procédure en référé – s'appuie notamment sur le fait que des services comparables à Twitter aient mis en place ce type de système, comme Facebook qui le rend aisément accessible depuis la page où figure le message litigieux. Twitter possède bien un système de signalement, mais ce dernier est trop difficile à trouver, et n'était pas disponible en français avant le 8 janvier, notent les attendus de la décision.

Y a-t-il eu des précédents ?

Twitter fait régulièrement l'objet de demandes d'identification de ses abonnés. En juillet 2012, l'entreprise avait publié un "rapport de transparence" dans lequel elle recensait les demandes qui lui avaient été transmises, pays par pays, au cours des six premiers mois de l'année.

Ce document montre que Twitter avait reçu "moins de dix demandes" en France sur cette période, contre 679 aux Etats-Unis. L'entreprise explique avoir refusé de transmettre les données pour les demandes françaises, mais l'avoir fait dans les trois quarts des cas pour les demandes américaines.

Quelques exemples de ces requêtes sont connus. Début 2012, un juge new-yorkais avait ainsi demandé de nombreuses informations sur le compte d'un manifestant du mouvement Occupy Wall Street, dans le cadre d'une enquête pour un délit mineur. L'entreprise avait refusé de fournir les informations et contesté la demande au tribunal. Menacée d'une lourde amende pour outrage à la Cour, Twitter avait finalement fourni les informations à la justice.

Plus complexe, en janvier 2011, un tribunal de Virginie avait demandé à la société américaine de lui fournir le contenu des messages privés de la députée européenne islandaise Birgitta Jónsdóttir, dans le cadre d'une enquête sur le site publiant des documents confidentiels WikiLeaks. L'affaire avait pris un tour diplomatique après les protestations du ministère islandais des affaires étrangères ; là encore, Twitter avait contesté la demande du tribunal, mais perdu en appel.

L'entreprise a également été confrontée à des demandes de blocage de contenus illégaux dans des pays européens : en 2012, Twitter a pour la première fois utilisé un outil lui permettant de bloquer un compte uniquement pour les utilisateurs d'un pays. Le compte d'un groupuscule néonazi a ainsi été rendu invisible pour les utilisateurs allemands, tout en restant accessible à ceux situés en France ou aux Etats-Unis.

Quelles sont les implications de la décision ?

Twitter peut faire le choix de ne déployer un outil de signalement renforcé que pour ses utilisateurs français. Par le passé, d'autres entreprises ont fait ce choix : le site eBay bloque par exemple la vente d'objets nazis en Allemagne et en France mais l'autorise sur sa plateforme américaine.

La mise en place d'un système renforcé de signalement des contenus présumés illégaux pourrait cependant avoir des répercussions contre-productives, estime l'organisation de défense des libertés numériques La Quadrature du Net. "Le problème n'est pas tant le signalement de contenus supposément illicites, mais bien le traitement qui en sera fait derrière", juge Jérémie Zimmermann, porte-parole de l'association, qui craint une avalanche de notifications par les internautes.

"Soit Twitter devra embaucher une armée mexicaine pour vérifier un par un tous les messages signalés et éventuellement les effacer, soit la tâche sera confiée à des logiciels, explique-t-il. Dans les deux cas les risques de dérives sont grands : le principe même du traitement d'infractions et du déploiement de mesures de censure par des acteurs privés ne devrait pas être toléré dans un Etat de droit."