En l’absence d’annonces fracassantes des grands acteurs du mobile, Firefox OS a été la principale attraction du Mobile World Congress 2013. Qu’attendre de ce nouveau système d’exploitation mobile ? Mozilla peut-elle concurrencer Microsoft, Google et Apple ? Firefox OS marque-t-il un tournant dans la stratégie de la fondation ? Voici quelques-unes des questions que nous avons posées à Tristan Nitot, évangéliste Mozilla.

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MacG : Pourquoi Firefox OS ?

Tristan Nitot : Tous nos partenaires opérateurs sont d’accord : répondre à la demande des deux prochains milliards de connectés, qui ont aujourd’hui un téléphone, mais veulent un smartphone, va être un véritable défi.

Mozilla est une association à but non lucratif dont l’objectif est de faire la promotion du web et de le rendre accessible à tous : elle ne peut pas rester cantonnée à l’ordinateur de bureau, mais doit aller vers le mobile, elle doit emmener ces nouveaux utilisateurs vers le web et HTML5 plutôt que vers des écosystèmes fermés.

On comprend bien que les pays émergents sont la cible de Mozilla, mais de nombreux fabricants y sont présents depuis des années et d’autres comptent bien y entrer. Qu’est-ce qui pourrait pousser les utilisateurs vers des smartphones Firefox OS plutôt que vers les dizaines de smartphones qui se vendent déjà à moins de 100 $ ?

L’effort de développement — le coût de développement — impose le duopole. Le développeur Windows va peut-être porter son app sur OS X, le développeur OS X va peut-être porter son app sur Windows, mais ils ne vont que rarement s’intéresser aux distributions GNU/Linux ou BSD. Le développeur iOS va peut-être porter son app sur Android, le développeur Android va peut-être porter son app sur iOS, mais ils ne vont que rarement s’intéresser à Windows Phone ou BlackBerry.

Nous ne voulons pas nous battre pour une troisième place de toute manière peu enviable, nous voulons nous battre sur un autre terrain, celui du web. Nous ne voulons pas être un troisième créneau incompatible, nous voulons être une solution qui unifie toutes les plateformes.

C’est certes quelque chose que le développeur peut comprendre, mais comment sensibiliser le grand public à cette question ?

Nous n’allons tout simplement pas le faire.

Ou plutôt, nous allons le faire au travers des développeurs, qui s’intéressent à ces sujets. Ils savent que les applications HTML5 rivalisent aujourd’hui avec les applications natives. Ils savent qu’avec les Web APIs, elles peuvent gérer la batterie, la géolocalisation, les capteurs (photo, détecteur de proximité, accéléromètre…), le vibreur, le plein écran, les notifications. Ils savent qu’elles vont évidemment tourner sur Firefox OS et sur Firefox sur Android, mais aussi sur Android, iOS et les autres systèmes avec des systèmes comme PhoneGap.

Nous livrons une documentation complète sur le Mozilla Developer Network, nous fournissons un simulateur sous la forme d’une extension pour Firefox, nous offrons de l’exposition au développeur avec le Firefox Marketplace, mais nous lui laissons aussi le choix de distribuer lui-même son app, d’avoir une relation directe avec le client. Et il y a huit millions de développeurs qui maîtrisent les langages du web et savent donc développer pour Firefox OS — bien plus que pour n’importe quelle autre plateforme.
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C’est suffisant pour attirer les utilisateurs ?

Oui, je le crois.

Les utilisateurs vont être attirés par la marque Firefox que Mozilla est en train de développer ?

Je le crois aussi. Google est en train de faire disparaître la marque Android, nous sommes en train de faire monter en puissance la marque Firefox. Nous nous sommes alliés avec les opérateurs, la marque Firefox sera présente en boutique.
Les opérateurs, justement, sont montés sur scène lors de la présentation de Firefox OS alors qu’on les avait presque perdus de vue depuis quelques années. La liberté laissée à l’opérateur peut-elle menacer la liberté de l’utilisateur ? Où est la ligne, comment intervient Mozilla pour préserver une ouverture réelle ?

Apple a pris le pas sur l’opérateur et complètement déséquilibré la relation avec le client. Il faut revenir à quelque chose de plus raisonnable : l’opérateur connaît les marchés, connaît les clients, c’est un acteur utile.

Par exemple, si l’on veut toucher la classe moyenne brésilienne qui passe au smartphone, il faut intégrer un système de carrier billing puisque la carte bancaire est peu développée sur ce marché. On laisse donc la possibilité à l’opérateur de gérer les achats d’apps, qui sont reportés sur la facture du forfait. L’opérateur peut aussi prendre un espace sur le Firefox Marketplace pour mettre en avant les applications spécifiques à ce marché, dialoguer directement avec le client.

Mozilla ne cherche pas à se mettre au milieu de cette relation, à proposer sa propre solution unique et verrouillée. Et Mozilla ne cherche pas non plus à brouiller la relation avec les fabricants de téléphones en fabriquant ses propres téléphones.

Mais oui, on peut très bien imaginer qu’un opérateur prenne le code de Firefox OS et en fasse un système bridé. Mais le système résultant ne s’appellerait alors plus Firefox OS.

[NDLR : un ingénieur de Mozilla nous a expliqué que la fondation avait mis en place un système de garde-fous en trois niveaux pour éviter une telle situation. Pour utiliser la marque Firefox OS, quelques règles doivent être respectées, notamment en matière d'identité visuelle. Un système « powered by Firefox » utilise le cœur de Firefox OS et respecte certains principes de base, mais est plus personnalisé. Enfin, un acteur qui ne travaillerait pas avec la fondation ne pourrait pas utiliser les marques de Mozilla. Interrogé sur le sujet, Tristan Nitot n'a ni confirmé, ni infirmé cette information.]

Le web est adaptable à différents form-factor : on peut imaginer un Firefox OS pour tablettes, un OS dans le nuage à la Chrome OS pour ordinateurs ?

Nous nous concentrons pour le moment sur le smartphone et les marchés émergents. Ces deux idées sont techniquement réalisables, mais nous n’y consacrerons pas d’énergie pour le moment. Nous pourrions aller dans cette direction, mais ce ne sera sans doute pas avant longtemps.
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À plus brève échéance donc, Firefox OS doit arriver dans le reste de l’Europe et en Amérique du Nord d’ici 2014. Sera-t-il toujours réservé à l’entrée de gamme ou peut-on espérer le voir sur des smartphones plus puissants ?

Cela dépend en grande partie de la volonté des opérateurs. J’ai évidemment envie d’avoir une bête de course sous Firefox OS dans ma poche, les opérateurs et les fabricants verront si c’est pertinent.

Mozilla se fait force de proposition avec la recherche unifiée de Firefox OS. C’est une autre voie que celle des apps en forme de silos informationnels, c’est une approche plus transversale qui lie les apps et le web, le local et le global. Est-ce qu’il faut s’attendre à ce que Mozilla continue dans cette direction, n’édite plus simplement des logiciels, mais se rapproche des services ?

Clairement : c’est une partie du web et il faut que nous montions sur toutes les couches de valeur, aussi bien sur le client que sur le serveur. Mais nous le ferons toujours à la sauce Mozilla : le web est par nature décentralisé, et même si certains acteurs essayent de le centraliser, nous proposerons toujours des solutions décentralisées.

Nous opérons Firefox Sync de manière centralisée parce que c’est plus simple pour l’utilisateur, mais nous ne cherchons pas non plus à le verrouiller pour en être les seuls opérateurs. Son code est ouvert, tout le monde peut l’installer sur sa propre machine. Même chose avec le système d’authentification Persona, qui a été conçu comme un service décentralisé, ou avec WebRTC, qui est un standard.

C’est une autre approche, et je pense que nous allons continuer dans cette direction, dans la limite du raisonnable bien sûr — ce n’est pas demain qu’on verra un Firefox Mail !
En attendant, Mozilla continue de développer activement Firefox sur bureau et sur mobile — mais ni sur Windows RT, ni sur iOS. Quel est le futur de Firefox dans un monde où les boutiques d’apps et l’approche intégrée sont en train de devenir la norme ?

C’est aussi pour cela que nous développons notre propre OS.

À notre grand regret, nous ne pouvons pas du tout être présents sur certaines plateformes, comme iOS. Même si Chrome est disponible sur iOS, il ne dispose pas de certaines avancées comme le JavaScript accéléré et il ne peut pas remplacer Safari comme navigateur par défaut. Chrome profite des faiblesses de Safari, mais ça se limite à ça : on peut profiter de la négligence d’Apple, mais on ne peut pas réellement la concurrencer sur sa propre plateforme.

Chrome est présent sur iOS parce qu’il utilise WebKit, comme Safari. Opera a récemment annoncé sa décision d’abandonner son propre moteur de rendu au profit de WebKit, une décision qui a été largement critiquée par la fondation Mozilla et ses membres. Pourquoi pensez-vous que cette décision est néfaste pour le web ?

Elle est catastrophique, même. Tout le monde peut écrire pour le web, sans devoir télécharger un SDK, sans devoir payer une inscription, sans devoir subir un processus de validation, c’est pour cela qu’il y a huit millions de développeurs web. C’est formidable ! Mais le web n’existe que parce qu’existent des standards interopérables, et Opera faisait un boulot extraordinaire sur les standards.

Pourquoi cela devrait changer ? Qu’est-ce qui empêche Opera de continuer à faire ce « boulot extraordinaire » ?

Les discussions sur des standards n’auront plus lieu au sein du W3C, elles auront lieu en huit clos face aux impératifs d’Apple et de Google. Il n’y aura donc plus de standards, il y aura une implémentation qui tient lieu de standard. Face aux problèmes éventuels de cette implémentation et en l’absence de documentation libre, développer un autre moteur de rendu sera de plus en plus compliqué.