Chaque hiver, de très riches touristes s'aventurent dans le Sud-Ouest algérien. Ce sont des émirs saoudiens venus chasser l'outarde, un oiseau en voie de disparition, ou encore la gazelle. Ces chasses sont interdites par la loi mais les autorités ferment les yeux. Reportage à Béchar, où nous avons enquêté sur ces braconniers de luxe. Une enquête de Souad Belkacem et Isma Remla.
Il y a quatre ans, un campement a surgi à Lahmer, une ancienne zone militaire à 30 kilomètres de Béchar, dans le sud-ouest algérien. Une zone de 10 hectares, selon nos calculs sur place, cernée d'un mur haut de trois mètres. A l'intérieur : un grand terrain vide, deux immenses hangars et des 4x4 blanches banalisées. Un modèle de véhicule qui n'existe pas en Algérie.
A l'abri de cette enceinte dort un véritable arsenal pour la chasse à l'outarde, le passe-temps favori des émirs venus en Algérie. L'outarde ? Un oiseau très rare dont la chasse est illégale. Comme la gazelle du Tassili ou le fennec, elle fait partie des 73 espèces protégées, au titre du décret N° 83-509 relatif aux espèces animales non-domestiques protégées, complété par l’arrêté du 17 janvier 1995 et de l’article 92 de la loi n°04-07 du 14 août 2004 relative à la chasse.
Pour les contrevenants, la loi prévoit de deux à six mois de prison ainsi qu'une amende de 10 000 Da (75 Euros) à 100 000 Da (7500 Euros), comme l'a rappelé au début de cette année un député du parti El Karama, Mohamed El Daoui. Elle ne semble pourtant pas s'appliquer pour les émirs, dont le hobby est de traquer cet oiseau pour leur foie, réputé aphrodisiaque : chaque hiver, ils viennent braconner dans le sud-ouest algérien. Un "folklore" vu avec bienveillance par les autorités.
Selon des chasseurs locaux, le rituel dure depuis vingt ans mais prend de nouvelles proportions. Nombreuses sources, photos et vidéos témoignent de l’effet dévastateur du braconnage saoudien sur la faune régionale. La pratique, qui provoque l’indignation des habitants de la région, s'est intensifiée depuis quatre ans: Bechar et d’autres zones désertiques sont alors devenues un "spot" prisé, car la chasse à l'outarde a été interdite au Mali et en Tunisie.
En ce jour de la fin décembre 2013, des dizaines de 4x4 sortent du camp de Lahmer. Le convoi est suivi par les Nissan de la gendarmerie algérienne. Parfois, des agents Du DSPP (Direction de la Sécurité et de la Prévention de la Présidence) surveillent aussi le cortège, rapportent certaines sources. Le cortège impressionnant prend la route de l'aéroport de Béchar, une ville à 1200 kilomètres d'Alger. Il va récupérer Mohamed Ben Nayef Ben Abdelaziz, le puissant ministre saoudien de l’intérieur, tout juste débarqué de Riyad.
L'escorte princière arrive à l'aéroport. Elle traverse la piste d'atterrissage, enfreignant les consignes d’usage, pour se placer au pied de l'escabeau. Selon des témoins, ils ne passent jamais par les contrôles habituels – le directeur de l’aéroport n’a pas son mot à dire. Mohamed Ben Nayef Ben Abdelaziz et sa suite descendent de l'avion, sous l'oeil du wali de Béchar, toujours présent en de telles circonstances. Une fois qu'ils sont arrivés, il n'a plus aucune nouvelle. « Nous ne sommes pas officiellement informés par les services de la gendarmerie ou de la wilaya quant à l’arrivée des délégations saoudiennes dans la région », avoue Mohamed Bendjerad, le maire de Taghit, commune appartenant à la wilaya de Béchar. Tout au plus les croise-t-il par hasard dans la ville alors qu'il fait son marché...
Une fois l’Emir débarqué, le cortège prend la route pour Tabelbala, une zone désertique à 400 Km de la Wilaya de Tindouf, à la frontière du Maroc et de la Mauritanie.
Décembre 2013. 4x4 des émirs saoudiens dans le camp de Bechar © Souad Belkacem et Isma Remla
Là-bas, on accueille l'Emir en grande pompe. Un campement composé de plusieurs chapiteaux blancs de luxe s’érige : appartements du prince, de ses suites et convives, de ses guides-éclaireurs, de ses faucons et de leurs dresseurs ainsi que de ses serviteurs de différentes nationalités : marocaine, tunisienne, égyptienne, hindou et pakistanaise, racontent deux participants. Même au milieu du grand désert aride, rien n’est laissé au hasard : un hôpital mobile, une réserve de denrées alimentaires "made in AS" (Arabian Saudi) et un satellite de télécommunication saoudien HTC, qui permet aussi la navigation GPS, sont prévus.

A proximité du camp de chasse de Tabelbala, des véhicules verts et blancs de la gendarmerie algérienne © Souad Belkacem et Isma Remla
La chasse peut alors commencer. Les séances hivernales de chasse sont soigneusement préparées, des mois à l'avance. Des éclaireurs, "coachés" par des guides algériens, arrivent à Béchar en été. Leur mission consiste à marquer, au moyen de GPS et de tablettes, les terres qui abritent les nids des outardes mais aussi les troupeaux de gazelles, également très prisées par les émirs, dont la chasse est tout autant interdite.
Plusieurs témoins nous ont décrit en détail les campagnes de chasse des émirs saoudiens. Ils sont accompagnés de leurs guides, de lévriers (aussi appelés "sloughi") et de faucons. Munis de plans détaillés des zones de chasse, équipés de fusils à double ou triple canon, voire de kalachnikov, ils traquent l’outarde à bord de leurs gros 4x4 dotés de radars. Le convoi s'approche des nids, qui se trouvent à même le sol. Puis ils lâchent les faucons – prix unitaire aux environs de 8000 Euros – . Souvent, les chasseurs descendent de leurs 4x4 pour achever eux-mêmes les oiseaux et donner leur cœur à leur faucon, en guise de trophée. Les parties de chasse s’étalent sur des journées entières, de l'aurore au coucher du soleil. Le soir, il arrive que ce petit monde déguste les outardes, cuisinées sur place.
Chaque jour, c'est environ une centaine d'outardes qui sont ainsi sacrifiées:

Le butin des chasseurs. Photo de braconniers, prises en janvier 2013 hackée par le Collectif Facebook Nature Algérie
Le campement se déplace régulièrement, s'enfonçant de plus en plus dans le désert. Une source militaire nous parle ainsi de quatorze déplacements au minimum au cours des 43 jours d'une campagne de chasse organisée l'hiver dernier (du 19 décembre au 10 janvier 2014). Les Saoudiens chassent en général dans des zones militaires interdites au public ou près des frontières hautement surveillées.
Ces parties de chasse d’outardes sont parfois filmées par une équipe saoudienne, puis diffusées sur les chaines télévisées Dana, Saharaa 1 et Saharaa 2 sur le Nile Sat. Les vidéos vantent les qualités du chasseur saoudien, homme du désert, en Algérie, avec une indication des lieux : Béchar - sud de l’Algérie.
Un jeune hacker béchari a réussi à pirater le réseau saoudien des émirs, leurs téléphones et leurs tablettes. Résultat : de nombreuses vidéos de chasse d'outardes, de fennec ou de gazelles aux armes à feu, disponibles sur la page Facebook du Collectif Nature Algérie.
« Le braconnage saoudien existe depuis plus de vingt ans à Bechar », nous raconte M. Ghadbane, vice-président de l’association des chasseurs de Taghit, La région de Zousfana, là où les braconniers traquent l’outarde, a pourtant été décrétée "zone protégée", donc théoriquement fermée à la chasse, le 26 mai 2004 par la décision commune n° 438 de la Wilaya de Béchar et de la Direction générale des forêts (DGF). Malgré tout, la chasse se poursuit sous la très pudique appellation de « chasse touristique ».
Pour leur part, les habitants de Beni Abbes, de Abadla, d’Igli et de Taghit principales communes de la wilaya de Béchar, sont exaspérés. Tayeb de Taghit, 28 ans, agent de sécurité, nous explique: « Nous, population du désert nous n’avons plus le droit de chasser, même en saison de chasse, et pourtant on permet le braconnage massif aux Saoudiens. » Tayeb affirme que les ceux-ci ont exterminé, en trois ans à peine, une bonne partie des outardes et des gazelles des environs.
La cohabitation est difficile. De jeunes Bécharis se sont vus expulser par des Saoudiens de certaines zones, pendant qu’ils prenaient du thé. Des chasseurs algériens racontent qu’ils sont souvent interdits d’accès aux zones de chasse par la gendarmerie au profit des Saoudiens. Des nomades aussi.
Ces chasseurs laissent souvent derrière eux leurs déchets avant de rentrer chez eux. A l'emplacement d'un campement, un habitant de Béchar (il ne souhaite pas que son nom soit cité) a photographié l'hiver dernier des dépouilles d’animaux et des résidus de vivre : boîtes de conserves, détergents et autres produits importés d’Arabie.
Photos prises en janvier 2013 par un photographe de Béchar — il ne souhaite pas que son nom soit cité
Pour les autorités locales, les passe-droits attribués aux Saoudiens sont une aubaine. Sur la route du retour à Taghit, pas très loin du camp de Lahmar, nous découvrons ainsi un complexe sportif au nom du prince Mohamed Ben Nayef Ben Abdelaziz. Sur un terrain qui lui appartient, l'Arabie Saoudite est en train de construire un centre sportif abritant trois terrains, une piscine et une mosquée.
Projet de complexe sportif à Bechar. Il porte le nom de l'émir saoudien Mohamed Ben Nayef Ben Abdelaziz © Souad Belkacem et Isma Remla
En Algérie, les chasseurs d'outarde ne sont pas tous saoudiens. Et Béchar n'est pas la seule zone de braconnage. Ainsi, les émirs du Golfe chassent dans la région d’El Benoud, dans la wilaya d’El Bayadh, une autre ville du sud algérien. Il y a huit ans, un campement 5 étoiles leur a été aménagé. Tandis que les émirs saoudiens sévissent à Béchar, jusqu’à la wilaya de Tindouf, ceux du Golfe opèrent à El Bayadh et Naâma. Les émiratis marquent leur territoire à travers des réserves de repeuplement. Les qataris, quant à eux, débarquent en Algérie en tant que touristes pour passer inaperçus. Ils sont pris en charge par des agences sises à Ghardaïa, tel que Big Sun. Et s’ils s’approprient les zones de chasses des Saoudiens, ce qui arrive souvent, le conflit entre les deux "clans" est inévitable. Un affrontement à main armée entre Qataris et Saoudiens s’est même produit cette année, selon des gendarmes qui y ont assisté.
Quand on interroge les autorités sur l'existence de cette chasse illégale, elles préfèrent tout simplement nier le problème. En 2012, Mohamed Seghir Noual, le directeur de la Direction des forêts (DGF), nous affirmait ainsi ne pas être « au courant de l'existence du camp » d'El Bayadh. Nous l'avons à nouveau sollicité pour cette enquête, mais celui-ci a refusé de nous rencontrer, prétextant des rendez-vous importants.
Nous avons tout de même pu nous entretenir avec une responsable de la DGF. Après nous avoir fourni la documentation portant sur la loi et les décrets relatifs à la chasse illégale, celle-ci nous a conseillé de « ne pas croire les médias et les photos qui circulent sur la toile ». Elle assure même que « ces photos sont de pures montages », ajoutant que la « chasse touristique non réglementée n’existe pas ». Pour éviter de résoudre ce problème, les autorités algériennes font comme s'il n'existait pas.