Même si le PDG de Total ne participera pas directement au débat national sur la transition énergétique lancé en novembre par le gouvernement – C'est le Medef qui portera la voix des grands groupes – Christophe de Margerie met le gouvernement face à ses responsabilités et ses contradictions dans la définition de sa politique énergétique.

Qu'attendez-vous du débat sur la transition énergétique ?
Que la France veuille prendre en main son avenir énergétique, c'est une bonne nouvelle. Je note d'ailleurs avec satisfaction que c'est le terme "transition énergétique" qui a été retenu et non celui "décarbonisation" de l'économie, comme certains l'auraient souhaité. C'est plus raisonnable.
Surtout, évitons d'aboutir à un consensus mou. Toutes les données doivent être mises sur la table : la demande et, en face, les ressources disponibles, en intégrant leur coût économique, leur impact sur l'environnement et leur faisabilité. Ayons aussi un vrai débat sur les questions de société : faut-il, par exemple, agir de manière volontariste sur la demande ? Qui plus est, un débat franco-français sans vision mondiale n'aurait aucun sens. La France, c'est moins de 1 % de la population mondiale, 2 % des énergies primaires consommées et 1,2 % des émissions de gaz à effet de serre. François Hollande appelle à la création d'une communauté européenne de l'énergie. Y êtes-vous favorable ?
Bien sûr. La France et l'Europe disent que la priorité des priorités, c'est la lutte contre le changement climatique, que c'est une question de survie à court ou moyen terme. Je suis donc étonné que cela ne soit pas le premier sujet discuté à chaque réunion des Vingt-Sept. Que l'euro, pendant un temps, ait été une priorité, c'est normal car il y avait le feu dans la maison. Maintenant que la situation de l'euro s'est améliorée, ce doit être le changement climatique.
La priorité affichée, c'est la lutte contre le chômage, non ?
On nous dit, et j'écoute, que le changement climatique, c'est une question de vie ou de mort. C'est un sujet sérieux avec lequel il ne faut pas plaisanter.
Total a investi dans les gaz de schiste, au Texas et dans l'Ohio. Quel bilan en tirez-vous ?
Ce n'est pas terrible, car nous avons investi sur la base de prix du gaz beaucoup plus élevés que ceux d'aujourd'hui. Notre acquisition au Texas se traduit par une perte sérieuse qui ne remet en cause, bien évidemment, ni les résultats de Total ni son développement.
Nous avions fait nos études de rentabilité sur un prix qui était à plus de 6 dollars le million de BTU, aujourd'hui, on est à 3,2 dollars, et ça ne passe pas ! En revanche, en Ohio, dans le bassin d'Utica, c'est différent car ce sont des champs de gaz riche en condensats qui sont valorisés au prix du pétrole, donnant une bien meilleure rentabilité. Mais comme on le sait, une énergie ne peut pas rester longtemps sous son prix de revient, sinon les forages s'arrêtent. Je pense qu'on va plutôt vers un prix d'équilibre plus élevé que celui d'aujourd'hui, où l'on pourra même exploiter les champs de gaz sec de manière rentable.
Allez-vous continuer vos investissements ?
Il est clair qu'on met la pédale douce. Je ne vois pas l'intérêt d'aller investir – je précise bien dans les gaz secs – là où la rentabilité n'est pas au rendez-vous. Les champs sont toujours là, les permis toujours valides et les productions redémarreront quand les prix du gaz repasseront au-dessus du prix de revient. Nous allons en revanche continuer nos investissements dans d'autres pays où les marchés sont porteurs, comme la Chine, la Pologne et le Danemark, où nous devrions commencer un forage d'exploration cette année.
Vous menez avec l'université de Pau des recherches sur des alternatives à la fracturation hydraulique, interdite en France. D'autres techniques seront-elles un jour disponibles ?
La recherche dans ce domaine est surtout active aux Etats-Unis. Ce que nous pouvons faire en France, en laboratoire, reste à un niveau modeste, faute d'être dans une situation de recherche appliquée à un développement. Nous suivons de près les travaux sur l'efficacité d'un liquide de fracturation autre que l'eau, sur les pistes qui pourraient émerger pour une fracturation sans liquide – puisque par "hydraulique", la loi entend tout ce qui est liquide –, sur l'utilisation d'additifs biodégradables. Les techniques de fracturation hydraulique vont continuer à évoluer, mais pour le moment, il n'y a pas d'alternative. La piste de la fracturation de la roche par arc électrique sur laquelle nous travaillons avec l'Université de Pau n'est pas concluante. En tout état de cause, les chances qu'un travail conceptuel de laboratoire se transforme en technique réellement utilisable sont faibles. Il faut compter entre dix et vingt ans pour développer une technologie de rupture.
Si on veut un jour sortir du laboratoire, il faudra faire des essais sur le terrain. Il est quand même paradoxal d'entendre un membre du gouvernement annoncer que la France va faire des tests de fracturation hydraulique en Algérie – les Algériens en font du reste depuis des années –, pour rapatrier la technique en France si elle est finalement jugée acceptable pour l'environnement. Je suis fasciné par la manière dont le terme de "fracturation" a cristallisé les clivages. Aux Etats-Unis, on parle de "massaging" de la roche. C'est peut-être une idée ?
J'ajouterais que ce n'est pas parce que l'on produirait du gaz de schiste en France qu'il serait automatiquement au prix du gaz américain. Si l'on exploitait le gaz de schiste français – ce qui serait bon pour l'économie et pour la sécurité de notre approvisionnement – le prix serait déterminé par le marché du gaz européen, donc pas forcément à des prix aussi bas.
Des études indiquent que le taux de fuites de méthane sur les forages de gaz de schiste atteindrait 9 %...
Quand on veut tuer son chien, on l'accuse de la rage... Ces études à charge n'ont aucune valeur à notre avis. Sur tout forage, il peut y avoir des émanations de gaz et les industriels le savent. Mais cela vaut pour tous les forages, pas seulement ceux de gaz de schiste, et ce sont des rejets très faibles – sûrement pas à hauteur de 9 % – et provisoires. Dire que le gaz de schiste est plus polluant que le charbon reviendrait à dire que les Américains, qui ont réduit leurs rejets de gaz à effet de serre de 3 %, grâce à la substitution du charbon par le gaz, sont des menteurs...
Le développement des huiles et gaz de schiste modifie la donne énergétique mondiale. Qu'en est-il du "peak oil" ?
Le peak oil n'est plus vraiment d'actualité. Des découvertes et le développement de nouvelles technologies ont permis d'accroître les ressources pétrolières dont le monde dispose sur le long terme. Grâce en particulier aux huiles et gaz de schiste. Concernant le pétrole, nous estimons que nous disposions de plus de cent ans de ressources sur la base de la consommation actuelle. Et plus de centre trente ans pour le gaz.
En revanche nous sommes toujours confrontés au "peak capacity", c'est-à-dire à notre capacité à transformer toutes ces ressources en réserves développées. Le niveau de production de pétrole devrait donc commencer à plafonner vers 2020-2025.
Nous avons établi de nouvelles prévisions sur le mix énergétique mondial à l'horizon 2035 (les dernières s'arrêtaient à 2030), en prenant comme hypothèse une hausse de la demande mondiale de 1,6 % par an entre 2010 et 2020 et de 0,7 % entre 2020 et 2035, le chiffre le plus bas jamais utilisé dans nos calculs.
Sachant que les énergies fossiles représentent aujourd'hui 81 % de la consommation mondiale d'énergie, cette part devrait passer à 74 % en 2035. Nous avions prévu 76 % en 2030 – donc 2 % de moins – mais avec une hausse de la consommation, cela fait un chiffre plutôt stable en valeur.
Globalement nous confirmons notre vision : à savoir que le gaz est la seule énergie fossile qui va voir sa part relative augmenter dans le mix. Le charbon devrait baisser même s'il est vrai qu'à court terme, ce n'est pas ce que l'on constate. Etant devenu moins cher que le gaz, il s'exporte bien.
L'Allemagne importe du charbon américain pour compenser la fermeture de ses centrales nucléaires. Les Etats-Unis sont passés du charbon au gaz, mais continuent d'en produire et l'exportent. Il semble difficile, même avec des politiques publiques volontaristes de bouleverser cette tendance. Dans notre industrie, 2010-2035, c'est une période très courte. La possibilité de réaliser des "ruptures" technologiques et de les transformer en réalité industrielle prend beaucoup de temps.
SunPower l'entreprise que vous avez rachetée en 2011, vient de vendre deux énormes projets de centrales photovoltaïques à une société contrôlée par le milliardaire Warren Buffett. Comment l'interpréter ?
Des journaux ont écrit : "Warren Buffett vole au secours de Total", c'est un contresens complet. La vérité, c'est que Total a sauvé SunPower, numéro 3 mondial du solaire. Pour le reste, il s'agit simplement de contrats pour remettre clé en main, comme prévu dès l'origine du projet, de futures centrales photovoltaïques à un investisseur extérieur, en l'occurrence la société MidAmerican Solar de Warren Buffett.
Nous continuons à croire au photovoltaïque même si ce secteur est dans une situation compliquée. Les produits de SunPower ont un énorme avantage sur leurs concurrents : ils sont meilleurs en rendement comme en durée de vie. Mais, dans un marché déprimé, cela ne suffit pas. En attendant que le marché se rétablisse, il n'est plus question de nouvel investissement. Quand la "bulle solaire" créée par la surcapacité mondiale de production se résorbera-t-elle ? Les plus optimistes disent début 2014, les moins fin 2014...
Que pensez-vous de la fiscalité française qui favorise le diesel ? L'OMS vient de le classer "cancérogène pour l'homme"...
Il serait plus logique d'appliquer les mêmes taxes à tous les produits pétroliers. A l'époque où cette fiscalité a été mise en place, nous avions prévenu qu'en avantageant un carburant, on allait créer un déséquilibre. Aujourd'hui, ce déséquilibre est réel. Seul l'Etat peut décider de ce qu'il faut faire. Mais on ne peut pas dire qu'il faut maintenir la raffinerie de Petroplus, fournir plus de diesel... pour ensuite dire que le diesel c'est sale.
Quant aux dangers du diesel pour la santé, nous n'avons pas encore tous les éléments d'expertise pour prendre une position. Si c'est un poison mortel, ce que nous ne pensons pas, alors il faudrait l'arrêter. Il est tout de même paradoxal de voir que ce sont les mêmes qui ont autrefois défendu le diesel, comme plus propre que l'essence, qui l'attaquent maintenant...