Le discours de Ratisbonne aurait pu sceller le divorce entre le Saint-Siège et l'Islam. Paradoxalement, il annonce les prémices d'un dialogue. Interview.
Le pape Benoît XVI, en plein recueillement, dans la mosquée Bleue d'Istanbul, le 30 novembre 2006.

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Le 12 septembre 2006, Benoît XVI prononce à l'université de Ratisbonne, en Bavière - où il fut successivement étudiant et professeur -, un discours qui va à la fois mettre au premier plan de l'actualité mondiale et modifier en profondeur les relations entre le Saint-Siège et l'islam. De tout temps, celles-ci furent tumultueuses. Tout au long du Moyen Âge, le musulman représente, aux yeux du chrétien occidental, une véritable menace. Et il faut attendre le XIXe siècle pour que des Goethe ou des Charles de Foucauld commencent à se passionner pour l'islam et en étudient les textes. En 1965, Paul VI, avec sa déclaration Nostra aetate, va réellement donner au dialogue interreligieux un statut officiel pour les catholiques, en reconnaissant notamment "les valeurs spirituelles, morales ou socioculturelles" des autres grandes religions comme le judaïsme et l'islam. Héritier de ces avancées, Jean-Paul II va instaurer une nouvelle dynamique, visant à susciter "un mouvement mondial de prière pour la paix". Avec Ratisbonne et ses conséquences à la fois tragiques et fructueuses, Benoît XVI a franchi assurément un nouveau cap, celui du dialogue. Pour Le Point.fr, Vincent Aucante, auteur de Benoît XVI et l'Islam (Parole et silence, 2008), revient sur le "tournant Benoît XVI" et l'ébauche de réconciliation que le 265e souverain pontife laisse en héritage.

Le Point.fr : Benoît XVI a-t-il marqué une rupture dans les rapports qu'entretient l'Église catholique avec l'islam ?

Vincent Aucante : Je ne parlerais pas de rupture, mais davantage d'un "tournant", d'une nouvelle façon de regarder l'islam, et les autres religions en général. Avec Benoît XVI, pour la première fois, un pape cite le Coran et fait référence à un mystique musulman. C'est une véritable avancée, mais ça ne tombe pas comme un cheveu sur la soupe. Jean-Paul II avant lui avait montré à quel point le rapprochement des religions était important. Il y a d'abord le concile de Vatican II, qui met fin à l'anathème et révèle un certain esprit d'ouverture, puis les appels à un "mouvement mondial de prière pour la paix" unissant les croyants de toutes les religions - je pense par exemple au discours de Casablanca d'août 1985 -, et enfin, l'expression "esprit d'Assise", du nom de la rencontre qui eut lieu en Italie en 1986 et qui illustre bien la volonté de concorde "face au spectre épouvantable des guerres de religion qui ont ensanglanté l'histoire humaine". Alors qu'en toile de fond, on avait déjà une montée inquiétante de l'intégrisme, Jean-Paul II prônait le rassemblement et la prière universelle. Benoît XVI, lui, va aller encore plus loin en essayant d'instaurer un dialogue et de le proposer à tous. C'est un dialogue inscrit dans la raison, et c'est bien la première fois que l'on observe une démarche aussi affirmée de la part des catholiques. Il a véritablement ouvert la voie à une réconciliation entre musulmans et chrétiens.

N'était-ce pas nécessaire avec la montée du fondamentalisme religieux ?

Je pense, en effet, que le contexte mondial y est pour beaucoup. La montée de l'intégrisme qui se revendique musulman impose, sinon une réaction, du moins une profonde réflexion. Benoît XVI ne va pas hésiter à fustiger cet Occident qui devient individualiste et tous ceux qui laissent de côté la raison pour s'en remettre à la seule foi.

En quoi le discours de Ratisbonne, en septembre 2006, est-il déterminant ?

Disons que les répercussions médiatiques et les conséquences tragiques de ce discours ont mis au premier plan de l'actualité mondiale la question des relations entre le Saint-Siège et l'islam. Mais cette allocution qui a tant marqué les esprits s'inscrit dans un tout, le discours du pape étant avant tout centré sur le reproche fait à l'Occident d'avoir perdu la raison. Pour Benoît XVI, la violence ne saurait être légitimée par une communauté religieuse particulière. Le problème, c'est qu'il utilise, pour illustrer son propos, un texte écrit au XIVe siècle par l'empereur byzantin Manuel II Paléologue, qui relate une polémique avec un érudit musulman persan à propos du djihad. "L'empereur, avec une rudesse assez surprenante qui nous étonne, raconte Benoît XVI, s'adresse à son interlocuteur simplement avec la question centrale sur la relation entre religion et violence en général, en disant : Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l'épée la foi qu'il prêchait."

Pour les musulmans, c'en est trop ?

En effet, Benoît XVI va être accusé de lier la foi musulmane à la violence, de critiquer le djihad et le Prophète. Dans les jours qui suivent le discours de Ratisbonne, de violentes réactions éclatent dans le monde musulman. En Irak et en Somalie, les représailles contre les chrétiens font plusieurs morts. En Palestine, des cocktails Molotov sont lancés contre les églises de Naplouse et la plus vieille église orthodoxe de Gaza est victime d'attaques armées et d'un jet de grenade. Pour beaucoup, la citation de Manuel II est une provocation, dont le pape aurait pu se passer.

Vous le pensez aussi ?

Je crois davantage à une maladresse. La citation n'était pas très heureuse. Il est vrai qu'il aurait pu choisir un texte mettant en scène un musulman face à un musulman. Il aurait ainsi évité cette opposition frontale. Malgré tout, c'est un homme cultivé et parfaitement conscient de la diversité des courants de l'islam. Il sait qu'on ne peut pas prendre en considération l'islam dans sa totalité et que son discours n'était pas destiné à l'ensemble des musulmans, mais aux dérives que peut engendrer l'extrémisme.

Les intellectuels et religieux n'ont pas tardé à répondre...

Les réactions sont arrivées de partout. Certains, comme Dalil Boubakeur, le président du Conseil français du culte musulman, ont appelé à une clarification. D'autres, comme les Oulémas de l'université Al-Azhar du Caire, fustigent "l'ignorance" du pape "qui attribue à l'Islam ce qui ne lui appartient pas". D'autres encore, comme l'Aga Khan, chef de la branche ismaélite, tout en redoutant une dégradation des relations entre chrétiens et musulmans, y voient une occasion de crever l'abcès. Le pape va revenir plusieurs fois sur ses propos à partir du 17 septembre et s'excuser pour le malentendu. Je pense vraiment qu'il considérait avoir fait un discours subtil, et qu'à aucun moment il n'imaginait qu'on puisse se focaliser ainsi sur une petite partie du propos.

Il ouvre ensuite des réunions de travail au Vatican...

En effet, peu de temps après la réponse du pape, la commission sur le dialogue interreligieux au Saint-Siège, présidée par le cardinal Tauran, invitait les principaux représentants de l'islam et de l'Église catholique. On sait très peu de choses de ces réunions qui se tiennent à huis clos, mais on sent bien que quelque chose est en train de se passer. La maladresse de Ratisbonne a certes eu des conséquences tragiques dans le monde arabe, elle n'en restera pas moins à l'origine de cet échange imprévu et fructueux entre les deux religions.

Le voyage pontifical en Turquie en novembre 2006 symbolise-t-il cette nouvelle relation ?

Le déplacement avait été prévu avant le discours de Ratisbonne, et, malgré les émois suscités dans le monde arabe, n'a pas été remis en cause. Ce qui est relativement courageux étant donné que le discours de Ratisbonne visait précisément à préparer celui d'Ankara pour aborder l'histoire tourmentée des relations entre chrétiens et musulmans turcs. Benoît XVI mise alors davantage sur le petit geste et la symbolique, comme le faisait très bien son prédécesseur Jean-Paul II, plutôt que sur de grands discours. Et il a raison. L'image du pape s'arrêtant quelques instants pour méditer dans la mosquée Bleue, incarne parfaitement le nouveau tournant de l'Église.

Y a-t-il eu un avant et un après Ratisbonne ?

Je pense que Benoît XVI est devenu beaucoup plus prudent. À partir de 2006, il ne cite plus l'"islam" en tant que tel et préfère s'adresser aux "musulmans". Ses discours importants sont d'ailleurs, en général, bien plus rares. Comme s'il avait peur d'une nouvelle erreur d'interprétation. Son successeur va bien entendu devoir tenir compte des changements opérés, et avancer sur le chemin sinueux de la réconciliation.