Maroc/Tunisie, une retransmission « Système D »

Dimanche, les sélections A' de la Tunisie et du Maroc, déjà qualifiées pour le CHAN 2016 (la CAN des joueurs locaux) s'affrontent en clôture des éliminatoires. Le match aller, disputé en juin, a complètement révolutionné le streaming. Diffusé uniquement au Maroc, ce match a été suivi par 400 personnes dans le monde grâce à un Marocain qui a filmé sa TV avec son téléphone portable. Explications.


Le CHAN (Championnat d'Afrique des nations) a engendré la poule la plus curieuse de ces dernières années. Du fait du découpage géographique et de l'exclusion de l'Algérie (qui avait refusé d'aller en Libye lors de l'édition précédente), 3 sélections se disputaient 2 places qualificatives. Maroc, Tunisie et Libye ont donc joué deux tournois (la phase aller à Casablanca, la phase retour à Tunis) pour déterminer qui n'ira pas jouer la phase finale au Rwanda en 2016. Battue lundi par la Tunisie (0-1), puis jeudi par le Maroc (0-4) lors des deux premiers matchs de la phase retour, la Libye est officiellement éliminée. La Tunisie et le Maroc déjà qualifiés, avant même leur match de dimanche. Le 15 juin dernier, Marocains et Tunisiens avaient ouvert le tournoi aller en s'affrontant au stade Mohammed V à Casa. Un match pas anecdotique du tout, et suivi avec attention dans les deux pays. En effet, les Marocains - dont la rupture avec la sélection nationale A dirigée par Badou Zaki est quasiment consommée - se sont pris d'affection pour l'équipe composée des locaux de Mohamed Fakhir, qu'ils estiment injustement ignorée par Zaki. En Tunisie, le sélectionneur de l'époque, Georges Leekens, qui gère les A et les A', n'a plus beaucoup de marge de manœuvre et serait bien inspiré de ramener deux résultats positifs de Casa.
L'angle de prise à 90°, match vécu par procuration


Problème : beIN Sports Arabia, qui détient les droits, ne diffuse pas le match. Et la seule chaîne locale habilitée à retransmettre la rencontre, Arryadia, ne la diffuse que sur son réseau terrestre, pas sur satellite. Le match n'est donc accessible qu'à deux conditions : primo, habiter au Maroc ; secondo, avoir encore sur son toit une antenne hertzienne à l'ancienne. Logiquement, les Tunisiens (et les Marocains du reste du monde) s'insurgent et se déchaînent sur les réseaux sociaux. Du fait du mode de diffusion assez archaïque, aucune porte de sortie de type piratage ou streaming ne semble disponible. La fameuse vanne « Tenez les gars voilà un lien en HD » qui redirige vers le site internet d'une radio ne fera qu'envenimer les choses. C'est là qu'intervient Abdelwaheb. Ce passionné de sport qui habite à Oujda (Nord-Est du Maroc) constate la situation et décide d'agir. Il s'explique : « Je suis tous les matchs, j'ai tout chez moi. Canal +, beIN, Dreambox, etc. Comme le match n'était diffusé nulle part sur satellite, et que mes compatriotes MRE (Marocains résidant à l'étranger, ndlr) allaient être privés de diffusion, je me suis dit qu'il fallait leur rendre service. » Depuis quelques mois, l'application Périscope permet aux gens possédant un compte Twitter de mettre en ligne le flux vidéo de ce qu'ils sont en train de filmer et permettre aux internautes de le visualiser. « De nos jours, on filme tout et n'importe quoi, alors pourquoi pas sa télé ? » se dit Abdelwaheb. Il règle l'antenne sur Arryadia en réduisant les parasites au maximum, prend son téléphone portable, et se met à filmer son poste.


Partagé sur les réseaux sociaux, le lien Périscope attire du monde, et peu à peu, une centaine de personnes se tordent le cou pour suivre le match. En effet, pendant plusieurs minutes, la télé apparaît en perpendiculaire à l'écran. Rotation à 90 degrés plus la qualité moyenne de la retransmission en terrestre, difficile de distinguer les joueurs, seuls les plus motivés (et les rares génies qui connaissent les touches pour changer l'orientation de l'écran d'ordinateur) tiennent bon. Face aux commentaires de certains ingrats - qui ne le remercient pas, mais pensent quand même à se plaindre -, Abdelwaheb l'Oujdi est patient et annonce qu'il va corriger l'angle de prise. Le problème est réglé juste avant l'ouverture du score de la Tunisie par Aouadhi à la 39e minute. Contrairement aux autres moyens pas très légaux de regarder un match sur internet, souvent froids et impersonnels, cette solution permet de vivre la rencontre comme si on était installé dans le salon du bon samaritain. Abdelwaheb encourage chaque offensive du Maroc, qui domine la seconde période. Des « bien joué » fusent à chaque bonne passe du milieu de terrain Nekkach, et un cri de joie fête le but d'égalisation de Hafidi à la 59e. Sans lever ses bras qui tiennent le téléphone qui plus est. Aucun internaute ne rate le but !
« C'est quoi ce vieux match de blédards ? »


À dix minutes de la fin, l'assistance est désormais de 400 personnes. Fatalement, les premiers abrutis débarquent. « Pourquoi y a pas Khazri ? », « Benatia est blessé ? », le temps que quelqu'un leur explique que c'est un match réservé aux locaux, les moqueries et les remarques désobligeantes pourrissent l'ambiance. « Les blédards, ils sont forts qu'à la plage MDR » est la goutte d'eau qui fait déborder le vase, et les invectives pourrissent le chat de Périscope, qui saute à chaque fois qu'un commentaire est posté… À l'évocation de cet épisode, notre diffuseur improvisé soupire : « C'est malheureusement devenu courant, les jeunes critiquent à tort et à travers sur les réseaux sociaux, et ne s'en servent que pour se défouler. C'est vraiment dommage. » Le score n'évoluera pas après l'égalisation de Hafidi, le Maroc et la Tunisie se neutralisant (1-1). Ce match et la défaite face à la Libye 4 jours plus tard, toujours à Casablanca (0-1) seront les 2 derniers de Leekens, limogé par la Fédération tunisienne la semaine suivante. Tous ceux qui n'ont pas eu la chance de tomber sur le lien se fendront de remarques acerbes : « J'ai regardé le match à la radio, Aouadhi a super bien joué » ou encore « C'est normal que Benjelloun soit encore plus invisible à la radio qu'à la télé ? » Au-delà des blagues, les avis sont unanimes pour les fans des Lions de l'Atlas et des Aigles de Carthage : le fait qu'en 2015, il n'existe pas de solution garantie pour voir les matchs des différentes sélections à la télévision est profondément injuste. Ce n'est pas la première fois que ce problème se présente, et même des matchs importants des équipes A ont été concernés. La cerise sur le gâteau est signée Abdelwaheb lui-même : « Figure-toi que parmi les connectés sur mon lien, y avait un Marocain qui bosse à beIN Sports, qui à la fin m'a présenté ses remerciements pour mon initiative ! » Symbole ultime d'un Maghreb où le système D a encore de beaux jours devant lui, avec ou sans progrès technologie.