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zadhand
16/04/2015, 18h22
Contribution : 16 Avril 2015

Aâm aâm celui qui nous avait taxé de ghachis...


Réforme de l’Islam
passer entre les gouttes


Par Nour-Eddine Boukrouh
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Cette contribution est un intermède entre les sept contributions déjà parues ici et celles à venir, car il y a encore beaucoup à dire sur la thématique de la Réforme de l’islam dont la finalité est l’actualisation de notre vision du monde et le changement de notre regard sur les non-musulmans avec qui nous partageons la planète. Cette pause est nécessaire à la mise au clair de quelques points compte tenu de la sensibilité et de l’importance du sujet non seulement pour nous, Algériens, mais pour l’ensemble des musulmans.


Le débat qui se dessinait sur la thématique de la Réforme de l’islam semble, comme un ascenseur qui s’est bloqué au troisième étage d’un immeuble qui en compte sept, s’être arrêté à la question de l’ordre de classement des sourates du Coran évoquée dans la troisième contribution. C’est ainsi que le ministre des Affaires religieuses, qui a abjuré dans le journal Echourouk du 11 avril les mots désobligeants qu’il a eus à mon égard quelques jours plus tôt, a lancé l’idée d’organiser une conférence nationale sur la question à laquelle participeraient des ulémas et des hommes de culture. Même réduit à cet ordre du jour, de quelle autorité, de quelle légitimité se prévaudraient les conclusions qui se dégageraient d’une conférence nationale, s’agissant d’un sujet universel ?
Le classement des sourates dans l’ordre de leur révélation pour retrouver la perspective originelle de l’islam est une condition nécessaire, mais non suffisante de la Réforme, et le cadre naturel et idéal pour connaître de la problématique dans son ensemble est l’Organisation de la conférence islamique (OCI) dont sont membres les pays musulmans et «observateurs», les Etats hébergeant d’importantes minorités musulmanes. Une conférence nationale, en Algérie ou ailleurs, n’aurait de sens que si son objet est de formuler les positions ou propositions du pays concerné. A moins que ce ne soit pour tuer l’idée comme on sait le faire dans notre pays quand on veut enterrer un sujet qui fâche : le confier à une commission ou à une conférence nationale.
L’éventuelle remise en ordre des sourates du Coran selon leur enchaînement chronologique n’est pas une fin en soi. Elle ne serait qu’un préalable, une impulsion donnée à un processus de mutations intellectuelles qui se traduiraient, à terme, par des changements profonds dans l’éducation, la culture, les comportements et la vision du monde des musulmans si ces derniers veulent faire face à la nouvelle étape de l’Histoire qui se profile et qui consacrera leur place parmi les nations stables, pacifiques et productives, ou les frappera d’ostracisme une fois pour toutes.
Cette nouvelle étape a commencé en fait depuis la fin du siècle dernier et se présente sous les plus mauvais augures puisqu’elle a déjà enregistré la fragilisation sinon le démantèlement d’Etats arabo-musulmans par la guerre civile en rapport avec l’islamisme (Afghanistan, Somalie, Palestine, Liban, Soudan, Libye, Syrie, Irak, Mali, Yémen, etc.) et la déstabilisation d’autres par le terrorisme (Algérie, Égypte, Pakistan, Tunisie, etc.). Dans tous ces conflits, le facteur religieux occupe une place de choix qui atteste de notre inconscience suicidaire, car au temps de la décadence et de la colonisation l’ennemi au moins n’était pas nous-mêmes, mais l’étranger.
Un nouveau seuil vient d’être franchi ces dernières semaines avec la formation d’une coalition militaire sunnite pour contrer l’influence chiite dans la presqu’île arabique et au Moyen-Orient. Les deux blocs qui se disputent le leadership régional et énergétique sont promis à une guerre religieuse, idéologique, politique, économique et militaire sans précédent dans l’histoire de l’islam et qui ne s’achèvera qu’avec leur épuisement mutuel. Curieusement, cette nouvelle étape est aussi celle, sur un autre plan, où le monde assiste à un rapprochement inattendu entre la science et la métaphysique (notion d’origine grecque désignant ce que le Coran appelle «ad-din al-hanif», la «religion naturelle») déjà perceptible en cosmologie et en physique quantique. Les musulmans seront alors les grands absents de cette parousie où la quête spirituelle et la recherche scientifique se réconcilieront pour le plus grand bien de l’humanité.
Depuis l’indépendance, notre pays a été un acteur dynamique et convaincu du mouvement des Non-Alignés. Dans les années soixante-dix, il a été l’initiateur de propositions visant à l’instauration d’un nouvel ordre économique mondial. Ces deux causes idéalistes mais irréalistes n’ont débouché sur rien de tangible alors qu’elles ont mobilisé les ressources humaines et les moyens de notre diplomatie pendant des décennies parce que le rapport de forces n’était pas en faveur des pauvres. Qu’en reste-t-il ? Des films d’actualité, des regrets et des souvenirs nostalgiques.
La cause de la réforme de l’islam est un dossier autrement plus important, vital même pour l’ensemble des Etats musulmans quelle que soit leur situation actuelle, bonne ou mauvaise, stable ou chaotique. Pourquoi notre pays, qui n’est pas impliqué dans la guerre mondiale intra-islamique et n’y sera pas entraîné, nous l’espérons, ne prendrait-il pas l’initiative sur ce dossier aux apparences intellectuelles et culturelles mais au fond éminemment géopolitique ?
Il existe dans la langue française une locution pour exprimer le caractère impossible d’une mission : «passer entre les gouttes», sous-entendu se faufiler entre les gouttes de la pluie sans se mouiller, ce qui est effectivement impossible. Cette image s’est imposée à moi en traitant de ce sujet dans des émissions télévisées où j’avais parfois l’impression de slalomer entre les tabous tous sens en alerte, comme l’alpiniste engagé dans l’escalade d’un dangereux pic où le moindre faux pas signifierait pour lui la chute fatale. Pourquoi ? A cause de l’immense fossé existant dans les mentalités entre la foi et la raison, de l’ignorance ambiante et de l’intolérance agressive, de l’antagonisme entre l’obscurité du fanatisme et la lumière de la rationalité, de la peur irraisonnée des gens de s’approcher de trop près des questions religieuses, du despotisme exercé sur les esprits par les «hommes de religion» autoproclamés.
Nous sommes le seul continent culturel en ce début de troisième millénaire où l’on continue de s’identifier par l’obédience religieuse. Les autres peuples du monde s’identifient par leur nationalité ou leur géographie (les membres de l’Union européenne, par exemple), alors qu’ils sont apparentés, eux aussi, à un culte parfois numériquement plus important que le nôtre et présent dans leur vie plus que l’islam dans notre quotidien (l’hindouisme, par exemple). Peut-on entendre sans froncer les sourcils d’étonnement un Français, un Russe, un Américain ou un Brésilien parler des siens en commençant sa phrase par «Nous, les chrétiens…» ? Ou un citoyen indien dire : «Nous, les brahmanes...» ?
Plus personne en dehors des historiens et des archéologues n’utilise les expressions de civilisation «chrétienne», «hindouiste», «bouddhiste», «shintoïste» ou «communiste».
La civilisation chinoise, elle, n’a jamais été liée à une religion mais a été bâtie sur une philosophie de l’harmonie entre la vie sociale, l’organisation de l’Etat et le Ciel tirée des «hadiths» (sentences, entretiens) du vénérable Confucius dont la connaissance par les musulmans leur eut été d’une grande utilité. Mais les musulmans estiment n’avoir rien à apprendre de quiconque, civilisation, religion, philosophie ou sagesse inspirée. La vérité est leur lot exclusif et la perfection leur marque distinctive éternelle. Même s’ils sont analphabètes et vivent sous le seuil de pauvreté.
Et puisque les Chinois sont présents parmi nous par milliers, observons-les de près, scrutons leur comportement au lieu de nous contenter de rire de leur façon de parler notre tortueux argot. Ils travaillent pour nous, à notre place, et bien sûr mille fois mieux que nous. C’est que les «hadiths» de Confucius, notamment sur le sérieux dont il faut faire montre dans tous les instants de la vie et le travail bien fait, sont inscrits dans leur inconscient collectif depuis vingt-cinq siècles, tandis que les hadiths de notre Prophète ne sont plus depuis un millénaire que des formules de circonstance ou des circonlocutions destinées à duper autrui. Nos ulémas imbus de leur «îlm illimité» devraient s’intéresser à l’«épigénétique» et à l’«intrication quantique», nouvelles sciences en formation, pour comprendre pourquoi, si tant est que le sujet les intéresse.
Ils servent aussi à meubler les sermons religieux intemporels et immuablement servis, accompagnés de la même interprétation, dans les 15 000 mosquées du pays où on les écoute avec une piété feinte chaque vendredi sans leur donner le moindre prolongement dans la vie réelle. La prière terminée, on les oublie immédiatement ou les foule aux pieds avant même d’avoir quitté la «maison de Dieu». Les ulémas de l’ensemble du monde musulman voient bien que leur «îlm» n’opère plus dans la vie sociale mais ils ne reconnaîtront jamais que leur savoir est devenu exactement ce contre quoi mettait en garde le Prophète : un «savoir inutile». S’il n’y avait que cela ! Il est aussi et surtout devenu l’arsenal où sont puisées la justification et la légitimation du terrorisme le plus effroyable.
Confucius avait un contemporain, Socrate, qui n’a pas, lui non plus, laissé d’écrits mais seulement des enseignements oraux rapportés par ses disciples et qu’on retrouve notamment dans l’œuvre foisonnante de Platon. On sait aussi par le Coran que Dieu a donné à un mystérieux personnage sur lequel on s’interroge à ce jour, Loqman, le choix entre la prophétie et la sagesse et qu’il a choisi la seconde, comme notre Prophète qui, ayant eu le choix entre être roi-prophète et serviteur de Dieu-prophète, avait opté pour la seconde qualité. Le nom de Loqman a été donné à la «soura» où est rapportée son histoire. Loqman, pourquoi pas, pourrait être Pythagore.
On lit dans le Coran : «Certes, nous avons envoyé avant toi des Messagers. Il en est dont nous t'avons raconté l'histoire et il en est dont nous ne t'avons pas raconté l'histoire.
Et il n'appartient pas à un Messager d'apporter un signe (aya, preuve) si ce n'est avec la permission d'Allah» (Ghâfir», v. 78). Dans la prophétie, depuis Ibrahim al-Khalil, la force de persuasion est mise dans le Message. Dans le cas des inspirés, le Message est mis dans le savoir extraordinaire pour son temps et la sagesse hautement humaniste et vertueuse de la personnalité choisie. Un Messager sans «ayate», c’est-à-dire sans Livre ni Législation, est toujours un homme exemplaire, un cerveau exceptionnel comme Pythagore, l’inventeur des mathématiques et de la métaphysique, Confucius, l’initiateur d’un système de valeurs morales encore en vigueur, et Socrate, l’éducateur de la Grèce antique dont les méthodes pédagogiques sont à la base des systèmes éducatifs du monde entier.
Selon un ijtihad tout personnel, Confucius, Socrate et Pythagore devraient être comptés parmi les «anbiya» (prophètes) envoyés par Dieu à leurs communautés respectives et non nommés dans le Coran : «Nous avons inspiré les prophètes dont nous t’avons déjà fait connaître l’histoire et d’autres dont nous ne te parlerons pas» («An-Nisa», v. 164). Pourquoi ? Probablement parce que les Arabes ne savaient rien de ces lointaines nations.
Le but de la religion, comme celui de la sagesse, de la philosophie et de la science aujourd’hui, est la préservation de l’espèce humaine qui, de toutes les créatures et créations de Dieu, a reçu le don de l’intelligence, de la raison, pour assumer la mission justifiant sa création : poursuivre son œuvre sur la terre et dans l’univers. Il est facile de s’acquitter des rites et devoirs religieux, mais beaucoup plus difficile de «faire le bien» («çalihate») quand cette notion n’est pas réduite aux seuls actes de charité.
Elle implique une organisation sophistiquée de la société, des institutions tournées vers le bien commun et une économie dégageant des surplus pour permettre la prise en charge des orphelins, des sinistrés, des malades, des chômeurs, des handicapés physiques et mentaux, des personnes du troisième âge, etc., toutes choses laissées en terre d’islam à la famille ou au bon vouloir des «mouhcinine». Elle renvoie à la capacité de concevoir des institutions modernes pour assurer l’application du droit, de la justice équitable et des libertés publiques.
Or, comme on dit dans le langage économique, l’offre islamique ne correspond plus à la demande moderne ; elle n’est pas compétitive en matière de droits de l’homme ; elle n’incite pas à la recherche fondamentale et appliquée pour inventer de nouvelles technologies ; elle ne possède pas de modèle pour mettre sur pied des systèmes économiques et politiques répondant aux nouvelles aspirations de l’humanité. Au contraire, elle fait peur car elle ne semble plus avoir d’arguments que la violence et la terreur.
La conception de l’univers, de Dieu, de la raison d’être de l’homme sur terre et des relations avec les autres peuples et croyances des musulmans doit être irriguée par l’expérience des autres nations et recevoir une nouvelle impulsion tirée d’une lecture inédite du Coran comme nous l’avons suggéré. Notre «tasawwur al-Wujud» qui a été juste, performant et compétitif jusqu’à une certaine époque, ne l’est plus depuis six ou sept siècles, c’est-à-dire depuis qu’on n’a plus renouvelé le «îlm» (sciences religieuses), le «fiqh» (droit musulman) et leur source commune, le «tafsir» (exégèse du Coran). Le «îlm» qui doit être rénové est celui qui a conduit à la décadence et légitime de nos jours les régimes politiques despotiques et archaïques qui veillent à son maintien en l’état pour se perpétuer. Il n’est pas né en Algérie mais est importé «clés en main» de l’Orient. En ce XXIe siècle, l’islam doit présenter un nouveau visage au monde, lui montrer de nouvelles dispositions, promouvoir des idées inédites allant dans le sens de la marche de l’Histoire. Tel est le but visé par notre démarche décriée avant d’être comprise. La Réforme préconisée ne peut pas être l’affaire d’un ou de plusieurs intellectuels ou ulémas, ni d’un pays, quel qu’il soit, mais de l’ensemble de la communauté islamique représentée dans une institution multilatérale comme l’OCI. C’est alors qu’il sera possible d’ouvrir le dossier et de passer entre les gouttes.
N. B.

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