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zadhand
27/04/2015, 17h40
Les chemins de la guerre et de la paix
Burj Barajneh


De notre envoyée spéciale, Malika Boussouf
[email protected]

CAMPS PALESTINIENS
L’ombre d’El Nosra et de Daesh


Ce jour-là, levée à l’aube, je vais à la cuisine rejoindre Lina pour le petit-déjeuner gargantuesque auquel je ne me fais toujours pas, alors qu’elle tente, en vain, depuis mon arrivée chez elle, de briser mes codes alimentaires. «Merci ! Je ne prends rien d’autre que du thé sans sucre» ! Allez donc lui faire entendre raison quand son hospitalité lui interdit d’écouter mes protestations. Elle me fixe de cet air grave que je lui connais bien, avant de me demander, sourire en coin, si, avec le temps pourri qu’il fait depuis la nuit dernière, j’ai toujours l’intention de me rendre à mon rendez-vous.
Dehors, il pleut, effectivement, à torrents et il vente. La grêle fait un boucan d’enfer !
Une tempête, presque digne du nom, annoncée la veille, mais à la menace de laquelle il n’est pas question de céder. A Alger, même si, généralement, il fait plus beau temps que mauvais, nous sommes davantage rompus à l’humeur versatile de Zeus. Bien sûr que je vais y aller ! Et M’hamed est là-bas, qui nous attend à l’entrée de Burj El Barajneh.
Lina, très intuitive, avait deviné ma réponse. Elle était fin prête à affronter la vision de cet autre monde que ni elle ni moi n’avions côtoyé auparavant. Et pour cause. Même ceux qui en sont les hôtes permanents appréhendent péniblement ce camp maudit où la misère, maîtresse incontestée des lieux, s’entête, pourtant, à ne pas rompre le lien avec ce qui renvoie à la lumière et fait l’espoir. C’est du moins ce que nous nous entêtons à garder en vue au-delà de cette détresse qui nous envahit aussitôt l’enceinte virtuelle franchie.
M’hamed est là qui va nous faire faire le «tour du propriétaire» de ce monde à part, où le sordide et la promiscuité se disputent le regard et l’attention. Il parle de Burdj Barajneh comme d’une prison dont il s’efforce aujourd’hui encore d’apprivoiser les contours. Et il nous dit ces autres, femmes, hommes, jeunes, vieux, enfants, sains et handicapés physiques ou mentaux avec lesquels il respire au quotidien les odeurs et partage le mauvais goût, exclus quelques rues plus loin, parce que tous, irrémédiablement, nauséabonds.
Ils sont 50 000 autres Palestiniens à se partager ce bout d’espace qu’ils rêvent transitoire pour l’éternité. Un kilomètre carré pour y échanger ses doutes et rêver de retour. M’hamed est serein ! Non, je le trouve plutôt narquois. A sa voix cassée, je devine une gaieté surfaite et moqueuse. Une dérision menteuse quoique plaisante, qui trahit une émotion dont il voudra ne rien montrer. 50 000 âmes entassées dans
1 000 mètre carrés, ce n’est pas rien ! c’est un centre d’internement, un lieu-dit de confinement, volontairement oublié du monde et par le monde. Un camp de regroupement pour pestiférés interdits d’échange avec autrui. C’est ainsi que nous le vivons. C’est dans cet environnement coupé du monde que nous faisons connaissance. Nous traversons, le cœur serré, le camp, cet enfant de la déraison, qui ne craint pas d’étouffer, un peu plus, alors qu’il accueille dans l’enfer qui est le sien ceux des réfugiés syriens en quête d’abri temporaire.
Quelques milliers de Syro-Palestiniens qui ont fui le camp de Yarmouk, au sud de Damas, où l’armée syrienne avait sévèrement sévi en décrétant, entre autres, un état de siège en 2013 pour en déloger les insurgés. Les rebelles ont fini par quitter les lieux suite à des négociations entre factions palestiniennes pro et anti-régime.
Ces Syriens figurent parmi des centaines de milliers d’autres que la terreur a poussé hors de chez eux et qui n’ont ni les moyens de vivre ailleurs ni ceux de survivre autrement. Ils sont nombreux à s’y implanter, mais ils ne sont pas seuls à y élire refuge. Parmi eux se sont infiltrés des membres de Daesh et d’Al Nosra dont la fâcheuse notoriété aura vite fait d’alerter la société civile libanaise. Des coupeurs de têtes, d’un genre nouveau, des trancheurs de vie qui s’abreuvent au sang de leurs victimes sous le regard interloqué d’un monde qui découvre à peine une horreur, tellement familière à nous autres Algériens ! Un monde contraint et forcé d’assister en direct à des exécutions de sentences inédites ! Des bourreaux de l’organisation de l’Etat islamique en Irak et au Levant (l’EIIL) sont venus là, dans ce bout de terre obscur, où la police libanaise sait qu’elle n’est pas la bienvenue et où, d’ailleurs, elle ne s’aventure jamais. Leur mission : y faire autorité et transformer les lieux en bureau de recrutement pour djihadistes en devenir.

El Nosra ou Daesh ?

Cette version-là que nous avons aussi de la vie dans le camp, nous ne la partageons pas avec M’hamed qui, trop préoccupé par le sort qui est fait aux siens, nous rappelle cette mauvaise réputation déjà faite aux Palestiniens dans le but inavoué de justifier leur mise à la marge de la société libanaise. «Tout ce que l’on raconte sur ce lieu n’est que pure invention. Ce que l’on dit, aujourd’hui, des Syriens qui ont fui leur pays ressemble à s’y méprendre à ce que l’on disait et que l’on continue à colporter à notre propos», nous affirme M’Hamed sur un ton ferme qui ne souffre aucune contradiction. Les camps en général sont accusés d’abriter des terroristes. Lorsqu’il y a eu les explosions, on a dit que tout avait été organisé à Burj Barajneh et que les bombes y avaient été fabriquées. A propos des attentats, à Dahyeh (quartier résidentiel chiite, au sud de Beyrouth, ndlr) en 2013 et 2014, on a affirmé que la voiture était sortie du camp en question. Du coup, les gens à l’intérieur du camp sont terrorisés à l’idée de représailles.
«J’ai des amis chiites qui sont convaincus que nous avons des éléments de Daesh, d’El Nosra, etc., qui vivent parmi nous.» Il parle de mains invisibles et d’esprits étroits qui œuvrent à provoquer des guerres entre Palestiniens et Libanais. «Ce qu’ils avancent n’a aucun sens. Nous leur répondons : “Venez voir par vous-mêmes et vous conviendrez que ce que l’on vous certifie est faux !” Oui, mais qui peut venir
voir ? Qui s’aventurerait à enquêter dans ce monde équivoque où le moindre passager, prêt à vous bondir dessus, vous fixe d’un regard suspect ?» Lina et moi échangeons un regard discret mais surtout entendu. Nous n’allons pas donner suite aux questions dont nous freinons furieusement l’abondance. Nous n’allons pas démentir les affirmations de notre guide et encore moins rompre l’amitié naissante entre nous trois. Sans M’hamed à nos côtés qui connaît et salue chaleureusement chaque passager que nous croisons, nous n’aurions jamais pu nous aventurer au-delà des premières constructions. Des sinistres membres ou sympathisants de Daesh, El Nosra et autres groupuscules engagés dans cette effroyable chasse à l’homme que connaît présentement la région, nous parlerons ailleurs avec d’autres personnes, moins vulnérables celles-là, et surtout plus enclines à en dire plus sur leurs méfaits et leurs accointances locales et régionales.
M’Hamed, que je m’entête à appeler Ahmed et qui me reprend à chaque fois dans un éclat de rire, a préféré prendre les devants sur cette question précise. Il transpire d’intelligence et se doute bien que nous allons le solliciter ou, à tout le moins, faire allusion à ces monstres qui infestent entre autres camps le sien et où seuls quelques rares initiés savent qu’ils sont les réseaux dormants d’organisations terroristes qui rivalisent en matière de barbarie.
Notre ami qui, sans doute, plus par instinct de survie mentale, cultive ces puissants mécanismes de défense que sont le rire et la dérision, fuit cette autre réalité dont il ne veut pas qu’elle vienne se greffer au reste ni assombrir davantage sa vie de tous les jours ou son rêve absolu d’un avenir plus clément. Par ailleurs et parce qu’il s’agit de sa communauté, il ne se prive pas de nous dire, dans les moindres détails, enregistrés au fond de lui, cette suprême injustice faite aux siens. Dans l’ensemble, lui se considère comme épargné. Privilège relatif dont il bénéficie : lui a un boulot. Il enseigne l’arabe et l’éducation islamique aux seuls élèves palestiniens. Il n’est pas admis qu’il postule dans des écoles libanaises. Les lois du pays le lui interdisent. Il travaille dans une école gérée par les Nations unies, c’est uniquement là, qu’il a le droit d’exercer. Le seul et unique papier d’identité en sa possession est cette précieuse carte professionnelle délivrée par le bureau des Nations unies ! Elle est l’unique sauf-conduit dont il dispose. Sans elle, il n’est plus rien. M’hamed dont je ne cherche pas à connaître le nom, pour ne pas forcer le trait sur sa situation administrative, parle avec un cynisme mêlé de tendresse de ce qui l’entoure ! Tout ce à quoi il a dû se faire depuis toujours ! Parce qu’il est né là ! Son père y a élu domicile alors qu’il n’avait que dix ans. Il est décédé il y a 4 ans, à 70 ans, et est enterré au cimetière de Bordj Barajneh.
Et puis, c’est le seul bout de territoire qu’il lui soit permis d’occuper.
De quoi se nourrissent, donc, les Palestiniens puisque le Liban ne leur délivre pas de permis de travail ? La plupart d’entre eux ont de la famille en Europe qui leur envoie de quoi subsister.
«Les Libanais ne nous donnent pas de permis de travail. Nous vivons en marge de la société. Nous ne fréquentons pas leurs écoles, ne travaillons pas dans leurs entreprises. C’est interdit. Un médecin n’a pas le droit d’ouvrir un cabinet. S’il veut le faire, il le fait à l’intérieur du camp. Il peut, aussi, travailler à l’hôpital du camp mais pas en dehors.»
M’hamed ne s’en prend, pourtant, à aucun moment à son pays d’accueil dont il a parfaitement intégré les lois. Celles qui lui interdisent d’élire domicile ailleurs que dans le camp, de travailler ou même de se soigner en dehors de celui-ci. C’est à Israël qu’il en veut d’avoir chassé ses grands-parents de leurs terres, de les avoir contraints à l’errance et d’en avoir fait des sans-papiers, des apatrides, des damnés de la terre.

Le ressentiment de notre hôte est profond. Mais à l’exception de sa gorge serrée qu’il éclaircit en haussant légèrement le ton, il s’exprime tellement calmement que l’on se demande comment il fait pour rester maître de ses moyens.
Comment imaginer qu’un rire puisse être à la fois triste et joyeux ? Bien sûr que si ! Ce rire-là existe. Je l’ai entendu. C’est le sien. Celui de notre tout nouvel ami. De ce complice d’un temps que je ne désespère, pourtant, pas de revoir un jour. Ce bel enseignant palestinien de 48 ans qui se prépare à la paternité pour la seconde fois. M’hamed insiste. Il veut nous présenter à son épouse et à sa joyeuse petite fille. Nous sentons là comme une volonté de faire de la prévention, de mettre du baume sur une future douleur, un frein à notre prochaine stupéfaction.
Nous entrons chez lui. Elle est là sa belle épouse. Une diplômée en droit des affaires au chômage. Elle n’a pas le droit de travailler à l’extérieur. A l’intérieur du camp, on ne lui propose rien, non plus. Le visage, calme et empreint de douceur, s’illumine dès nos premiers échanges.
La jeune femme sourit tandis qu’elle nous confie espérer, elle aussi, des jours meilleurs. En attendant, elle s’occupe à soigner son intérieur dont l’allure voulue élégante vous enveloppe, sitôt le seuil franchi, d’une bienveillance carrément hostile à l’enfer extérieur. Dehors, il pleut abondamment et il fait froid, mais le but n’est pas de troquer un confort contre un autre qui, même réduit à sa plus simple expression, n’en prend pas moins une allure familière et totalement banale. Comme à la recherche d’une sanction négative méritée, nous allons, vaillamment, au-devant du sordide.

Déchéance imposée

Alors que nous quittons son domicile étroit, M’hamed, de sa belle voix cassée et volontaire tout en forçant sur la prononciation et en libérant les syllabes les unes des autres, nous présente sans ménagement à ce que ses congénères et lui ont hérité en guise de patrie.
Sitôt abandonné le monde civilisé pour le camp, celui-ci nous offre en guise de premier contact l’image fantomatique d’une nature mise à rude épreuve !
Celle d’un corps éventré, les viscères exposés sans ménagement au visiteur dès son arrivée. Les occupants, eux, ne s’inquiètent plus d’être autant malmenés. Ils ne le voient ni ne le ressentent sans doute même plus. Conditionnés à la précarité et à l’abandon au fil des ans, la fragilité devient plus difficile à déceler chez ces êtres qui intègrent de plus en plus la fatalité à leurs gestes quotidiens.
Les câbles électriques, ceux qui transmettent le son et l’image, et ceux à peine plus gros qui alimentent en eau salée les foyers font partie du paysage enlaidi par eux. Ils s’entrelacent dans un méchant corps-à-corps et pendent dangereusement au-dessus de nos têtes. Les fils, sérieusement dénudés, parce que jamais remplacés, se font menaçants, tandis que, malmenés par la pluie, ils s’affolent gravement au contact de celle-ci qui s’abat sans ménagement sur le camp.
L’idée d’une électrocution inévitable se fait persistante. Nous ne sommes pas du tout rassurées et interrogeons de nouveau du regard un guide indifférent à l’intensité des bruyants courts-circuits qui n’effraient que les étrangères que nous sommes.
La déchéance imposée, son omniprésence doit non seulement être vue mais aussi ressentie. Et tandis que les câbles, à l’air, ripostent, dans un craquement exaspéré, à cette eau qui les inonde, les étincelles dangereusement éblouissantes et les incendies dont elles menacent les occupants nous laissent sans voix, les yeux exorbités. Un appel à une entente a minima pour un répit de quelques heures serait le bienvenu, mais à qui l’adresser ?
Nous sommes vendredi. Au Liban c’est jour ouvrable, mais les rues sont désertes et calmes. Habituellement, à cette heure-ci, les ruelles étroites sont surpeuplées, nous affirme M’hamed. «Si tu viens après la prière du dohr, tu verras que ça grouille de monde et tu mangeras les meilleurs falafel du monde.» Sans doute ! Aujourd’hui, avec la pluie, je ne suis sûre de rien ! Les habitants ont préféré rester chez eux, à l‘abri.
Faut-il, par conséquent, se réjouir de cet espace qui nous est cédé à moindre coût et où la désolation le dispute à l’infortune, à l’adversité et au chagrin ?
De temps à autre, nous saluons un passager ou l’occupant d’une petite échoppe qui fait office d’épicerie. M’hamed semble tous les connaître. «Tu vois, le gars qui m’a salué ? Dès que quelqu’un se fait arrêter à l’extérieur du camp et pour n’importe quel motif, on l’interroge à son propos.»
Décidément, notre guide a un rire terriblement communicatif. Il salue l’homme en question en même temps qu’il s’acquitte de son rôle de guide et s’arrête parfois pour échanger avec les uns tout en acceptant le café qu’un autre lui offre.
Tout est fait dans une convivialité absolue. Comme à l’intérieur d’une famille dont les membres veillent les uns sur les autres. Ce n’est pas du cinéma. Personne ne savait que nous venions. Certains nous fixent du regard et nous parlent, d’autres non. Mais tous les gestes sont pacifiques. Ici, le dépouillement est une chose et la courtoisie une autre. Nous finirons par comprendre pourquoi M’hamedi est aussi populaire. Il est bénévole dans une association qui aide les enfants à rattraper leur retard scolaire après les cours. C’est lui qui dirige l’association mais à titre grâcieux,
contrairement à ceux qui dispensent les cours.
Nous allons toujours de l’avant, croiser, l’un pas après l’autre, ce dénuement contre lequel mêmes les témoignages écrits ne nous avaient pas suffisamment alertés !
Et alors que nous avançons plus déprimés que fatigués, nous frôlons les parois d’une vieille bâtisse d’où suinte une eau verdâtre. Une odeur de rance me prend à la gorge tandis que je me demande si l’indigence des lieux peut servir d’abri à des êtres humains.
- Tu veux les voir ? Tu veux leur rendre visite ? me propose M’hamed.
Non ! Je n’ai pas le courage de croiser leur regard. Je ne me sens pas bien. Pourquoi ai-je la sensation d’avoir une part de responsabilité dans cette situation ?
Pendant que nous réprimons, étouffons nos sursauts face à l’indigente incohérence qui nous entoure, des trombes d’eau sourdes à nos prières vont en partie noyer le camp. Le bruit assourdissant des eaux en furie nous oblige à nous taire. Nous continuons cependant à avancer crânement. C’est là que notre expédition prend l’allure d’un insolent pied de nez à tous ces éléments conjugués pour nous barrer la route et nous faire rebrousser chemin. Les venelles que nous empruntons pour progresser se transforment en piscines gorgées d’une espèce de magma noirâtre qui ne sent pas bon. Les égouts inondés ont débordé délivrant leurs entrailles de toutes les immondices englouties antérieurement.
Pour continuer à avancer, nous enjambons, quand nous le pouvons, des flaques de boue. Dans les autres, nous pataugeons dans un mélange de fange et d’ordures ménagères qui attendent de ces mains à peine rétribuées qu’elles viennent les charger dans des brouettes qu’elles pousseront ensuite hors du camp.
De temps à autre, M’hamed sort d’un bref mutisme pour nous dire : «Ceci est considéré comme la route principale. Nous allons emprunter une route secondaire.»
Et tandis que les dieux déchaînés attisent notre frayeur, notre guide, gentiment moqueur, nous invite à plus de retenue. Nous réaliserons plus tard qu’il avait bien raison. Il nous regarde en souriant et poursuit sa narration. Il connaît bien ce bruit qui nous fait sursauter et qu’il compare à celui de ces pistolets à impulsion électrique dont la police est équipée pour mater une prétendue ou réelle colère. Ça tombe bien ! Là il n’y a pas de taser !
«Salam aâlikoum ya Youcef !» M’hamed s’adresse joyeusement à un homme dans une chaise roulante devant l’entrée d’une échoppe. Youcef vend du gaz et des cigarettes. Il a perdu ses jambes pendant la guerre des camps en 1987. M’hamed lui demande pour le taquiner s’il veut bien prendre une photo avec nous. Il refuse, intimidé. Lorsque nous nous éloignons de lui, notre jeune professeur se surprend à râler alors qu’il semblait s’être fait un point d’honneur à garder le sourire.
«Un chef contre un autre chef, et voilà qui paie la facture. Dans tous les pays arabes, c’est pareil. Les chefs restent en retrait, bien à l’abri dans leurs palais, et envoient le petit peuple se battre pour eux. Hier en Egypte, au Sinaï, qui a été tué ? De pauvres militaires et des civils. Le grand chef, lui, ne risquait rien. Il était planqué, vrai ou pas ?» Côtoyer une telle misère contraint à relativiser pas mal de choses quand d’autres voient s’éloigner chaque jour un peu plus leur chance de s’en sortir. En ce moment sans doute plus qu’à un autre. Avec cette guerre qui sévit dans les pays limitrophes et qui détruit les populations poussées à l’errance. Ces situations extrêmes de fragilité ne sont pas nouvelles quand on sait que dans des pays comme le nôtre, qui ont connu d’autres raisons à l’origine de déplace ments de populations, la désespérance peut se conjuguer aussi au quotidien. L’histoire qui a engendré Sabra, Chatila, Bordj Barajneh, Aïn El Helweh et autres est tellement injuste qu’il semble, toujours, à celui qui la côtoie, autrement que dans les livres, qu’elle est unique.
Et elle est, effectivement, unique en son genre.
A plus forte raison lorsqu’elle vous est racontée par un natif du camp qui rêve d’en finir un jour avec le cauchemar. Qui rêve un jour de retourner sur la terre de ses parents, de ses aïeux !
- Malika, tu vois ce passage que nous empruntons ? Nous appelons ça une avenue, une voie principale. Et il rit à gorge déployée en ne tarissant pas d’explications.
«Ah ! nous y voilà. Venez que je vous montre le centre satellite du camp.» C’est de là que partent toutes les connexions vers les foyers. L’administration et la salle d’opérations ne font qu’un. Un espace réduit. «C’est d’ici que nous voyons ce qui se passe en Algérie, Malika ! Il doit nous voir hadj M’hamed Yassine, l’ingénieur aux commandes de ce bijou de technologie», ajoute-t-il en s’esclaffant. Les deux hommes se saluent chaleureusement. Ils se connaissent bien et ont même effectué ensemble leur pèlerinage à La Mecque. «Comment va el hadja ? Bien ? Dis-lui bien le bonjour de ma part.» Chaque foyer lui donne 10 000 livres libanaises par mois pour l’abonnement. Hadj M’hamed Yassine est considéré comme l’un de ceux qui ont réussi. Il a un statut social convenable. C’est l’un des «notables» du camp. Pour quitter Burj Barajneh,
nous empruntons une autre sortie.
«C’est quoi ce jour que vous avez choisi pour venir ? Vendredi, vacances scolaires pour moi et il pleut. Vous avez fait exprès ?» «Comment ça va Ahmed ? Et toi Oum Khaled ? Là aussi c’est un boulevard !» (Rires...) Vous voyez là ? Ce sont des constructions pour les Libanais. Elles ne font pas partie du camp, mais les Libanais ne les occupent pas. Ils ne veulent pas du voisinage palestinien. Ils les ont mises en vente pour 50 000 dollars. Les Libanais ne les achètent pas. Ce sont les émigrés palestiniens qui le font pour y loger les leurs.»
Entre l’avenue et la rue, à l’extérieur du camp, il y a les chemins de traverse où deux personnes ne peuvent pas tenir l’une à côté de l’autre, où l’on se déplace en file indienne. Se développe alors une culpabilité dont on se demande pourquoi elle est là. C’est là qu’on réalise qu’on n’a pas le droit de se plaindre, quand ceux qui vivent dans des conditions aussi surréalistes vous répondent avec le sourire, rompus qu’ils sont à la misère et à la survie et aux gestes qui l’accompagnent.
De temps à autre, un enfant ou un adulte s’immole par le feu.

Entre le cimetière et l’hôpital

Des ambulances sont garées. La rue a été aménagée de façon à permettre aux ambulances de passer. Elle reste étroite mais M’hamed en parle comme d’un boulevard.
«Salam aâlikoum ! Kifek ?» «Viens voir les urgences de l’hôpital Haifa», me dit-il, quelque peu fier de passer de ce que nous venions de traverser et de vivre comme émotions à cette structure qui échappe à la rude réalité du camp. Tous les échanges qu’il a avec nous ou avec le personnel ou personnes qui se trouvent alentour ou qu’il croise, il les fait avec un rire aimable et charmeur. Sa gaîté nous facilite toutes les approches, y compris celle avec le directeur de l’hôpital qui demande à voir les photos que j’ai prises et qui, une fois qu’il les a passées en revue, se fait plus aimable. Quand M’hamed décline ma nationalité, il nous offre le thé et répond volontiers à mes questions.
Je me réjouis que mon appartenance géographique joue en ma faveur.
«Ahla ou sahla bi bent bilad millioun wa nisf chahids !» C’est l’unique hôpital pour les camps situés à Beyrouth. Il y a été créé par l’OLP de Yasser Arafat à l’époque où il combattait Israël à partir du Sud Liban de 1970 à 1982 avant de quitter le Liban pour la Tunisie. Il a très peu de moyens. Il est peu équipé mais il a le mérite d’exister. Et il est propre et bien tenu. Les spécialités se côtoient tout en se disputant l’espace dans une exigüité dont on se plaint mais que l’on gère à défaut de pouvoir faire autrement, à savoir s’agrandir. En comparaison à d’autres camps, les habitants de Burj Barajneh s’estiment privilégiés. Ils sont les seuls à posséder un hôpital, à l’origine une polyclinique qui s’est peu à peu agrandie. Il est financé par le Croissant-Rouge et quelques dons. Il reçoit jusqu’à 100 malades et enregistre 3 à 4 accouchements par jour. Au rez-de-chaussée, la consultation, la radiologie, la cardiologie, l’ophtalmologie, les urgences, un laboratoire d’analyses et l’administration.
A l’étage, trois blocs opératoires et quelques chambres pour jeunes parturientes et autres cas nécessitant une hospitalisation.
Des médecins de toutes nationalités viennent y exercer, nous confie le directeur. «Chaque fois qu’on a besoin d’un spécialiste, on en fait venir un et peu nous importe sa nationalité. Il y en a qui viennent de l’extérieur y faire du bénévolat. En échange, ils gagnent une clientèle. Les malades qu’ils soignent là peuvent aller les consulter dans leurs propres cabinets. Tous ceux qui viennent ici se font connaître et gagnent des clients. Chaque médecin se fait sa clientèle.
Le lieu est aménagé en hôpital.» Nous croisons Abou Khaled, Abou Kamel, El Akh M’hamed, directeur de l’administration, l’un des responsables de la sécurité dans le camp à qui il se présente en tant qu’habitant du camp et ami du directeur de l’hôpital en présence de ce dernier. Tout rentre dans l’ordre.
A quelques mètres de l’hôpital, trois pharmacies sont modiquement aménagées. Et pas loin, comme un fait exprès, le cimetière. C’est l’endroit le mieux tenu et le plus agréable du camp.

L’espoir du retour

Il a 48 ans, est né à Beyrouth, mais garde l’espoir de retourner chez lui à Akka, Saint-Jean d’Acre, en Palestine, connue pour être un haut lieu de résistance.
Dans le camp de Burj Barajneh, M’hamed parle pour les siens. «Tous ceux que vous interrogerez vous diront qu’il vivent dans l’espoir du retour.» Personne ne veut devenir Libanais. Personne ne veut de la nationalité libanaise ou avoir pour patrie le Liban. Comme dit le proverbe «Sahiba al hak soultane» ou encore «La yadhibou hak wara’ouhou moutaleb».
M’hamed veut dire que tant qu’ils seront de ce monde, ils réclameront leur droit au retour dans leur pays, dans leurs maisons. «A tous ces pays qui prétendent défendre les droits de l’homme, je dis que je suis un être humain qui demande que ses droits lui soient reconnus et restitués. Je réclame mon droit d’exister, d’avoir une nationalité, que l’on me restitue les droits que l’on m’a volés et que l’on me paie pour les dommages subis depuis les 60 dernières années.»
M’hamed a perdu son frère et sa sœur durant les guerres. Il en tient pour responsables ceux qui les ont chassés de chez eux. S’ils n’étaient pas sortis de Palestine, ils ne se seraient pas exposés à toutes ces guerres au Liban. «Ma sœur est morte ici pendant la guerre des camps et mon frère qui voulait quitter le pays est mort dans un accident de la route.
Tu aurais dit quoi à ma place Malika ?»

M. B.