PDA

Voir la version complète : Représentation de Mahomet : "L'islam a perdu de vue sa propre histoire"



harroudiroi
18/01/2015, 19h59
Le Prophète apparaît dans de nombreux manuscrits. Sophie Makariou, spécialiste des arts de l'islam, déconstruit toutes les fausses idées véhiculées à ce sujet.
http://referentiel.nouvelobs.com/file/13623097.jpg

Conservateur du patrimoine, Sophie Makariou a rejoint les équipes du Musée du Louvre en 1994. Elle a été nommée à la tête du département des Arts de l’Islam créé en 2003 et dont les nouveaux espaces ont été inaugurés en 2012. En août 2013, elle a été nommée présidente du Musée Guimet, Musée national des Arts asiatiques à Paris. Entretien.
L'Obs Peut-on dire que l’islam interdit la représentation du Prophète et, par extension, de toute figure humaine?
Sophie Makariou Il n’y a pas stricto sensu de condamnation de la figuration dans le Coran. Ce qui est illicite, c’est l’adoration des images et des idoles. Dans l’arabe archaïque, qui est celui du Coran, on appelle idoles les objets tridimensionnels, donc les sculptures – les bétyles –, qui sont censées être le siège de divinités. Mais selon l’appartenance à l’une ou l’autre des familles musulmanes, les deux plus grandes étant le sunnisme et le chiisme, les modes d’interprétation peuvent différer.
Pour les sunnites, le référent absolu, c’est la Sunna, la «tradition», récits de la vie et ensemble de textes recensant les paroles et les actes du Prophète, source essentielle à côté du Coran. Pour eux, le temps de la Révélation est clos, Mahomet est le sceau de la prophétie. Pour les chiites, l’approche est différente: on considère que les imams, qui descendent de la famille du Prophète par sa fille Fatima, sont, si l’on peut dire, des guides dotés d’une large capacité d’interprétation.
Donc, selon les époques, selon les régions, chacune des dynasties, suivant sa sensibilité, va convoquer différemment les textes à des fins politiques. Pour en revenir à la question de la représentation, il faut savoir qu’elle ne concerne pas que l’être humain, elle vise également les êtres animés dans leur ensemble: il peut s’agir alors de chats, d’oiseaux ou d’autre animaux. La logique imposerait que si l’on ne peut pas représenter le Prophète on ne puisse pas davantage représenter tout autre figure humaine.
Le visage de Mahomet a-t-il été représenté au cours de l’histoire de l’islam ?
Bien sûr. L’un des premiers exemples connus est celui d’un manuscrit daté de 1307. Il est conservé à la bibliothèque de l’université d’Edimbourg et il en existe une copie plus tardive à la Bibliothèque nationale de France. Il s’agit de la «Chronologie des anciens peuples» d’Al-Biruni, grand polygraphe persan de la fin du Xe siècle. Cette histoire du monde présente des événements historiques jusqu'à l’avènement de l’islam. On y trouve des représentations de prophètes et, parmi eux, de Mahomet.
Il en est de même dans «l'Histoire universelle» écrite en arabe par un grand vizir persan, Rashid al-Din, qui était un juif converti. Dans ce manuscrit, on peut voir, entre autres illustrations, la naissance du Prophète. Une autre image montre sa rencontre avec le moine chrétien Bahira qui repère sur lui les signes de la prophétie. Mahomet est également représenté face à Gabriel qui est le vecteur de la révélation divine.
Le Musée du Louvre possède quant à lui trois pages d’un manuscrit de l’époque ottomane, le Siyar-i Nabi, «la Vie du prophète». Le texte a été écrit au IXe siècle et cette luxueuse copie a été réalisée au XVIe siècle pour un souverain ottoman. Sur l’une de ces pages, évoquant «le Miracle des abeilles», on voit Ali, le gendre du Prophète, et son oncle Abbas s’adresser à un groupe de fidèles. Ils sont visage découvert.
Une autre de ces pages, que nous avions montrée en septembre 2012 au Musée du Louvre lors de l’ouverture du département des Arts de l’islam, montre Gabriel révélant à Mahomet la sourate VIII du Coran. Le visage du Prophète est masqué d’un voile blanc. Dans d’autres manuscrits de la tradition ottomane, il est occulté par une flamme ou une auréole dont la présence vient indiquer le souffle prophétique.
Il faut noter aussi que, dans le monde islamique, ces manuscrits circulent essentiellement dans les milieux palaciaux. Ils ont une diffusion restreinte. Par la suite, ce monde s’est longtemps montré réticent à l’imprimerie probablement à cause du statut particulier du verbe.
Le vecteur de la révélation dans le monde islamique, c’est l’écrit: le verbe ne s’y est pas fait chair, c’est Dieu qui s’est fait verbe. Ce statut particulier de l’écriture a freiné l’adoption de l’imprimerie : celle-ci ne va apparaître qu’au cours du XVIe siècle, dans les vallées chrétiennes du Liban. Une version imprimée du Coran n'advient que tard, après avoir vaincu bien des réticences.
Que signifie ce voile recouvrant le visage du Prophète? Son apparition dans le répertoire iconographique est-elle liée à des circonstances particulières ?
L’illustration dont je viens de parler a été réalisée en Turquie, dans un monde ottoman sunnite, et elle vient se placer dans un texte à dimension religieuse et hagiographique. Il ne s’agit plus cette fois d’un ouvrage historique. C’est à partir du XVIe siècle qu’apparaît aussi ce que l’on pourrait appeler des «portraits littéraires», sous la forme de calligraphies, les "hilyé". Celles-ci évoquent les qualités du Prophète, y compris parfois ses qualités physiques. Ici, l’écriture tient lieu d’image.
Le Prophète peut être également symbolisé par une rose, les pétales de la fleur venant suggérer elles aussi ses qualités. On trouve sur la reliure de certains exemplaires du Coran une rose. Cette présence est pour le moins surprenante quand on sait que le Coran (http://tempsreel.nouvelobs.com/tag/coran) n’a d’autre auteur que Dieu.
En Iran, sous la dynastie Kadjar [NDLR : soit entre 1786 et 1925], le souverain empêché de se rendre à la mosquée pouvait se faire représenter par son propre portrait: il arrivait même que celui-ci soit porté en procession jusqu'à la mosquée avant d’être placé devant le mihrab, la niche qui indique la direction de La Mecque, comme s’il se trouvait là en personne pour diriger la prière. Mais quand un projet se fait jour d’ériger à Téhéran, la capitale de la dynastie Kadjar, une statue équestre représentant le souverain, il se produit alors une levée de boucliers. Il n’est pas question d’installer dans l’espace public une telle sculpture!
Cependant, dès le XIXe siècle, on voit apparaître dans ce même pays d’innombrables représentations des principaux imams du chiisme et, par la suite, de véritables chromos qui les exaltent à la manière de héros. On en trouve aujourd’hui quantité dans le bazar de Téhéran.
http://referentiel.nouvelobs.com/file/13623073.jpg

"Le Miracle des abeilles", enluminure (Constantinople, vers 1594-1594) pour le sultan Mourad III. (©Erich Lessing/AKG-IMAGES)Y a-t-il au sein du monde musulman des différences d’appréciation quant à la représentation de la figure humaine?
Nombre de musulmans sont convaincus, avec la meilleure foi du monde, qu’elle est interdite. Le surgissement du wahhabisme, à la fin du XVIIIe siècle, a contribué à effacer les différentes appréciations qui existaient entre les écoles juridiques du sunnisme. Il a fini par imposer l’idée qu’il n’y avait qu’un seul sunnisme, ce qui est faux. Le contact des musulmans avec l'histoire du monde islamique commence dès lors à se perdre, on a fini par répéter des discours qui ont été perçus comme des vérités.
Il n’y a rien de pire que l’ignorance quand elle est perçue comme une connaissance. L’islam a été une très grande civilisation qui a accueilli en son sein, durant des siècles, des populations qui n’étaient pas musulmanes. Certes, ce «melting pot» n’a pas toujours été harmonieux mais il n’en a pas moins produit une civilisation cardinale dans l'histoire du monde. Or celle-ci s’est désormais acculturée: elle a perdu de vue sa propre histoire.
Aujourd’hui, dans le monde arabe, les grands spécialistes de l’histoire de l’art islamique sont rares. Le seul à avoir une véritable autorité est le Syrien Nasser Rabbat qui enseigne désormais au MIT à Cambridge aux Etats-Unis. La seule exception remarquable est la Turquie issue de l'héritage kémaliste.
Vous avez montré au Musée du Louvre cette page de «la Vie du Prophète». Certaines institutions se montrent très prudentes. Le Metropolitan Museum de New York évite d’exposer les manuscrits comportant des représentations de Mahomet.
Ils ne sont pas les seuls. La bibliothèque de l’université d’Edimbourg a refusé de céder les droits photographiques d’une page du manuscrit d’Al-Burani qu’un auteur souhaitait faire figurer sur la couverture de son livre. Je pense que cette attitude est inappropriée. Ces images existent, il faut les montrer.
En mars 2001, quand les talibans ont fait sauter les bouddhas de Bâmyân, ils ont détruit des sculptures qui étaient présentes dans une région islamisée depuis des siècles. Leur action revenait à affirmer qu’avant l’islam il n’y avait rien. Pour eux, l’islam (http://tempsreel.nouvelobs.com/tag/islam) n’a pas d’histoire, il est figé dans le temps de la Révélation. On n’a aucun mal à imaginer ce que deviendraient les musées entre leurs mains. Avec eux, ce serait: éteignez les lumières !

Propos recueillis par Bernard Géniès