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edenmartine
09/01/2015, 19h19
Le plus grand site d'épaves anciennes au monde,
dont les fouilles viennent de s'achever, réécrit l'histoire de la construction des bateaux.






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L'un desbateaux en cours de fouille − Institute of Nautical Archaeology at Texas A&M University/Michael Jones




Enfin ! Dix ans après les premières découvertes d'un grand site d'épaves byzantines à Istanbul, les deux équipes internationales qui les ont étudiées viennent de publier leurs premiers résultats. Au total, elles ont dénombré et analysé pas moins de trente-sept. De mémoire d'archéologue, jamais autant de bateaux anciens − de la fin de l'Antiquité au Moyen Âge − n'avaient été mis au jour dans un même site.


C'est une découverte comme on n'en fait que très rarement, avec des épaves particulièrement bien préservées, qui donnent un large aperçu de la construction navale de l'époque : petits caboteurs, bateaux de pêche, gros navire de commerce et même, fait rarissime, des galères, les premières de l'époque byzantine. Tout cela au cœur d'une des principales villes du bassin méditerranéen à l'époque.


Car en 324 apr. J.-C., l'empereur Constantin décide de placer sa capitale dans une cité qui a le vent en poupe, Byzance. Il vient de réunifier l'empire romain, qui s'effilochait un peu depuis trente ans, miné par les guerres et les querelles dynastiques. Rome, qui est un peu excentrée et avait cédé à d'autres villes le pouvoir militaire, n'a plus la légitimité d'antan.




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C'est donc sur le Bosphore que la nouvelle capitale, appelée Constantinople, prend son essor. Son expansion est fulgurante. Grâce au commerce maritime, notamment, du fait de sa position stratégique. Une soixantaine d'années après la fondation de la ville, l'un des successeurs de Constantin, Théodose Ier, fait construire ce qui va devenir le plus grand des ports de commerce de la ville. Sa population, de plus en plus nombreuse, a besoin de plus en plus de grain, et sa ville, de plus en plus grande, réclame toujours plus de matériaux de construction.


Mille six cents ans plus tard, c'est dans le quartier de Yenikapı que les travaux du grand métro d'Istanbul mettent au jour l'ancien port. Son ensablement au cours des siècles par les alluvions du fleuve voisin a assuré une préservation exceptionnelle des précieuses épaves. Ni les courants, ni les organismes marins n'ont eu le temps de les perturber, contrairement aux bateaux qui reposent pendant des siècles au fond de la mer.




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Certaines des épaves sont visiblement des vieux rafiots rafistolés sans cesse, vraisemblablement morts de vieillesse au fond du port. D'autres sont beaucoup plus neufs et, découverts enchevêtrés, semblent avoir coulé pendant une tempête.


La fouille, d'une ampleur inédite, est « exemplaire » selon Patrice Pomey, directeur de recherches émérite au CNRS. La préoccupation principale des archéologues a été de préserver le bois dans une atmosphère humide grâce à des tentes équipées de brumisateurs. Et d'enregistrer en trois dimensions les vestiges par laser, ces derniers risquant de se déformer une fois dégagés. Puis les archéologues et techniciens ont démonté minutieusement les épaves, pour les entreposer dans un bâtiment spécialement construit pour les accueillir.



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Car toutes sont d'un très grand intérêt pour l'histoire de la construction navale. Trouvées dans l'un des principaux centres du bassin méditerranéen à l'époque, elles datent en effet du Ve au XIe siècle apr. J.-C. Soit une période-clé pour l'histoire des bateaux, le passage de la période ancienne à la période moderne. L'époque d'un basculement fondamental sur lequel s'interrogent, toujours aujourd'hui, archéologues et historiens de la navigation.


C'est en effet une vraie révolution technique, un changement de philosophie profond qui s'opère alors dans les chantiers navals. Pendant l'essentiel de l'Antiquité, c'est la coque (ou plus exactement la partie que l'on voit de l'extérieur, son enveloppe) qui, fabriquée en premier, impose sa forme au bateau. C'est cette enveloppe compacte qui confère au bateau sa robustesse. Pour la fabriquer, les charpentiers incurvent de longues et épaisses pièces de bois qu'ils assemblent solidement au moyen de tenons et mortaises. En général, les différentes planches sont si exactement jointives que la coque est pratiquement étanche. Mais la fabrication requiert une main-d'œuvre importante, − notamment pour tailler les nombreux tenons et mortaises nécessaires. − de plus en plus difficile à réunir à la fin de l'Antiquité, avec la forte diminution de l'esclavage.




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Ensuite, les chantiers navals ont changé de méthode. Ils ont commencé non plus par l'enveloppe de la coque, mais par son squelette − les pièces de charpente qui sont fixées perpendiculairement à la quille et forment l'armature interne du bateau. C'est désormais ce squelette qui donne sa forme et sa solidité au bateau. Lui qui, par une conception de plus en plus élaborée, va donner lieu, peu à peu, à une variété de plus en plus grande d'embarcations. Dès lors, l'enveloppe extérieure de la coque n'a plus besoin d'être aussi solide : les charpentiers n'assemblent plus les planches entre elles par des tenons et mortaises. Ils se bornent dorénavant à les clouer sur la charpente du squelette. Fini aussi, l'étanchéité quasi-parfaite des coques antiques : il faut désormais calfater avec application l'intérieur du bateau.


Il y a une dizaine d'années, la transition entre les deux techniques semblait se faire peu à peu au cours du Moyen Âge, étant définitivement achevée vers l'an mil. Il existait des signes avant-coureurs dès l'Antiquité, mais ils étaient débattus. Mais récemment, une équipe de l'université de Haïfa a mis au jour sur la côte israélienne une épave datée de 500 ans apr. J.-C., construite à partir du squelette. Cette méthode de fabrication a donc été inventée au moins un demi-millénaire plus tôt que prévu, dès l'Antiquité. Oublié, le Moyen Âge : finalement, cette révolution technique ne semble plus vraiment le concerner.


Mais les découvertes de Yenikapı viennent à nouveau de rebattre les cartes. Car elles montrent que les deux types de construction ont en fait coexisté pendant des siècles.

« Les épaves de Yenikapı montrent que la transition fut plus longue et plus complexe qu’on ne le pensait jusqu’alors » indique Patrice Pomey. Avec deux autres chercheurs, il a récemment montré que cette transition technique semble s'être développée indépendamment en plusieurs points de la Méditerranée (http://dx.doi.org/10.1111/j.1095-9270.2012.00357.x)e. « À Yenikapı, il y a justement différentes traditions de construction, dont il serait désormais important de déterminer l'origine. » Ce qui pourrait être fait par exemple par l'analyse précise des bois utilisés.


En d'autres termes, loin d'être une solution technique qui s'est imposée par son évidence, la technique moderne de construction des bateaux est sans doute le fruit de tâtonnements et de rationalisations économiques progressives, tandis que des traditions anciennes, ça et là autour de la Méditerranée, continuaient de montrer leur efficacité.

C'est donc toute une histoire, sur plusieurs siècles, qu'appellent à écrire les découvertes de Yenikapı.




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