La raison et la croyance
Y a-t-il des croyances rationnelles, ou la croyance est-elle toujours contraire à la raison ?
Si le discours rationnel exige des preuves, des arguments et des démonstrations, il semble exclure tout ce qui est de l'ordre du préjugé, du présupposé, de l'opinion, de la foi, c'est-à-dire tout ce qui s'apparente à la croyance. On pourrait toutefois se demander si une croyance rationnelle n'est pas envisageable, et à quelles conditions.
1. La raison exclut-elle la croyance ?
• Partons de ce que Platon dit de l'opinion : une opinion, c'est ce que je crois être vrai, ce dont je suis convaincu, sans être capable d'apporter la preuve de ma conviction. Les dialogues platoniciens ont alors pour but de débusquer la croyance : je croyais avoir un savoir certain, je m'aperçois que je n'avais qu'une opinion infondée, et incertaine. Certes, dans les faits l'opinion n'est pas toujours fausse ; mais en droit, elle a « toujours tort » (Bachelard), parce qu'elle est incapable de prouver ce qu'elle avance.
• Dans la croyance donc, on a affaire à de la conviction, et non à un savoir rationnel ; or, il ne suffit pas d'être convaincu que quelque chose est vrai pour que cela soit effectivement vrai. Davantage même : parce que je suis déjà convaincu d'avoir la vérité, je ne doute plus et je ne la cherche plus ; la croyance est donc l'ennemie de la raison, parce qu'elle empêche la recherche de la vérité.
2. Comment la raison écarte-t-elle nos croyances ?
• Celui qui cherche la vérité doit se défaire de toutes ses certitudes et de toutes ses croyances. Pour cela, il doit radicalement les remettre en doute : telle est la solution proposée par Descartes. Celui qui veut réaliser sa raison par la conquête du savoir doit commencer par détruire les préjugés qu'il a reçus de son enfance, de son éducation, de son époque : c'est pourquoi le doute hyperbolique est le premier pas vers la vérité ; c'est aussi la première affirmation d'une raison qui se pose en niant tout ce qui n'est pas elle, c'est-à-dire les croyances.
• Mais doutant de tout, je m'aperçois que, pour douter, il faut soi-même être quelque chose ; j'ai ici conquis la certitude première, qui n'est pas de l'ordre de la certitude, mais du savoir : le cogito (« je pense, donc je suis »). C'est à partir de ce fondement inébranlable, absolument certain, que je vais pouvoir reconstruire l'édifice du savoir.
3. Faut-il réduire la croyance religieuse à une opinion irrationnelle ?
• Selon Kant, il faut distinguer l'opinion et la foi : l'opinion porte sur un objet de savoir possible (nous aurons un jour les moyens de savoir si Mars est habitée : celui qui est convaincu qu'il y a bien des Martiens émet donc une opinion) ; la foi, en revanche, porte sur des objets indémontrables (je ne pourrai jamais démontrer l'existence de Dieu ou l'immortalité de l'âme). Si donc la Critique de la raison pure a bien montré qu'aucune preuve de l'existence de Dieu n'était recevable, Kant y explique également que l'existence de Dieu est un postulat nécessaire de la raison pratique.
• Le devoir en effet semble aller à l'encontre de notre bonheur personnel : dans ce monde, il n'est pas possible de penser le juste rapport entre bonheur et vertu. Pour que le devoir lui-même ne sombre pas dans l'absurde, il faut alors nécessairement postuler l'existence d'un Dieu juste et bon qui garantira ailleurs et plus tard la correspondance du bonheur et de la moralité. Cette « religion dans les simples limites de la raison » n'est pas la religion des prêtres : pas de culte, pas de clergé, ni même de prières, c'est une pure exigence de la raison pratique qui pose que Dieu existe, même si la raison théorique ne pourra jamais le démontrer.
4. Une croyance rationnelle est-elle possible ?
• La religion de Kant est-elle encore religieuse ? Pascal aurait répondu par la négative : contre Descartes, et contre tous ceux qui veulent réduire la croyance religieuse à ce qu'il est raisonnable de croire, Pascal en appelle au cœur qui seul « sent Dieu ». C'est justement la marque de l'orgueil humain que de vouloir tout saisir par la raison et par « l'esprit » ; ce n'est pas par la raison que nous atteindrons Dieu, mais par le sentiment poignant de notre propre misère : la foi qui nous ouvre à Dieu est d'un autre ordre que la raison, et la raison doit lui être subordonnée.
• « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » : cela veut dire que la croyance ne sera jamais réductible à la raison, parce qu'elle la dépasse. Il ne faut pas faire de la croyance quelque chose de rationnel ; il ne faut pas non plus la transformer en certitude, parce qu'elle ne parviendra jamais à apporter les preuves de ce qu'elle avance. Le danger alors, ce n'est pas que la croyance dépasse la raison : le danger, c'est qu'elle oublie ce dépassement, et qu'elle se prenne pour un savoir.
Les croyances religieuses
Les croyances religieuses prétendent, sans preuves rationnelles, voire à l'encontre de la raison (révélation mystique), affirmer la valeur réelle des valeurs éthiques, au nom de l'existence réelle et de la puissance et bonté réelles et indiscutables (sacrées) du divin: Dieu ordonne le bien, les hommes, les croyants doivent s'y soumettre sans conditions, sous peine de sanctions hyper-violentes et par nature irrésistibles, ici-bas ou après la mort. En spéculant sur la faiblesse des hommes, leur angoisse de la mort et leur désir d'immortalité (le salut), la religion les persuade collectivement d'accepter volontairement de croire et d'agir aveuglément selon la loi divine, confondue avec la loi de la communauté, et, partant, présentée comme fondatrice du lien social et de la légitimité de la loi civile. Les prescriptions divines apparaissent aussi réelles que l'existence de Dieu; ce qui faisait dire à Descartes que sans religion, il n'existerait quasiment plus de morale commune. La religion apparaît bien comme un ensemble de croyances prescriptives qui, parce qu'elles sont présentées comme réellement fondées dans la réalité absolue de Dieu, interdisent toute possibilité de pensée critique à leur égard. Elle sert à confondent le bien et le vrai; et encore, pas n'importe quelle vérité: celle qui, par définition, ne se discute pas!
Mais cette sacralisation des valeurs ne suffit pas, dans les moments de crise ou de conflit à préserver le lien social, au contraire; il n'existe pas une seule religion ni une seule interprétation possible d'une religion, et pour cause: un contenu de foi n'est pas, en tant qu'irrationnel, universalisable; les divisions éthiques humaines, dès lors qu'elles s'expriment sous la forme d'affrontements religieux deviennent insurmontables: l'absolu interdit le relatif et donc le compromis. Le fanatisme, conséquence de l'illusion délirante, c'est à dire irrationnelle, qui consiste à croire dans l'existence réelle de l'Absolu, , n'est pas une maladie de la religion; il est la religion en tant que maladie sociale et personnelle de l'esprit qui renonce à sa puissance critique et s'aliène à une transcendance imaginaire, faussement "réaliste", plus ou moins socialement contrôlée.
C'est pourquoi la philosophie, au nom de la raison, a tenté de se substituer à la religion pour "démontrer" l'universalité indiscutable des croyances prescriptives, ou tout au moins de certaines d'entre elles.
Forever HD 7420, Géant 2500 HD
"Quand je me regarde, je me désole. Quand je me compare, je me console"
"Qui que tu sois, viens, viens. Même si tu es un athée, c'est ici la demeure de l'espoir"