C'est l'islam que les tueurs de Paris ont voulu assassiner

Henri Tincq
France
10.01.2015 - 14 h 16 mis à jour le 10.01.2015 à 14 h 16

Au Népal, en juillet 2014. REUTERS/Navesh Chitrakar.


Des mosquées sont prises pour cible, mais les tueurs de Charlie Hebdo, qui invoquaient le nom de Dieu, n’avaient rien à voir avec l’islam. Il faut en finir avec cette injonction de justification qu’on fait peser depuis tant d’années sur les musulmans de France.
C’est la liberté d’écrire, de dessiner, de rire, d’un Charb, d’un Cabu, d’un Honoré, d'un Wolinski, d’un Tignous, que les tueurs de Charlie Hebdo ont voulu profaner et assassiner, avant eux-mêmes d’être éliminés. Mais c’est l’islam qu’ils avaient réussi à bafouer, à défigurer, à violenter, au lieu de le venger, comme ils disaient, et de le réhabiliter.
Des mosquées sont prises aujourd’hui pour cible. L’islamophobie flambe. Mais de quel islam parlaient ces terroristes? Au nom de quel Coran ont-ils prétendu tuer et asservir? De quel islam étaient-ils les héritiers?
Certainement pas de cet islam éclairé du Moyen-Age qu’ils disaient vouloir restaurer. De cet islam qui, à travers les quatorze siècles de son histoire, a forgé et modelé des civilisations entières. De cet «âge d’or» de l’empire abbasside où la vie intellectuelle et artistique atteignait des sommets. Où fleurissaient les académies, les bibliothèques, les universités. Où étaient traduits les manuscrits grecs, persans, sanscrits. Où les lettrés musulmans se frottaient aux écritures de la Grèce classique, de la Perse des grands rois, des moines chrétiens et des rabbins juifs.
Ces incultes qui prétendaient défendre l’islam en répandant le sang ignoraient tout de cet humanisme musulman. Des poètes et des savants qui emplissaient les cours des empereurs et des souverains. Des femmes qui régnaient sur les salons littéraires. Des médecins qui étaient des modèles pour leurs confrères occidentaux venant à Bagdad pour les consulter. Des astronomes, des physiciens, des mathématiciens qui étaient reconnus dans le monde entier, inventant le fameux sifr, le chiffre zéro.
Ces barbares modernes n’avaient aucun rapport avec cet islam synonyme d’intelligence et de culture, de philosophie et d’art. Avec cet éclat dont brillaient la ville du Caire fatimide et sa grande université al-Azhar, aujourd’hui encore le phare de l’islam sunnite. Avec le prestige de la Cordoue des califes ommeyades, qu’on appelait «le joyau de l’univers», du grand philosophe du XIIe siècle Averroès, qui traduisit Aristote et influença les pensées chrétienne et juive, du savant du XIesiècle Avicenne qui, publiant son Canon de la médecine, révolutionna la pratique de son art.
«Aucune contrainte en religion»


Ces tueurs s’étaient fabriqués leur propre image de Dieu et ont pris prétexte du nom divin pour justifier leur propre violence, leur propre fanatisme. En commettant leur crime à Charlie-Hebdo, ils ont hurlé «Allah akbar» («Dieu est le plus grand»), un cri de guerre pour les islamistes, mais aussi une formule pieuse qui imprègne le quotidien du musulman pratiquant. Qui exprime son émerveillement, par exemple à l’occasion d’une naissance, devant la grandeur de Dieu. De ce Dieu dont le musulman décline, presque chaque jour, les 99 noms et proclame, dans le bismilah, qu’il est «le clément et le Très miséricordieux («al-rahman»). «Celui qui pardonne tout» («al-ghaffar»).
De quel Coran faisaient-ils
la lecture? A quel Coran faisaient-ils référence?

Au moment de leur forfait à Charlie-hebdo, ils ont croisé une femme, Sigolène Vison, à qui ils ont dit: «Toi, on te tuera pas, car on ne tue pas les femmes [on en compte tout de même une parmi les douze victimes, la psychanalyste Elsa Cayat, ndlr]. Mais tu liras le Coran.» Mais de quel Coran faisaient-ils la lecture? A quel Coran faisaient-ils référence? A ce Coran qui énonce, en toutes lettres, dans le verset 256 de la sourate de La Vache, qu’«il n’y a aucune contrainte en religion»? Qui, dans le verset 151 de la sourate Les animaux, dit «Eloignez-vous des péchés abominables, apparents ou cachés. Ne tuez personne injustement. Dieu vous l’a interdit»? Qui, dans le verset 30 de la sourate La Table, condamne le fratricide d’Abel par Caïn:
«Quiconque tue une personne non coupable de meurtre ou de dépravation, c’est s’il avait tué tout le genre humain. Quiconque sauve une personne, c’est comme s’il faisait le don de sa vie à toute l’humanité.»
Bien sûr le Coran contient, aussi clairement, des appels au meurtre de mécréants et même de juifs et de chrétiens («les gens de l’Ecriture»). Comme ce célèbre verset 29 de la sourate de l’Immunité qui ordonne:
«Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu, ceux qui, parmi les gens de l’Ecriture, ne pratiquent pas la religion vraie. Combattez les tant qu’ils n’ont pas payé le tribut, un à un, et ne se sont pas soumis.»
Mais tous les musulmans savent dans quel contexte de guerre s’est imposée la domination du Prophète, du Coran et de la Tradition et que l’interprétation de «djihad» comme lutte armée ne l’a emporté qu’au moment du conflit entre Mahomet et ses compagnons et les Mecquois, puis à l’heure des croisades.
Il existe deux lectures du Coran et de la sunna (Tradition): une lecture légitime qui sélectionne les versets invitant à la tolérance et une autre, tout aussi légitime, qui préfère les versets appelant au conflit. Ces deux options distinctes, l’une agressive et l’autre pacifique, sont également acceptables dans l’islam. Le drame de l’islam, sa «maladie» comme disait l'écrivain et animateur radio Abdelwahab Meddeb,décédé à Paris il y a deux mois, c’est qu’un accès devenu sauvage à la lettre du Coran et à la tradition prophétique, longtemps interdite à toute interprétation, a donné lieu aux pires dérives et désastres.
Sur la voie de la maturité

Alors, on peut toujours mettre en cause l’incapacité de la communauté musulmane –de France et d’ailleurs– à riposter d’une voix forte et unique, à mettre en place de nouvelles élites, à faire émerger une génération d’intellectuels capables de rectifier de telles dérives, à se démarquer plus puissamment qu’elle ne le fait, sans les ambiguïtés qui maintiennent le doute, des crimes commis au nom d’une religion violée et défigurée par la barbarie.
Les tueurs de Charlie Hebdo n’avaient sans doute d’autre projet que d’isoler ces musulmans français de la communauté nationale
Faut-il pour autant s’en prendre aux mosquées? Faut-il faire le jeu de criminels qui, avant de tuer et d’être tués, ont osé invoquer le nom de Dieu, mais n’avaient rien à voir avec le véritable islam? Toute équivoque et suspicion d’amalgame entre djihadisme et devoir sacré, entre islam et islamisme terroriste, devrait être levé. Il faudrait en finir avec cette injonction de justification qu’on fait peser sur les musulmans de France, sommés, depuis tant d’années, de s’expliquer et de condamner, au risque d’être tenus pour coresponsables, et aujourd’hui très inquiets.
Très majoritairement, ces musulmans sont des Français de condition modeste, pour la plupart attachés aux valeurs républicaines, convertis, même douloureusement, aux règles d’une laïcité qu’ils ne connaissaient pas avant d’arriver et qu’en 1905, les catholiques eux-mêmes combattaient, avant de se réjouir qu’elles garantissent aujourd’hui leur liberté de parole et de mouvement.
Les tueurs de Charlie Hebdo n’avaient sans doute d’autre projet que d’isoler ces musulmans français de la communauté nationale, de les diviser, d’empêcher qu’ils ne s’implantent en terre laïque, dans un cadre républicain. Leur voix est sans doute impuissante face à cette folie criminelle. Mais chaque nouvelle initiative engagée pour offrir une alternative tolérante et pacifique à l’image désastreuse de l’islam –comme la participation promise à la manifestation de dimanche– sera un pas en avant sur la voie souhaitée de la maturité, de la crédibilité et de la reconnaissance.
Henri Tincq